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Législatives : la surveillance sur un plateau brun

Alors que le choix d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale au lendemain des élections européennes risque de renforcer le poids de l’extrême droite, nous partageons l’inquiétude exprimée par beaucoup face au risque important que ce tremblement de terre politique fait peser sur la démocratie et les libertés. L’idéologie du Rassemblement National, entièrement tournée vers la création de droits différenciés sur des fondements racistes et réactionnaires, ne peut exister sans une structure de pouvoir forte et centralisée. C’est pourquoi nous ne doutons pas qu’un gouvernement d’extrême droite utilisera et renforcera la surveillance de la population pour exercer son pouvoir. Il aura, par exemple, besoin du fichage pour identifier les personnes à qui retirer des droits, de l’écosystème de surveillance pour traquer les personnes qu’il veut expulser, maltraiter ou enfermer ou encore des lois de censure et coercitives pour faire taire les oppositions anti-fascistes.

Il n’a pas fallu attendre le parti lepéniste pour que la surveillance autoritaire s’installe dans notre quotidien. Cette dernière décennie, au nom de « l’efficacité », de la « crise » ou encore de « l’urgence », François Hollande puis Emmanuel Macron ont adopté – avec le soutien de la droite et l’extrême droite – de nombreuses mesures sécuritaires et multiplié les dispositifs de surveillance tout en écartant les garde-fous et contre-pouvoirs. Des gouvernements se disant modérés ont systématiquement justifié la légalisation des technologies de surveillance, au motif qu’elles étaient adoptées dans un cadre démocratique et seraient « correctement » utilisées. Il s’agit évidemment d’un aveuglement dangereux.

Par essence, les outils de surveillance ne sont jamais neutres dès lors qu’ils donnent à un État la capacité de connaître, et donc de contrôler, sa population. Dès leur création, ils portent en eux un objectif de détecter les « signaux faibles » et trouver « l’ennemi intérieur ». Les dérives discriminantes font intégralement partie de la logique de ces technologies mais sont exacerbées lorsque celles-ci sont dans les mains de l’extrême droite. Ainsi, comme nous l’avions expliqué, l’édifice du fichage policier, pensé en France dès la fin du XIXe siècle et construit petit à petit pendant plusieurs décennies, était déjà mûr lorsque le régime de Vichy a été instauré en 1940. La possibilité que ces fichiers servent à identifier et arrêter des personnes était en réalité intrinsèque à ce système et il a simplement suffit au pouvoir pétainiste d’en ajuster les usages.

Les mêmes logiques aveugles se répètent. Les gouvernements successifs ont depuis vingt ans installé et banalisé les outils qui serviront à l’extrême droite pour mettre en oeuvre le monde ségrégué, injuste et autoritaire pour lequel elle milite depuis des années.

Une administration toute puissante

Le premier point de bascule est sans aucun doute l’état d’urgence de 2015. Il a bouleversé le fonctionnement de l’État de droit en modifiant les équilibres historiques des institutions. Le rôle des juges judiciaires, censés être les seuls à pouvoir restreindre les libertés individuelles selon la Constitution, a été réduit au profit du rôle confié à l’administration, au prétexte que celle-ci pourrait agir plus vite. De nombreux abus ont été constatés lors de l’état d’urgence avec l’utilisation de mesures visant massivement des personnes musulmanes ou des activistes écologistes. Ce régime d’exception a été prolongé par la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » (SILT) de 2017, qui l’a fait entrer dans le droit commun. Désormais, le ministre de l’intérieur peut demander des assignations à résidence ou des interdiction de paraître, au nom de la prévention du terrorisme, avec une simple information à un procureur.

Ce renforcement des pouvoirs de l’administration s’est propagé au-delà du cadre anti-terroriste. Petit à petit, depuis 2015, elle a réactivé ou obtenu de nombreux pouvoirs. Il est ainsi devenu de plus en plus fréquent que des préfets interdisent des manifestations ou des interventions au nom de l’ordre public. Depuis 2023, ils ont également la possibilité d’utiliser des drones de surveillance ou, depuis 2021 au nom de la loi Séparatisme, de priver des associations de leurs subventions. Depuis la loi sur les Jeux olympiques et paralympiques de 2023, ils peuvent également expérimenter la vidéosurveillance algorithmique. Pouvons-nous sérieusement imaginer qu’un gouvernement d’extrême droite se privera d’utiliser ces larges pouvoirs ? Assignation à résidence de militant·es de gauche, multiplication des drones au dessus des quartiers populaires ou encore interdiction d’évènements antiracistes, les préfets nommés par le RN auront de nombreux leviers répressifs à leurs disposition.

Le ministre de l’intérieur a, quant à lui, réinvesti la possibilité de dissoudre des associations. Avant même la réforme législative ouvrant une ère de dissolutions massives, le ministre de l’intérieur a commencé par des organisations musulmanes telles que le CCIF, puis il s’est attaqué aux groupes d’extrême gauche comme le Bloc lorrain ou la Défense collective à Rennes. Des dissolutions que Jordan Bardella a promis d’amplifier encore davantage.

Une justice affaiblie

L’augmentation des pouvoirs de l’administration s’est accompagnée d’une remise en cause des principes fondateurs de la justice. Avec la création de l’amende forfaitaire délictuelle, le juge judiciaire a ainsi été mis à l’écart dans un domaine qui lui était initialement réservé. Depuis 2016, le législateur peut prévoir que, pour certaines infractions, les poursuites pénales s’arrêteront automatiquement lorsque la personne poursuivie paye une amende. Autrement dit, la police peut désormais faire pression sur les personnes en leur proposant un choix cornélien : faire valoir leurs droits devant un juge ou s’acquitter de quelques centaines d’euros pour s’arrêter là. Ces dernières années, les délits concernés par l’amende forfaitaire délictuelle ont été considérablement élargis, avec par exemple la consommation de stupéfiants ou, pendant le confinement en 2020, le fait de sortir de chez soi sans attestation.

Mais c’est surtout sur internet que ce contournement du juge a été le plus assumé. Depuis 2014 et une loi portée par Bernard Cazeneuve, la police peut exiger seule que des sites internet retirent des contenus qu’elle estime être à caractère « terroriste ». Alors que nous avons toujours dénoncé les risques de censure politique et d’arbitraire de ce mécanisme confié à l’administration, en l’occurrence l’Office anti-cybercriminalité, nos craintes ont été confirmées à plusieurs reprises. Désormais, les plateformes en ligne et les réseaux sociaux vont jusqu’à collaborer activement avec le gouvernement quand celui-ci leur demande de retirer des contenus. Ainsi, lors des émeutes de l’été 2023, le ministère de l’intérieur a « convoqué » certains réseaux sociaux, et Snapchat a publiquement admis avoir retiré des contenus sur demande du gouvernement et en dehors de toute procédure légale. Pire : lorsque Gabriel Attal a pris la décision illégale de censurer le réseau social Tiktok en Nouvelle Calédonie, au motif que cette plateforme aurait joué un rôle dans les émeutes sur l’île, il a instauré un précédent inédit d’atteinte à la liberté d’expression que nos institutions ont échoué à empêcher. On pressent alors comment une censure des critiques contre l’extrême droite pourrait être facilitée par cet état des choses.

Technopolice partout

En parallèle, les capacités de surveillance de la police ont été énormément renforcées. Le nombre de fichiers (créés par simple décret) a explosé, leur accès s’est élargi et le contrôle des abus est quasi inexistant (la LOPMI de 2022 a même enlevé l’exigence formelle d’habilitation pour les consulter). La prise de signalétique (ADN, empreintes digitales et photo du visage) ainsi que la demande de code de déverrouillage du téléphone sont devenues systématiques pour faire pression sur les personnes gardées à vue, bien que cela soit généralement illégal car décorrélé de toute infraction annexe. Par ailleurs, l’exploitation de ces informations peut désormais être faite dans la rue, via des tablettes mobiles permettant aux gendarmes et policiers d’accentuer le harcèlement des personnes contrôlées.

