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Qui veut la peau des logiciels libres de caisse ?

✇April
Par : egonnu

Communiqué de presse : le 5 novembre 2024

Entre 2016 et 2018, l'April avait participé à des échanges avec l'administration fiscale pour s'assurer que les logiciels libres qui proposent une fonctionnalité de caisse soient correctement pris en compte par la réglementation. Mission accomplie…
Jusqu'au projet de loi de finances pour 2025 où l'Assemblée nationale semble avoir décidé que la lutte contre la fraude à la TVA nécessite de réduire à néant tout un pan de l'écosystème des logiciels (libres) de caisse. Le Sénat saura-t-il réagir ?

Jusque là, tout va (presque) bien

Un petit rappel historique.

Depuis janvier 2018, toute personne assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui enregistre les règlements de sa clientèle au moyen d'un logiciel ou d'un système de caisse, doit pouvoir fournir, en cas de contrôle, une certification ou une attestation individuelle de conformité à la loi fiscale1. Ce document lui est remis par l'« éditeur », au sens de la doctrine fiscale qui définit très largement le terme (incluant notamment les prestataires qui proposent de l'intégration et/ou du support système) 2.

L'April avait activement participé à des échanges avec l'administration fiscale afin de s'assurer que la réglementation n'interdise pas, de fait, les logiciels libres de caisse – c'était la crainte –, en rendant incompatible la liberté de modification avec le dispositif prévu. Des échanges constructifs avaient permis l'élaboration d'un texte 3 aux définitions et aux champs d'application plus clairs. Particulièrement en termes de partage des responsabilités. Les logiciels libres de caisse étaient « sauvés ».

Notons d'ailleurs que parler de logiciel (libre) de caisse est une facilité. Le dispositif vise en réalité les fonctionnalités d'encaissement. Des logiciels de planification des ressources de l'entreprise (dit ERP) ou gestion des relations client (dit CRM), par exemple, peuvent être concernés s'ils intègrent de telles fonctions.

En résumé, l'équilibre trouvé en 2018 reposait sur un point central : la responsabilité. Qui est responsable en cas de fraude ? Et, pour ce qui nous intéresse ici, qui est responsable en cas de « faux » document qui affirmerait la conformité d'un logiciel qui ne le serait pas ? Les entreprises qui émettent des « attestations individuelles » engagent leur responsabilité, donc leur réputation et leur trésorerie. Ce n'est en aucun cas leur intérêt que les systèmes qu'elles mettent en place pour leur clients et clientes permettent la fraude, bien au contraire.

Et là, c'est le drame…

Nous voilà rendus au projet de loi de finances pour 2025. Avec toujours le souci – légitime – de lutter contre la fraude à la TVA via des logiciels de caisse, l'Assemblée nationale a adopté des amendements modifiant ce dispositif. Non pas pour revenir sur la liberté de modification, mais, plus généralement, pour imposer une procédure de certification aux « éditeurs » de logiciel de caisse. Ainsi, ces derniers devraient, à chaque mise à jour « majeure »4, faire certifier à nouveau leur logiciel par un organisme agréé. Un processus très lourd et onéreux, difficilement accessible aux TPE/PME. Les logiciels libres, par la nature même de leurs modèles de développement, seraient particulièrement impactés.
La certification pourra même s'avérer impossible à réaliser lorsque l’organisme qui demande la certification doit s’assurer et faire respecter la bonne conduite des distributeurs concernant l’installation et le paramétrage des logiciels. L’organisme certifiant étant garant de la conformité de la solution dans son ensemble.

Dit simplement, supprimer la possibilité de « l'attestation individuelle » revient à soumettre toute activité économique autour des logiciels de caisse, libres ou non, à une très importante pression financière et réglementaire, et à imposer une responsabilité contractuelle auprès de l’organisme certifiant. C'est rendre aussi (très) chère « l'innovation » ainsi que tout développement logiciel spécifiquement adapté aux besoins d'un client ou d'une cliente sur qui se répercuteraient nécessairement les coûts.