Les technologies aussi ont évolué : la reconnaissance faciale s’est banalisée et est fréquemment utilisée dans les procédures judiciaires à travers le fichier TAJ, des logiciels d’analyse des métadonnées permettent de créer très facilement des graphes sociaux et de pister les habitudes des personnes, les logiciels espions peuvent désormais être utilisés pour activer à distance la fonction de géolocalisation d’un appareil mobile, et la police dispose de plus en plus d’outils de surveillance en source ouverte (OSINT). Par ailleurs, depuis 2016, cette dernière est autorisée à utiliser des techniques encore plus intrusives comme la sonorisation des lieux, la captation des données informatiques, les IMSI catchers, la captation d’images ou l’infiltration dans les procédures liées à la « criminalité organisée ». Cette catégorie recouvre des infractions très larges, et fut notamment invoquée pour poursuivre des militants écologistes qui ont bloqué une cimenterie Lafarge, ou pour justifier l’arrestation de militants indépendantistes kanaks en juin 2024.

Les services de renseignement ne sont pas en reste depuis la formalisation de leurs pouvoirs de surveillance par la loi Renseignement de 2015. Nous avons ainsi dénoncé le fait que cette loi légalise la possibilité d’utiliser de nombreux moyens de surveillance intrusifs, pour des finalités très larges, et notamment la surveillance des militant·es. Ces possibilités d’abus se sont concrétisées au fur et à mesure des années, au travers par exemple de la surveillance des gilets jaunes, ou de divers cas où des militant·es ont retrouvé du matériel de surveillance les visant (on pourra citer en exemple la caméra cachée devant l’espace autogéré des Tanneries à Dijon, le micro dans une librairie anarchiste à Paris, ou la balise GPS sous la voiture de Julien Le Guet du collectif Bassines Non Merci).

Dans son rapport d’activité pour l’année 2022, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) s’est d’ailleurs inquiétée de l’accroissement de la surveillance des militants. Elle a également alerté sur l’insuffisance de ses capacités de contrôle, qui l’empêche de suivre les dernières évolutions technologiques, notamment s’agissant des spywares et autres intrusions informatiques à distance.

Enfin, des précédents dangereux ont été créés avec l’élargissement continu de la justice d’exception applicable en matière de terrorisme, et l’implication grandissante des services antiterroristes dans des affaires politiques. L’affaire dite du « 8 décembre » est un triste exemple : la décision rendue fin décembre 2023 par le tribunal correctionnel de Paris confirme que des militant·es de gauche peuvent être poursuivis et condamné·es pour association de malfaiteurs à caractère terroriste sur la base de suspicions d’intention, sans projet avéré, et que protéger ses communications peut être utilisé comme une preuve de « comportement clandestin » pour justifier la condamnation.

La surveillance et la répression des mouvements militants, écologistes ou anti-autoritaires notamment, n’est plus une crainte, mais une réalité, d’autant qu’elle est accompagnée depuis plusieurs années d’un discours nourri visant à criminaliser toute forme de contestation en dehors du simple cadre électoral (actions syndicales, manifestations de rue, etc.). Elle n’en serait que pire sous une majorité RN.

Des gardes-fous illusoires

On le comprend, les dispositifs de surveillance et de répression sont déjà là et les gardes-fous institutionnels et politiques ne permettent plus de freiner les volontés politiques autoritaires. Nous le constatons avec dépit depuis des années : le droit n’empêche pas l’installation massive de technologies de surveillance sur la population. Le Conseil d’État a validé la légalité de quasiment tous les fichiers de police qui ont ont été contestés devant lui, y compris le fichage politique et religieux du PASP et du GIPASP.

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, estime quasi systématiquement que les lois protègent suffisamment les libertés, le plus souvent en reportant le contrôle au cas par cas sur d’autres instances, comme les tribunaux administratifs, incapable de prévenir des abus systémiques dans l’usage de mesures de surveillance. Ce report du contrôle de légalité par le Conseil constitutionnel au juge administratif a également pour conséquence de faire peser la charge de la contestation légale sur la société civile ou les personnes victimes de cette recrudescence de surveillance, qui doivent aller en justice pour demander le respect des libertés. Sans grand succès, il faut bien l’admettre, vu le faible nombre de victoires.

Enfin, sur le plan matériel, les autorités administratives indépendantes comme la CNCTR ou la CNIL ne peuvent raisonnablement pas contrôler chaque action des forces de l’ordre et des services de renseignement. Concernant le cas particulier de la CNIL, on constate également chez elle une absence de courage politique qui explique son inaction, voire une volonté d’aider le gouvernement à légaliser de nouvelles mesures de surveillance comme ce fut le cas des drones ou de la VSA.

Si le constat a de quoi effrayer, il est loin d’être étonnant. Cela fait des années qu’associations, juristes, universitaires, militant·es de terrain alertent sur ce lent dépérissement de l’État de droit. Il suffit désormais au Rassemblement National de marcher dans les pas des gouvernements précédents et de se servir de l’arsenal législatif déjà existant. Son programme est profondément raciste, sexiste et LGBT-phobe et ne cache même plus son ambition de réduire les libertés et les droits individuels. Nous n’osons même pas nous figurer la facilité avec laquelle ce parti aurait à mettre en place ses mesures autoritaires et ses politiques de restriction des droits dès lors qu’il disposera des dispositifs mis en place ces dernières années.

Face à cette menace, nous appelons à la mobilisation pour ne pas voir ces outils de surveillance et de répression tomber dans les mains du Rassemblement National, ni laisser l’occasion aux « extrêmes-centristes » d’Emmanuel Macron de détruire les derniers garde-fous de l’État de droit. Nous appelons à militer et à voter massivement contre la droite et l’extrême droite aux prochaines législatives.

Blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie : retour sur un fiasco démocratique

Le 23 mai dernier, le Conseil d’État a rejeté le recours en urgence de La Quadrature du Net contre la mesure de blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie. Pour justifier cette décision inique, le juge des référés a affirmé qu’il n’y aurait pas d’urgence à statuer puisque ce blocage serait, selon les dires du gouvernement, bientôt levé. Il aura fallu attendre plus de 24 heures après la levée de l’état d’urgence pour que le réseau social soit de nouveau accessible. Cet épisode marquera un tournant dans la montée autoritaire en France et dans l’échec de nos institutions à l’empêcher.

Les mensonges du Premier ministre

Lorsque nous déposions notre référé mi-mai, nous n’imaginions pas un tel arbitraire. Le Premier ministre a en effet annoncé le blocage de TikTok le 15 mai dernier en même temps qu’il annonçait l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Juristes et journalistes estimaient alors que la décision de blocage ne pouvait avoir été prise qu’en application d’une disposition de la loi sur l’état d’urgence qui prévoit la possibilité pour le ministre de l’intérieur de bloquer « tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». En réalité, la mesure de blocage était justifiée par un autre fondement juridique. Le gouvernement a sciemment gardé le silence dessus, entretenant confusion et opacité pendant que La Quadrature et d’autres associations déposaient leurs recours.

En parallèle, l’exécutif a rapidement distillé dans la presse, dès le 16 mai, un autre élément de langage : le blocage de TikTok serait justifié par une opération d’ingérence étrangère de la part de l’Azerbaïdjan. En réalité, si l’Azerbaïdjan veut tirer bénéfice depuis plusieurs mois des tensions en Nouvelle-Calédonie, aucune opération de désinformation de sa part n’a été lancée sur TikTok. Et ce sont les services du Premier ministre eux-mêmes qui l’ont dit, par une fiche établie par Viginum, un service relevant du Premier ministre chargé d’étudier les opérations d’ingérence étrangère en ligne.

Sur ces deux points, le Premier ministre s’est retrouvé face à sa malhonnêteté et ses mensonges lorsque ses services ont dû justifier la mesure devant la justice. Dans le mémoire envoyé au Conseil d’État, on a ainsi pu découvrir que le fondement juridique de ce blocage n’était non pas l’état d’urgence, mais la « théorie des circonstances exceptionnelles », qui consiste à admettre dans des cas très exceptionnels des dérogations à certaines règles de droit. Admise par les juges il y a une centaine d’années, cette théorie est d’une certaine manière l’ancêtre de l’état d’urgence, mais jurisprudentiel. La loi de 1955, imaginée dans le contexte colonial de la guerre d’Algérie, a ensuite pris le relai avec un cadre précis. Comme cela a été relevé lors de l’audience, c’est la première fois que ces deux régimes d’exception se retrouvent invoqués en même temps. Derrière cette situation juridique inédite, on sent surtout que le gouvernement ne savait pas sur quel pied danser et avait décidé le blocage du réseau social avant d’avoir déterminé sa justification en droit. La presse l’a d’ailleurs confirmé : fin mai, La Lettre révélait que, en coulisses, le gouvernement avait passé un accord avec TikTok pour que la plateforme ne conteste pas en justice la décision de blocage qu’il n’arrivait pas à justifier légalement.

Cependant, cette théorie des « circonstances exceptionnelles » ne permet pas pour autant de sacrifier la liberté d’expression en ligne sur l’autel d’une sacro-sainte sécurité. Devant le Conseil d’État, le Premier ministre a notamment justifié le blocage de TikTok par de soi-disant contenus violents ou incitant à la violence. Le 20 mai, ses services écrivaient ainsi au Conseil d’État que « l’organisation de ces exactions a été largement facilitée par l’utilisation des réseaux sociaux, et particulièrement, du fait des caractéristiques spécifiques, du réseau social “TikTok” ». Mais lorsque le gouvernement fut sommé par le Conseil d’État d’apporter la preuve de ces contenus prétendument problématiques, il n’a produit que des captures d’écran… de contenus légaux. Les exemples choisis pour illustrer le besoin d’une censure n’étaient en réalité que des vidéos dénonçant les violences policières et l’organisation de milices civiles. En somme, des expressions politiques plus ou moins radicales, critiquant la situation, mais en rien des appels à la violence. Les services du Premier ministre ont admis sans peu de scrupules à l’audience que TikTok a été choisi car « le profil des émeutiers correspondait au profil des utilisateurs », c’est-à-dire les jeunes. Sans détour, le gouvernement assumait ainsi vouloir bâillonner la parole et l’expression de la jeunesse kanake alors même que ce qui était dénoncé dans les vidéos incriminées sur le moment s’est révélé être vrai : la presse a révélé ces derniers jours les cas de violences policières, la complicité de la police avec les milices, ou encore une agression raciste d’un policier kanak.

Enfin, le gouvernement a poursuivi dans la malhonnêteté lorsqu’il a assuré au Conseil d’État, dans un mémoire daté du 22 mai, que la mesure de blocage ne durerait pas. Il s’engageait ainsi à mettre fin au blocage lorsque « l’évolution de la situation sur le territoire de Nouvelle-Calédonie permettrait d’envisager une levée de la mesure », laissant même croire que cela pourrait intervenir « avant la lecture de l’ordonnance » (c’est-à-dire avant même la décision du Conseil d’État). En réalité, il aura fallu attendre plus de 24 heures après la levée de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie pour que TikTok soit de nouveau accessible.

Le Conseil d’État allié du gouvernement

C’est ce dernier mensonge relatif à la levée de l’état d’urgence qui a semblé aider le Conseil d’État à ne pas sanctionner le gouvernement, donc à ne pas lui ordonner de rétablir l’accès à TikTok. En effet, pour que le juge administratif prenne une décision en référé, il faut, avant même de parler de l’illégalité de la situation, justifier d’une urgence à agir. On pourrait se dire que bloquer une plateforme majeure dans les échanges en ligne, sur l’ensemble du territoire de Nouvelle-Calédonie (270 000 habitant·es), pour une durée indéterminée, est une situation suffisamment urgente. C’est notamment ce qui a été défendu par les avocat·es présent·es à l’audience, rappelant l’aspect entièrement inédit d’un tel blocage en France et même dans l’Union européenne. Le Conseil d’État a d’ailleurs été moins exigeant par le passé : en 2020, quand nous lui demandions d’empêcher les drones de la préfecture de police de Paris de voler, ici aussi par un recours en référé, il constatait qu’il y avait bien une urgence à statuer.

Mais pour TikTok, le juge des référés a préféré jouer à chat perché : dans sa décision, il estime que « les requérants n’apportent aucun élément permettant de caractériser l’urgence à l’intervention du juge des référés », et précise, pour affirmer qu’il n’y a pas d’urgence, que « la décision contestée porte sur le blocage d’un seul réseau social sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l’ensemble des autres réseaux sociaux et moyens de communication, la presse, les télévisions et radios n’étant en rien affectés ». Très belle preuve de l’incompréhension de ce que représente un réseau social aujourd’hui et de comment l’information circule en ligne. Le Conseil d’État oublie notamment que la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) estime que bloquer l’ensemble d’une plateforme en ligne équivaut à empêcher un journal de paraître ou à un média audiovisuel de diffuser. Ici, nos institutions donnent l’impression de ne pas tenter de comprendre la réalité d’Internet et minimisent de fait l’atteinte qui découle de ce blocage.

Pour enfoncer le clou sur l’absence d’urgence à statuer, le juge des référés termine en reprenant à son compte la promesse malhonnête du gouvernement : « cette mesure de blocage doit prendre fin dans de très brefs délais, le gouvernement s’étant engagé, dans le dernier état de ses écritures, à lever immédiatement la mesure dès que les troubles l’ayant justifiée cesseront ». Il a donc laissé faire, octroyant au gouvernement un pouvoir discrétionnaire sur la date de rétablissement de la plateforme.

Un constat amère peut donc être fait : en France, comme en Russie ou en Turquie, le gouvernement peut bloquer d’un claquement de doigt un réseau social sans que la justice ne soit capable de l’en empêcher. Alors que le Conseil d’État aurait pu faire passer un message fort et exercer son rôle de contre-pouvoir, il est venu au secours du gouvernement en tolérant une atteinte sans précédent et totalement disproportionnée à la liberté d’expression et d’information.

Ne pas laisser faire

Bien que le blocage de TikTok soit levé, le précédent politique et juridique existe désormais. Nous pensons qu’il faut tout faire pour que celui-ci ne se reproduise pas et reste un cas isolé. Que ce soit par la Cour européenne des droits de l’Homme ou par le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies, ce type de censure est unanimement condamné. Nous ne pouvons donc pas laisser le Conseil d’État se satisfaire de ce blocage et devons exiger de lui qu’il rappelle le droit et sanctionne le gouvernement.

C’est pourquoi nous avons donc déposé la semaine dernière un recours en excès de pouvoir contre cette décision. Il s’agit de la voie contentieuse classique, mais plus longue, lorsque l’on veut contester une décision administrative. Un tel recours prendra un à deux ans avant d’être jugé et nous espérons que le Conseil d’État sortira de sa torpeur et confirmera que le blocage était illégal. Car pour bloquer TikTok, le gouvernement ne s’est vu opposer aucun obstacle, aucun garde-fou, et n’a jamais eu à justifier sa mesure. La seule opposition à laquelle il a été confronté a été la saisie de la justice par les associations et la société civile. L’échec qui en a résulté est une preuve supplémentaire de la défaillance de plus en plus flagrante des leviers démocratiques.

Depuis de nombreuses années, nous constatons l’effondrement progressif de l’État de droit en France. Nous constatons que la politique toujours plus autoritaire des gouvernements successifs, et notamment ceux d’Emmanuel Macron, ne se voit opposer aucun obstacle institutionnel majeur. Avec le blocage arbitraire de TikTok, une nouvelle étape a été franchie. Nous ne cachons pas notre inquiétude face à ce constat, mais nous continuerons d’agir. Pensez, si vous le pouvez, à nous aider avec un don.