Quel est le rapport entre fraude et dispositif des « attestations individuelles » ?

Trois amendements identiques avaient été déposés 5. La députée C. Pirès Beaune a présenté le sien ainsi : « l'amendement vise à mettre fin à la prolifération des logiciels de caisse dits permissifs, autocertifiés, en supprimant la possibilité de recourir à une attestation individuelle de l’éditeur du logiciel. » 6.

Elle mélange ainsi des choses très différentes :

  • l'attestation individuelle d'un « éditeur » pour son client. Ce qui constitue la norme ;
  • l'attestation pour soi-même, l'exception, uniquement accessible aux assujettis qui ont une activité réelle et corroborée d'édition de logiciels ou de systèmes de caisse. 7

Un flou très préoccupant vu les enjeux car, en fait, de quoi parle-t-on donc ici ?

Jusqu'à preuve du contraire, les fraudes ne sont constatées que sur contrôle, après coup. Trois cas de fraude semblent envisageables :

  • avec un logiciel de caisse, malgré une certification ou une attestation de conformité à jour ;
  • avec un logiciel de caisse, sans document de conformité correspond à la version du logiciel utilisé ;
  • hors logiciel de caisse, en contournant l'outil informatique.

Dans le premier cas, l'autorité certifiante ou l'« éditeur » sera responsable pour les manquements qui la concerne et devra payer une amende, comme les restaurateurs et l’éditeur cités en exemple par la députée Pirès Beaune, à Toulouse8.

Dans les deux autres cas, le dispositif de preuve de conformité n'a aucune incidence, aucune. Comment alors la suppression de l' « attestation individuelle » est-elle censée participer à la lutte contre la fraude à la TVA ?

Se pose ici la question de l'utilité de cette règle de droit : en quoi aurait-elle pu empêcher les fraudes prises en exemple pour justifier son adoption ? Une chose est sûre, cette réforme risque de mettre en péril tout un écosystème autour des logiciels libres intégrant des fonctionnalités de caisse.

On notera d'ailleurs que si l'exposé des motifs de l'amendement adopté évoque un « manque à gagner fiscal imputable à la fraude à la TVA entre 20 et 25 milliards d’euros par an », cela recouvre de nombreuses réalités et pas seulement l'utilisation de systèmes de caisse non-conformes, loin s'en faut. Pour ne prendre qu'un exemple, parmi les plus courants, le non reversement de la TVA perçue.

« On se demande quand même d'où vient cet amendement. Quel est le but ? Montrer un manque de confiance dans celles et ceux qui font vivre l'écosystème des logiciels libres? Assécher le marché des logiciels de caisse au profit d'une poignée de gros éditeurs privateurs ? Ou alors est-ce, encore, le signe d'une profonde incompréhension des réalités économiques du développement logiciel…? Quoi qu'il en soit, on voit difficilement comment une telle réforme pourrait être compatible avec le principe constitutionnel de proportionnalité » s'exaspère Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l'April.

Tout n'est pas perdu : prochaine étape, le Sénat

Après la fin de l'examen du texte par l'Assemblée nationale 9, le projet de loi de finances pour 2025 sera étudié et amendé par le Sénat., d'abord en commission des finances, puis en séance publique. L'April ne manquera pas de contacter les sénateurs et sénatrices pour les informer de la situation et les inviter à rétablir l'article 286 3° bis du Code général des impôts dans sa rédaction initiale. L'April appelle également toutes les personnes concernées - développeurs et développeuses, utilisatrices et utilisateurs, entreprises, associations ou fondations en charge d'un projet de logiciel libre de caisse - à faire de même.

N'hésitez pas aussi à rejoindre notre liste publique dédiée à ce sujet pour partager vos interrogations, vos réflexions et arguments, et participer à cette mobilisation.