La Quadrature du Net attaque en justice le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie

Par un référé-liberté déposé ce jour, La Quadrature du Net demande au Conseil d’État la suspension de la décision du Premier ministre Gabriel Attal de bloquer en Nouvelle-Calédonie la plateforme TikTok. Par cette décision de blocage, le gouvernement porte un coup inédit et particulièrement grave à la liberté d’expression en ligne, que ni le contexte local ni la toxicité de la plateforme ne peuvent justifier dans un État de droit.

Les réflexes autoritaires du gouvernement

Alors que la situation en Nouvelle-Calédonie atteint un stade dramatique, après trois ans de crise, et que le dialogue politique semble rompu suite à la décision du gouvernement et du Parlement de modifier les règles d’accession au collège électoral au détriment des indépendantistes kanaks, le gouvernement a décidé de revenir à de vieux réflexes autoritaires et coloniaux. Outre l’envoi de forces armées, il a ainsi choisi de bloquer purement et simplement la plateforme TikTok sur le territoire de Nouvelle-Calédonie. Selon Numerama, le premier ministre justifie cette mesure « en raison des ingérences et de la manipulation dont fait l’objet la plateforme dont la maison mère est chinoise », ajoutant que l’application serait « utilisée en tant que support de diffusion de désinformation sur les réseaux sociaux, alimenté par des pays étrangers, et relayé par les émeutiers ».

Or, pour mettre en œuvre cette censure, quoi de mieux qu’une des lois d’exception dont le gouvernement systématise l’usage ces dernières années ? En déclarant l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, le gouvernement s’est autorisé à expérimenter un article de la loi de 1955, ajouté en 2017 : la possibilité de bloquer les plateformes en ligne « provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ».

Personne n’est dupe : en réalité, le blocage de TikTok n’est absolument pas justifié par une quelconque présence sur la plateforme de contenus terroristes, mais bien par le fait qu’il s’agit d’une plateforme centrale dans l’expression en ligne des personnes qui en viennent aujourd’hui à se révolter. Cette décision de s’en prendre aux moyens de communication lors de moments de contestation violente – une première dans l’Union européenne et qui paraît digne des régimes russe ou turc, régulièrement condamnés par la CEDH pour atteintes à la liberté d’expression1Très logiquement, nous nous appuyons donc dans notre recours sur les précédents jurisprudentiels de la CEDH sanctionnant ces deux pays en raison des atteintes à la liberté d’expression contraires à la Convention européenne des droits de l’homme. – a déjà été éprouvée l’année dernière, après la mort de Nahel Merzouk.

À l’été 2023, Emmanuel Macron avait exprimé son souhait de pouvoir bloquer les réseaux sociaux lors de moments de crise. Le président de la République s’était alors lancé dans une véritable course à l’échalote autoritaire contre les plateformes en ligne, blâmant les jeux vidéos, puis les réseaux sociaux qu’il voulait alors pouvoir bloquer et sur lesquels il voulait accentuer la fin généralisée de l’anonymat en ligne (déjà bien amoché en pratique). À ce moment-là, les plateformes avaient répondu présentes pour censurer les contenus relatifs aux évènements et aux violences dans les banlieues. Nous avions alors dénoncé cette collaboration entre plateformes privées et pouvoirs publics, unis pour brimer la liberté d’expression au nom du « retour de l’ordre » (voir notre analyse). Aujourd’hui le gouvernement persiste et signe dans sa volonté de mettre au pas les moyens de communications, cette fois-ci en choisissant la voie explicitement autoritaire : le blocage total.

La Nouvelle-Calédonie, terrain d’expérimentation

La décision de bloquer TikTok en Nouvelle-Calédonie constitue pour le gouvernement une première mise en pratique du programme macroniste de censure en ligne annoncé l’été dernier. L’occasion paraît idéale pour le pouvoir : d’une part du fait du relatif désintérêt des médias français pour l’archipel (il aura fallu attendre plusieurs jours, et notamment un premier mort parmi les habitant·es, pour que la presse en métropole commence à traiter de l’actualité calédonienne) et d’autre part parce que ce territoire dispose de règles juridiques différentes, notamment vis-à-vis du droit de l’Union européenne. De cette manière, le gouvernement croit pouvoir éteindre la révolte sans répondre aux griefs de manifestants, en refusant d’aborder la question du rôle de la réforme constitutionnelle sur les élections calédoniennes dans le malaise de la population kanak.

L’objectif de cette décision de censure consiste avant tout à étouffer l’expression d’une révolte. Elle constitue aussi un ballon d’essai avant une possible généralisation de ce type de mesure. De ce point de vue, le contexte politique semble favorable. Dans un récent rapport faisant suite aux révoltes urbaines de 2023, la commission des Lois du Sénat ne demandait rien d’autre que ce qui est en train d’être appliqué en Nouvelle-Calédonie : le blocage des réseaux sociaux et des sanctions plus dures contre les personnes les ayant utilisés lors des révoltes d’une partie de la jeunesse des quartiers populaires l’an dernier.

Lutter contre la surenchère autoritaire

Par notre recours en référé déposé ce jour, nous tentons donc de stopper une machine autoritaire lancée à pleine vitesse. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de défendre TikTok, une plateforme dont la toxicité avérée commence à être prise en compte par le législateur. Mais les pouvoirs publics restent obnubilés par la nationalité chinoise des détenteurs des capitaux de la plateforme, alors qu’au fond pas grand-chose ne sépare le modèle de TikTok de celui d’Instagram, de Snapchat ou d’autres réseaux dominants. Au-delà de TikTok et de la tutelle exercée par le régime chinois, c’est l’ensemble de l’économie politique liée à ces réseaux sociaux centralisés, fondés sur la collecte et l’exploitation massive des données des utilisateurices, organisés autour d’algorithmes et d’interfaces toxiques, qu’il convient de démanteler. C’est notamment pour promouvoir des alternatives favorables à la liberté d’expression et protectrices des droits que nous appelons à imposer l’interopérabilité des réseaux sociaux.

Par ce recours, il s’agit de dénoncer haut et fort cette mesure autoritaire inédite dans un régime qui se prétend démocratique, mais aussi d’empêcher que ces désirs de contrôle puissent trouver une quelconque légitimité politique ou juridique à l’avenir. Alors que la loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN) a été votée et promet une large remise en question de l’anonymat en ligne et une plus grande censure administrative, alors que la lutte contre le terrorisme sert plus que jamais de prétexte à étouffer l’expression en ligne et les contestations, il faut continuer à agir.

Dans ce contexte, La Quadrature a d’autant plus besoin de vous. Le recours que nous avons déposé aujourd’hui ne serait pas possible sans votre soutien. Rejoignez-nous dans nos combats, pour ne pas rester silencieux.euses face aux attaques autoritaires du gouvernement. Et si vous le pouvez, faites-nous un don sur https://www.laquadrature.net/donner/

References[+]

References
1 Très logiquement, nous nous appuyons donc dans notre recours sur les précédents jurisprudentiels de la CEDH sanctionnant ces deux pays en raison des atteintes à la liberté d’expression contraires à la Convention européenne des droits de l’homme.

Projet de loi SREN : le Parlement s’accorde pour mettre au pas Internet

Nous vous parlions l’année dernière du projet de loi SREN (pour « Sécuriser et réguler l’espace numérique »). Il s’agit d’un texte censé réguler les plateformes en ligne, dont nombre de ses mesures ont révélé une vision archaïque d’Internet1Voir notre analyse générale du texte, celle spécifique du filtre anti-arnaque, et celle sur la vérification de l’âge en ligne co-écrite avec Act Up-Paris.. Le 26 mars dernier, député·es et sénateur·rices de la commission mixte paritaire (CMP) se sont accordé·es sur une version commune du texte. Les modifications apportées ne sont pourtant que cosmétiques. Après son vote la semaine dernière par le Sénat, cette version commune doit encore être votée par l’Assemblée nationale demain. Nous appelons cette dernière à le rejeter.

Vérification de l’âge : s’isoler plutôt que de se conformer au droit européen

Si le projet de loi SREN met autant de temps à être voté, c’est que la France mène depuis plusieurs mois un bras de fer avec la Commission européenne. Normalement, la régulation des plateformes en ligne se décide au niveau de l’ensemble de l’Union européenne. Pourtant, avec ce texte, le gouvernement français a décidé de n’en faire qu’à sa tête. En voulant forcer les plateformes hébergeant du contenu pornographique à vérifier l’âge des internautes, mesure inutile qui n’empêchera pas les mineur·es d’accéder à ces contenus, la France souhaite ainsi s’affranchir des règles européennes qui s’imposent normalement à elle.

La Commission européenne n’a évidemment pas vu cela d’un bon œil. Elle a donc actionné les pouvoirs qui lui sont octroyés dans ce genre de situations, et a bloqué le texte à deux reprises, arguant que le projet de loi SREN empiétait sur le droit de l’Union.

La parade trouvée par la CMP consiste à restreindre l’obligation de vérification de l’âge des internautes aux seules plateformes établies « en France ou hors de l’Union européenne ». Autrement dit, puisque les plateformes européennes ne sont plus concernées par cette vérification d’âge, cette mesure ne rentre plus dans le champ du droit européen, et la Commission européenne n’a plus rien à dire ! Stupide, mais habile formalisme.

La France décide ainsi de s’isoler du reste de l’Union : les plateformes françaises ou non-européennes devront faire cette vérification d’âge, alors que les plateformes européennes en seront épargnées. On félicitera l’audace de la parade : alors qu’habituellement, pour refuser les régulations sur les sujets numériques, le gouvernement français est le premier à brandir la concurrence des États sur Internet et le risque que les acteurs français s’enfuient à l’étranger en cas de « sur-régulation » (argument brandi par exemple pour détricoter le règlement IA ou supprimer l’interopérabilité des réseaux sociaux), il semble ici s’accommoder précisément de ce qu’il dénonce, puisque les plateformes françaises seront pénalisées par rapport à celles situées dans le reste de l’UE. Tout ça pour garder la face.

Ce tour de passe-passe politique ne doit néanmoins pas masquer la réalité de cette vérification d’âge. Au-delà d’une question d’articulation avec le droit de l’Union européenne, cette mesure, comme nous le dénonçons depuis le début, mettra fin à toute possibilité d’anonymat en ligne, notamment sur les réseaux sociaux (voir notre analyse et celle d’Act Up-Paris sur la question de la vérification de l’âge).

Vous reprendrez bien un peu de censure automatisée ?

Le texte final de ce projet de loi prévoit d’étendre la censure automatisée. Ses articles 3 et 3 bis A prévoient une obligation de censure en 24 heures des contenus, respectivement d’abus sexuels sur enfants et de représentation d’actes de torture et de barbarie. Le mécanisme est un calque de la censure automatisée des contenus à caractère terroriste : une notification de la police, une obligation de censure en 24h sous peine de fortes amendes et de plusieurs années de prison, un contrôle par la justice qui n’est pas obligatoire puisque le juge doit être saisi une fois la censure effective par l’hébergeur des contenus et non par la police.

La Quadrature du Net, tout comme de nombreuses autres organisations, dénoncent depuis des années le fait que ce système de censure administrative en très peu de temps aura comme conséquence une automatisation de la censure : face aux sanctions monstrueuses en cas de non-retrait, et alors que les hébergeurs n’ont que très peu de temps pour agir, ils seront nécessairement poussés à ne pas contester la police et à censurer les contenus qu’on leur demande de retirer. C’est d’ailleurs exactement ce mécanisme qu’avait censuré le Conseil constitutionnel en 2020 avec la loi Avia, et qu’avec cinq autres associations nous dénonçons devant la justice à propos du règlement européen de censure terroriste.

Et le prétexte de la lutte contre les abus sexuels sur mineur·es ou la lutte contre les actes de torture ou de barbarie ne peut justifier ces censures. Tout comme le projet de règlement européen CSAR (pour « Child sexual abuse regulation », aussi appelé « Chat Control »), le projet de loi SREN ne résoudra pas le problème des abus sexuels sur mineur·es ni des actes de torture en censurant ces contenus. Une autre politique, ambitieuse, pour lutter contre les réseaux et trafiquants, est pour cela nécessaire.

Prendre les gens pour des schtroumpfs

Les débats sur ce projet de loi auront, une fois de plus, démontré la piètre qualité des débats parlementaires lorsqu’il s’agit de numérique2Ce qui n’est pas inédit, voir par exemple ce qui s’est passé pendant les débats sur la loi JO qui a légalisé une partie de la vidéosurveillance algorithmique.. Les débats autour du filtre « anti-arnaque » ou de la peine de bannissement ont été particulièrement révélateurs de la manière dont le gouvernement voit les internautes : comme des incapables à qui il faudrait montrer la voie, quitte à mentir.

Le filtre anti-arnaque n’a pas été substantiellement modifié en CMP et la vision paternaliste que nous dénoncions (voir notre analyse) est toujours présente en l’état actuel du texte. Ce filtre fait le constat de l’inefficacité des listes anti-hameçonnages qu’utilisent les principaux navigateurs mais, au lieu de fournir une liste anti-hameçonnage complémentaire, de qualité et transparente, le gouvernement préfère forcer la main des navigateurs en leur imposant de censurer les contenus et de devenir des auxiliaires de police.

Main sur le cœur, le gouvernement nous promet toutefois que seuls les contenus d’hameçonnage seront concernés par ce nouveau dispositif de censure que devront implémenter les navigateurs. N’ayons aucune crainte, cette nouvelle manière de censurer ne sera jamais étendue à tout le reste ! Difficile, en réalité, de croire un gouvernement d’Emmanuel Macron alors que ce dernier a clairement adopté depuis son arrivée à l’Élysée une politique de remise en cause drastique des libertés fondamentales (voir notre récapitulatif en 2022 pour son premier mandat).

Et difficile de croire un gouvernement dont le ministre Jean-Noël Barrot, lorsqu’il était chargé de défendre ce texte avant d’être débarqué des affaires numériques, n’hésitait pas à raconter n’importe quoi pour mieux faire passer la pilule. Car la peine de bannissement de réseaux sociaux, prévue à l’article 5 du projet de loi, nécessite que les plateformes connaissent l’identité des personnes ouvrant un compte (et ce afin d’empêcher que les personnes bannies ne reviennent sur la plateforme). Or, questionné sur France Culture à propos des atteintes à l’anonymat en ligne qu’implique cette mesure, le ministre Barrot a préféré mentir plutôt que d’admettre le problème. Il a affirmé que le projet de loi ne prévoyait qu’« une obligation de moyens [d’empêcher un·e internaute banni·e de se refaire un compte] mais qui n’est pas sanctionnée par une amende ». Sauf que c’est totalement faux : un réseau social qui n’aurait pas empêché un·e internaute banni·e de se refaire un compte risquera jusqu’à 75 000 € d’amende par compte recréé. Et ce point n’a pas évolué lors des débats parlementaires.

Détricoter la loi de 1881 sur la liberté d’expression

Le texte final comporte une grande nouveauté : le délit d’outrage en ligne a été réintroduit par la CMP. Cette disposition, initialement introduite par le Sénat puis supprimée par l’Assemblée nationale car jugée trop dangereuse, consiste à faire des abus d’expression en ligne une circonstance aggravante par rapport aux cas où ils seraient commis hors ligne. Concrètement, le projet de loi SREN sanctionne de 3 750 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement le fait de « diffuser en ligne tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».

Il s’agit donc d’un délit extrêmement large puisque la notion de « situation intimidante, hostile ou offensante » n’est nullement définie légalement et sera la porte ouverte aux interprétations larges. De plus, la possibilité de sanctionner ce délit par une amende forfaitaire rajoute des possibilités d’abus, ce que dénoncent déjà des avocat·es et la Défenseure des droits. Mais ce délit peut également être sanctionné par une peine de bannissement.