  • 1. Voir l’article 286 3° bis du code général des impôts, issu de la loi de finances pour 2016
  • 2. Le dispositif utilise le terme d'« éditeur » pour qualifier la catégorie de personnes concernées par les obligations de certification et d'attestation. Mais la notion d'« éditeur » doit être entendue dans un sens large, englobant par exemple le prestataire qui fera de l’intégration et/ou qui s’occupera de maintenir le système à jour dès lors qu'il sera « le dernier intervenant ayant paramétré le logiciel ou système lorsque son intervention a eu pour objet ou effet de modifier un ou des paramètres permettant le respect des conditions d'inaltérabilité, de sécurisation, de conservation et d'archivage des données » (§310 du BOI-TVA-DECLA-30-10-30).
  • 3. La doctrine fiscale, opposable à l'administration, qui précise comment cette dernière va mettre en œuvre la loi.
  • 4. Le §340 du BOI-TVA-DECLA-30-10-30 définit une mise à jour « majeure » comme toute mise à jour concernant les conditions d'inaltérabilité, de sécurisation, de conservation et d'archivage des données en vue du contrôle de l'administration fiscale. Toutefois, toute modification autre (dite « mineure »), doit faire l’objet d’un suivi régulier par l’organisme certificateur, ce qui rend complexe l’adaptation du logiciel à différents contextes d’utilisation malgré une base « majeure » commune. La certification nécessite que l’organisme qui demande la certification puisse s’assurer et faire respecter la bonne conduite des distributeurs concernant l’installation et le paramétrage des logiciels, chose impossible à faire dans le cadre de logiciels libres.
  • 5. Les amendements 1548, 2078 et 2206
  • 6. Le compte-rendu des échanges et la vidéo (voir à partir de 4:46:55) sont disponibles
  • 7. Voir les point §370 et §375 du BOI-TVA-DECLA-30-10-30 pour les conditions d'attestation pour autrui et d'attestation pour soi-même
  • 8. Fraude dans les restaurants à Toulouse : condamnés, les gérants échappent à l'interdiction de gérer, La dépêche, 9 février 2022
  • 9. L'Assemblée dispose de 40 jours pour adopter le texte, donc jusqu'au 18 novembre 2024. Sinon, à l'expiration de ce délai, il sera transmis tel qu'amendé au Sénat. Pour plus de détails

Qui veut la peau des logiciels libres de caisse ?

Dans l’objectif, certes légitime, de lutter contre la fraude à la TVA via des logiciels de caisse, l’Assemblée a voté la fin du dispositif d’« attestation individuelle » qui permettait à un éditeur ou un intégrateur de solution, d’attester de la conformité de son système. L’Assemblée impose ainsi une procédure lourde et onéreuse de certification, qui impacterait tout particulièrement les logiciels libres.

Afin d’alerter sur ce risque important pour les écosystèmes des logiciels libres intégrant des fonctionnalités de caisse, l'April a publié un communiqué, où elle revient plus en détails sur le contexte et les enjeux, et où elle appelle à se mobiliser en vue des travaux à venir au Sénat : « Qui veut la peau des logiciels libres de caisse ? »

Supprimer la possibilité de « l’attestation individuelle » revient à soumettre toute activité économique autour des logiciels de caisse, libres ou non, à une très importante pression financière et réglementaire, et à imposer une responsabilité contractuelle auprès de l’organisme certifiant.

L’amendement adopté à l’Assemblée témoigne malheureusement à nouveau d’un manque de compréhension de comment fonctionnent les différents modèles de développement logiciel, notamment libre.

L’April ne manquera pas de contacter les sénateurs et sénatrices pour les informer de la situation et les inviter à rétablir l'article 286 3° bis du Code général des impôts dans sa rédaction initiale. L’April appelle également toutes les personnes concernées — développeurs et développeuses, utilisatrices et utilisateurs, entreprises, associations ou fondations en charge d’un projet de logiciel libre de caisse — à faire de même.

Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas aussi à rejoindre notre liste publique dédiée à ce sujet pour partager vos interrogations, vos réflexions et arguments, et participer à cette mobilisation.

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