Surtout, ce délit d’outrage en ligne déroge à la loi de 1881. Cette loi est le socle qui régit aujourd’hui les abus d’expression, y compris en ligne : elle prévoit des mécanismes qui évitent les abus (délais de prescription courts, procédures particulières, etc.). Exit ces garde-fous : en introduisant ce délit d’outrage en ligne dans le code pénal et non dans la loi de 1881, le législateur concrétise une longue envie de la droite autoritaire de détricoter cette loi. Pourquoi, pourtant, faudrait-il abandonner les protections de la loi de 1881 pour le simple fait que ce serait en ligne, alors que la presse papier ou la télévision sont souvent des déversoirs de haine ?

Le projet de loi SREN n’a donc pas fondamentalement évolué. Il s’agit toujours d’un texte fondé sur un mode de régulation d’Internet à la fois vertical et brutal, qui ne peut mener qu’à une impasse et une restriction des libertés. Comme si l’État ne savait pas réguler un média autrement sur ce modèle autoritaire. Les autres modèles de régulation, notamment l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux, ont été sèchement rejetés par le pouvoir. Le résultat de ce refus de voir ce qu’est Internet est un texte inadapté, dangereux pour les droits fondamentaux et l’expression libre en ligne, et qui ne résoudra aucunement les problèmes auxquels il prétend s’attaquer. L’Assemblée nationale doit donc rejeter ce projet de loi. Et pour nous aider à continuer la lutte, vous pouvez nous faire un don.

References[+]

References
1 Voir notre analyse générale du texte, celle spécifique du filtre anti-arnaque, et celle sur la vérification de l’âge en ligne co-écrite avec Act Up-Paris.
2 Ce qui n’est pas inédit, voir par exemple ce qui s’est passé pendant les débats sur la loi JO qui a légalisé une partie de la vidéosurveillance algorithmique.

Une coalition de 6 organisations attaque en justice le dangereux règlement de l’UE sur les contenus terroristes

Le 8 novembre 2023, une coalition de six organisations – La Quadrature du Net (LQDN), Access Now, ARTICLE 19, European Center for Not-for-Profit Law (ECNL), European Digital Rights (EDRi) et Wikimedia France – a déposé un recours devant la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’État, contre le décret français adaptant le règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne (également connu sous le nom de « TERREG »).

Elles demandent au Conseil d’État de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle sur la validité du TERREG au regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l’UE.

Ce règlement permet aux forces de police d’un pays de l’UE d’ordonner à un site web, à un réseau social ou à tout fournisseur de services en ligne hébergeant des contenus créés par les utilisateurs de bloquer, dans un délai d’une heure, tout contenu supposé être à caractère terroriste – et cela dans tous les États membres de l’UE. Ces fournisseurs de services peuvent également être contraints de mettre en œuvre des « mesures spécifiques » pour prévenir la publication de contenus terroristes. Ces « mesures spécifiques » – dont la nature reste à la discrétion des fournisseurs de services – peuvent inclure, par exemple, des dispositifs de filtrage automatisé, afin d’analyser l’ensemble des contenus avant leur publication. Ces systèmes automatisés sont incapables de prendre en compte le contexte de la publication et sont notoirement prédisposés à commettre des erreurs, entraînant la censure de contenus protégés tels que le travail de journalistes, la satire, l’art ou les contenus documentant les violations des droits humains. En outre, l’obligation d’adopter des « mesures spécifiques » peut violer l’interdiction d’imposer une obligation générale de surveillance en vertu du règlement sur les services numériques (Digital Services Act, ou DSA).

Depuis que la proposition législative a été publiée par la Commission européenne en 2018, les organisations de la société civile parties au litige – comme beaucoup d’autresont dénoncé le risque de violation des droits fondamentaux qu’implique le TERREG. Bien que la lutte contre le terrorisme soit un objectif important, le TERREG menace la liberté d’expression et l’accès à l’information sur internet en donnant aux forces de l’ordre le pouvoir de décider de ce qui peut être dit en ligne, sans contrôle judiciaire indépendant préalable. Le risque d’excès et d’abus des forces de l’ordre en matière de suppression de contenu a été largement décrit, et augmentera inévitablement avec ce règlement. Cette législation renforce également l’hégémonie des plus grandes plateformes en ligne, car seules quelques plateformes sont actuellement en mesure de respecter les obligations prévues par le TERREG.

« La question de la modération des contenus en ligne est grave et la réponse ne peut être une censure policière technosolutionniste, simpliste mais dangereuse », déclare Bastien Le Querrec, juriste à La Quadrature du Net, l’ONG cheffe de file de la coalition.

La défense de l’affaire par le gouvernement français est attendue pour les prochains mois. La décision du Conseil d’État n’est pas attendue avant l’année prochaine.

La Quadrature du Net (LQDN) promeut et défend les libertés fondamentales dans le monde numérique. Par ses activités de plaidoyer et de contentieux, elle lutte contre la censure et la surveillance, s’interroge sur la manière dont le monde numérique et la société s’influencent mutuellement et œuvre en faveur d’un internet libre, décentralisé et émancipateur.

Le European Center for Not-for-Profit Law (ECNL) est une organisation non-gouvernementale qui œuvre à la création d’environnements juridiques et politiques permettant aux individus, aux mouvements et aux organisations d’exercer et de protéger leurs libertés civiques.

Access Now défend et améliore les droits numériques des personnes et des communautés à risque. L’organisation défend une vision de la technologie compatible avec les droits fondamentaux, y compris la liberté d’expression en ligne.

European Digital Rights (EDRi) est le plus grand réseau européen d’ONG, d’expert·es, de militant·es et d’universitaires travaillant à la défense et à la progression des droits humains à l’ère du numérique sur l’ensemble du continent.

ARTICLE 19 œuvre pour un monde où tous les individus, où qu’ils soient, peuvent s’exprimer librement et s’engager activement dans la vie publique sans crainte de discrimination, en travaillant sur deux libertés étroitement liées : la liberté de s’exprimer et la liberté de savoir.

Wikimédia France est la branche française du mouvement Wikimédia. Elle promeut le libre partage de la connaissance, notamment à travers les projets Wikimédia, comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia, et contribue à la défense de la liberté d’expression, notamment en ligne.

Projet de loi SREN et filtre « anti-arnaque » : les navigateurs comme auxiliaires de police

Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (« SREN », parfois appelé projet de loi « Espace numérique »), qui est actuellement débattu en hémicycle à l’Assemblée nationale, comporte un article 6 qui crée une nouvelle excuse pour imposer un mécanisme de censure administrative : la protection contre les « arnaques » en ligne. Cet article ne se contente pas de créer un nouveau prétexte pour faire retirer un contenu : pour la première fois, il exige également que les fournisseurs de navigateurs Internet participent activement à cette censure.

L’article 6 du projet de loi SREN prévoit en effet d’obliger les navigateurs Internet à censurer les sites qui proposeraient des « arnaques ». Cette censure administrative se ferait sur demande de la police (c’est-à-dire sans passer par un juge) si celle-ci estime qu’un contenu en ligne constitue une « arnaque ». Il faut entendre par « arnaque » les contenus qui usurperaient l’identité d’une personne, collecteraient de manière illicite des données personnelles, exploiteraient des failles de sécurité pour s’introduire dans le terminal de l’internaute ou tenteraient de tromper l’internaute par une fausse page de paiement ou de connexion (phishing, ou hameçonnage). Pour comprendre ce texte, présentons d’abord comment la censure se passe aujourd’hui en France.

La faible efficacité de la censure par DNS

Aujourd’hui, lorsqu’une censure d’un site est demandée, soit par un juge, soit par la police, elle passe par un blocage DNS. Pour simplifier, le DNS est le système qui traduit un nom de domaine en une adresse IP (par exemple www.laquadrature.net correspond à l’adresse IP 185.34.33.4). Quand un internaute veut consulter un site Internet, son périphérique interroge un service appelé « serveur DNS » qui effectue cette traduction. Chaque fournisseur d’accès Internet (FAI) fournit des serveurs DNS, de manière transparente pour l’abonné·e, qui n’a pas besoin de configurer quoi que ce soit : les serveurs DNS du FAI sont paramétrés par défaut.

Les injonctions de censure jouent aujourd’hui sur ce paramétrage par défaut : les FAI soumis à une obligation de censurer un site font mentir leur service DNS. Ainsi, au lieu de retourner à l’internaute la bonne adresse IP, le serveur DNS du FAI répondra qu’il ne connaît pas l’adresse IP du site censuré demandé, ou répondra par une adresse IP autre que celle du site censuré (par exemple pour rediriger l’internaute vers les serveurs du ministère de l’intérieur, comme c’est le cas avec la censure des sites terroristes ou des sites pédopornographiques).

La censure par DNS menteur a deux problèmes majeurs. Premièrement, elle est facilement contournable : il suffit à l’internaute de changer de serveur DNS. L’internaute peut même, lorsque sa box Internet le permet, paramétrer des serveurs DNS différents de ceux de son FAI, pour ne pas avoir à faire ce changement sur chaque périphérique connecté à son réseau. Deuxièmement, cette censure n’est pas précise : c’est tout le nom de domaine qui est bloqué. Il n’est ainsi pas possible de bloquer une page web seule. Si un FAI voulait bloquer avec un DNS menteur l’article que vous êtes en train de lire, il bloquerait aussi tous les autres articles sur www.laquadrature.net.

Lorsque le principe de la censure sur Internet a été introduit en droit, les législateurs dans le monde ont tâtonné pour trouver un moyen de la rendre effective. Différentes techniques ont été expérimentées avec la censure par DNS, et toutes posaient de sérieux problèmes (voir notamment l’article de Benjamin Bayart sur le site du FAI associatif French Data Network). Finalement, la censure par DNS menteur, lorsqu’elle ne consiste pas à renvoyer vers les serveurs d’un ministère1Lorsque les serveurs DNS d’un FAI répondent par une adresse IP qui n’appartient pas au site demandé mais à un tiers, ce tiers, qui recevra le trafic ainsi redirigé, sera capable de savoir quels sites censurés un·e abonné·e a voulu consulter. Ainsi, lorsqu’un serveur DNS répond par une adresse IP du ministère de l’intérieur lorsqu’on lui demande un site terroriste ou pédopornographique censuré (dans le but d’afficher le message d’avertissement du gouvernement), le ministère de l’intérieur sait que tel·le abonné·e a voulu accéder à tel site censuré. Qu’un gouvernement puisse connaître les détails d’une partie de la navigation d’un·e internaute pose d’évidents problèmes de vie privée., a l’avantage de ne poser que peu de restrictions aux libertés fondamentales. Et le status quo aujourd’hui est de préférer cette technique de censure peu efficace à d’autres qui poseraient des problèmes techniques ou conduiraient à devoir surveiller tout le trafic.

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées

C’est là que le gouvernement français innove avec son idée de censure par les navigateurs Internet. L’article 6 du projet de loi SREN vise à obliger les navigateurs à censurer des sites qui auraient été notifiés par la police parce qu’ils proposeraient des « arnaques ». Pour cela, le gouvernement compte sur une technologie déjà présente dans les principaux navigateurs : les filtres anti-phishing.

Aujourd’hui, les principaux navigateurs protègent leurs internautes en comparant les URL des sites visités avec une liste d’URL connues pour être dangereuses (par exemple, si le site héberge des applications malveillantes ou un faux formulaire de connexion pour tenter de voler des identifiants). Il existe différentes listes d’URL dangereuses, notamment Google Safe Browsing (notamment utilisée par Firefox) ou Microsoft Defender SmartScreen (utilisée par Edge) : le navigateur, à partir d’une copie locale de cette liste, va vérifier que l’internaute n’est pas en train de naviguer vers une URL marquée comme dangereuse. Et si c’est le cas, un message d’avertissement est affiché2Vous pouvez tester vous-même dans Firefox avec cette adresse de test de Mozilla. Rassurez-vous, le site en question n’est pas dangereux, il ne s’agit que d’une démonstration..

Mais cette censure n’est pas obligatoire : l’internaute peut passer outre l’avertissement pour un site et il peut désactiver totalement cette censure dans les paramètres de son navigateur. Celle-ci est également transparente : les listes d’URL bloquées sont téléchargées localement, c’est-à-dire qu’elle sont intégralement connues par l’ensemble des internautes (voir, pour Firefox, l’explication du fonctionnement sur le site de Mozilla).

Or, avec ce projet de loi SREN, le législateur entend s’inspirer de ces filtres, mais en changeant leur esprit. Les navigateurs devront obligatoirement intégrer un mécanisme de censure des sites d’« arnaques » et, même si l’internaute pourra passer outre un avertissement, ce mécanisme ne pourra pas être désactivé dans son ensemble.

Certes, le gouvernement voulait initialement aller plus loin : dans la version du texte présentée en juillet au Sénat, il n’était pas question de laisser la possibilité à l’internaute de contourner un blocage. Exit le bouton « J’ai compris » : si la police avait décidé qu’une URL était dangereuse, il n’était pas envisagé que vous puissiez accéder à cette adresse. En commission spéciale à l’Assemblée nationale, des député·es ont modifié le texte issu des travaux du Sénat pour ajouter la possibilité de contourner un blocage exigé d’un navigateur. Leur élément de langage était tout trouvé : ne parlez plus de « censure », il ne s’agit désormais que de « filtrage ». Bon, peut-être n’avaient-ils pas ouvert un dictionnaire : « Filtrage, n.m. […] Censure des informations jugées non conformes à la loi ou aux bonnes mœurs » nous rappelle le Wiktionnaire.

Malgré cette maigre atténuation des dangers de cette censure par rapport à la version du Sénat, le principe de cet article 6 n’a pas été remis en cause par les député·es en commission spéciale : les navigateurs devront toujours, en l’état actuel du projet de loi, censurer les URL notifiées par la police.

Un texte flou qui sapera la confiance dans les navigateurs

Ce nouveau mécanisme de blocage comporte énormément de parts d’ombre. Par exemple, le texte ne précise pas comment les navigateurs devront l’intégrer. Le décret d’application que devra adopter le gouvernement pour préciser la loi pourrait très bien, en raison du flou de la rédaction actuelle, exiger l’utilisation d’une sorte de boîte noire non-libre pour faire cette censure. Cela aurait comme conséquence que les navigateurs Internet aujourd’hui libres, comme Firefox, ne le seraient plus réellement puisqu’ils intégreraient cette brique non-libre du gouvernement.

Par ailleurs, le projet de loi est également flou sur la question de la transparence des URL bloquées. En l’état actuel du texte, les URL censurées ne doivent être rendues publiques que 72h après une injonction de censure. Autrement dit, la police pourrait exiger des navigateurs qu’ils ne dévoilent pas aux internautes quelles URL sont censurées. Dès lors, à défaut de ne pouvoir embarquer la liste complète des URL bloquées, les navigateurs devraient interroger la police (ou un tiers agissant pour son compte) à chaque fois qu’une page web serait demandée par l’internaute pour vérifier si celle-ci n’est pas soumise à une injonction de blocage. Ce faisant, la police (ou ce tiers) connaîtrait l’intégralité de la navigation Internet de tout internaute.

Au-delà du flou entretenu sur cet article 6, les navigateurs deviendront, avec ce texte, des auxiliaires de police. Ils devront opérer pour le compte de la police cette censure. Ils devront assumer à la place de l’État les cas de surcensure qui, vu la quantité de contenus à traiter, arriveront nécessairement3Cette surcensure arrive déjà aujourd’hui avec les filtres anti-phishing intégrés par défaut. Cela s’est par exemple produit avec des instances Mastodon.. Ils devront engager leur crédibilité lorsque des abus seront commis par la police. Alors que ce filtre anti-arnaque voulait redonner confiance aux internautes lorsqu’ils ou elles naviguent en ligne, c’est bien l’inverse qui se produira : le gouvernement retourne les navigateurs contre leurs utilisateur·rices, en imposant à ces dernier·es des censures possiblement injustifiées et potentiellement arbitraires. Comment, dans ce cas, faire confiance à un navigateur dont le comportement est en partie dicté par la police ?

Et c’est sans parler de cet effet cliquet qui se met en place à chaque nouvelle mesure sécuritaire. Il est impossible de revenir sur de nouvelles formes de contrôle par l’État : initialement présentées comme limitées, elles finissent inévitablement par être étendues. Avec son texte, le gouvernement envoie un signal fort à sa police et aux autres administrations : une fois l’État capable de faire bloquer sans juge les « arnaques » par les navigateurs, tout le monde pourra avoir sa part du gâteau de la censure par navigateur. Demain, la police voudra-t-elle faire censurer les discours politiques ou d’actions écologistes sous prétexte de lutte contre le terrorisme ? Les parlementaires voudront-ils faire bloquer des contenus haineux comme au temps de la loi Avia ? L’Arcom, qui a récupéré les pouvoirs de l’Hadopi en matière de droit d’auteur, voudra-telle bloquer les sites de streaming ?

Prendre les internautes pour des enfants incapables

Une fois encore, la CNIL est brandie en garde-fou qui permettrait de neutraliser et faire oublier tous les dangers de ce texte. Le projet de loi prévoit ainsi qu’une « personnalité qualifiée » de la CNIL sera notifiée des URL censurées et pourra enjoindre à la police de cesser un blocage abusif.

Or, ce « garde-fou » n’est pas sans rappeler celui, similaire et totalement défaillant, que l’on retrouve en matière de censure des sites terroristes ou pédopornographiques : lorsque la police veut faire censurer un contenu à caractère terroriste ou pédopornographique, une personnalité qualifiée de l’Arcom est chargée de vérifier que la demande est bien légitime. Avant l’Arcom, c’était à une personnalité qualifiée de la CNIL, Alexandre Linden, que revenait cette tâche. En 2018, il dénonçait le manque de moyens humains à sa disposition, ce qui a conduit à l’impossibilité de contrôler l’ensemble des demandes de censure. En 2019, il réitérait son appel et rappelait que les moyens nécessaires à son contrôle n’étaient toujours pas là. En 2020, il alertait sur les obstacles techniques mis en place par le ministère de l’intérieur.

Avec la censure des contenus terroristes ou pédopornographiques, ce sont déjà près de 160 000 contenus qui ont été vérifiés en 2022. Or, ce filtre « anti-arnaque » opèrerait un changement d’échelle : avec environ 1000 nouvelles menaces quotidiennes, il faudrait deux à trois fois plus de vérifications. Autant dire qu’il est illusoire de compter sur un tel garde-fou. Pire ! La police n’aura pas à motiver ses décisions de blocage lorsqu’une « mesure conservatoire » est prise, c’est-à-dire dans les cinq jours suivants la détection de l’arnaque, lorsque la police attend l’explication du site concerné. La personnalité qualifiée devra donc vérifier la véracité des « mesures conservatoires » sans connaître la raison pour laquelle la police a ordonné la censure.

En quoi la protection des internautes justifie-t-elle d’imposer une censure qu’ils ou elles ne pourront que contourner au cas par cas avec un message dont l’objectif est de dissuader de continuer ? Le gouvernement adopte une nouvelle fois une posture paternaliste auprès des internautes qui, pour leur bien, devraient accepter d’être pris·es par la main et de se voir imposer des mesures coercitives.

Reconnaissons un point : ce filtre « anti-arnaques » part d’une bonne intention. Mais l’imposer comme le fait l’article 6 du projet de loi SREN est un non-sens. Ce filtre aurait sa place dans un ensemble de mesures facultatives, mais qui ne relèvent pas de la loi : si le gouvernement est persuadé qu’il peut proposer un filtre « anti-arnaques » complet, fiable et à jour, pourquoi ne confie-t-il pas à la police le soin de maintenir une liste anti-phishing concurrente à celles de Google ou Microsoft ? Si ce filtre est de qualité, les navigateurs seront incités à l’intégrer, de leur plein gré et en laissant la liberté à l’internaute de le désactiver. Non, au contraire, le législateur préfère imposer sa solution, persuadé d’avoir raison et que forcer la main des navigateurs et des internautes serait une bonne chose. Et tant pis si cette censure ne sert à rien puisque, comme pour la censure des sites pornographique, les origines du problème ne sont pas abordées : rien n’est prévu dans ce projet de loi pour éduquer les citoyen·nes aux risques sur Internet, aucun nouveau moyen pour la CNIL ou l’ANSSI et son service cybermalveillance.gouv.fr n’est envisagé.

La vision paternaliste qui se dégage de ce filtre « anti-arnaque » montre bien la philosophie de l’ensemble de ce projet de loi : réguler Internet par l’excès d’autorité. Taper du poing sur la table, montrer que le gouvernement agit même si cela est parfaitement inefficace, et finalement sacrifier les libertés fondamentales sur l’autel du marketing politique en se ménageant de nouveaux moyens de surveillance et de censure. Le législateur ne doit pas tomber dans le piège, tendu par la commission spéciale, d’un « filtrage » qui serait acceptable : ce texte prévoit bel et bien une censure administrative par les navigateurs inacceptable en elle-même. Il est donc fondamental que cet article 6 et, au-delà, l’ensemble du projet de loi soient rejetés. Alors pour nous aider à continuer à défendre un Internet libre, vous pouvez nous faire un don !

References[+]

References
1 Lorsque les serveurs DNS d’un FAI répondent par une adresse IP qui n’appartient pas au site demandé mais à un tiers, ce tiers, qui recevra le trafic ainsi redirigé, sera capable de savoir quels sites censurés un·e abonné·e a voulu consulter. Ainsi, lorsqu’un serveur DNS répond par une adresse IP du ministère de l’intérieur lorsqu’on lui demande un site terroriste ou pédopornographique censuré (dans le but d’afficher le message d’avertissement du gouvernement), le ministère de l’intérieur sait que tel·le abonné·e a voulu accéder à tel site censuré. Qu’un gouvernement puisse connaître les détails d’une partie de la navigation d’un·e internaute pose d’évidents problèmes de vie privée.
2 Vous pouvez tester vous-même dans Firefox avec cette adresse de test de Mozilla. Rassurez-vous, le site en question n’est pas dangereux, il ne s’agit que d’une démonstration.
3 Cette surcensure arrive déjà aujourd’hui avec les filtres anti-phishing intégrés par défaut. Cela s’est par exemple produit avec des instances Mastodon.

Projet de loi SREN et accès au porno : identifier les internautes ne résoudra rien

Article co-écrit par La Quadrature du Net et Act Up-Paris.

Parmi les nombreuses mesures du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (« SREN » ou « Espace numérique ») figurent deux articles qui renforcent le contrôle des sites proposant du contenu à caractère pornographique, en leur imposant de vérifier l’âge des internautes pour bloquer l’accès aux mineur·es. Nous revenons, La Quadrature du Net et Act Up-Paris, sur cette mesure et ses dangers (voir aussi l’analyse globale de La Quadrature sur le projet de loi SREN).

Vérification de l’âge et blocage

À l’été 2020, la loi n° 2020-936 a renforcé les obligations pesant sur les sites proposant du contenu à caractère pornographique afin d’empêcher les mineur·es d’accéder à ces derniers. D’une part, elle a renforcé le délit que commet un site à caractère pornographique s’il est accessible à un·e mineur·e : demander à l’internaute de déclarer sur l’honneur qu’il ou elle est majeur·e ne suffit pas. D’autre part, cette loi a introduit une obligation pour ces sites de recourir à des dispositifs de vérification de l’âge des internautes. La sanction en cas d’absence de vérification de l’âge est la censure. L’Arcom, autorité née de la fusion entre le CSA et la Hadopi, est chargée de mettre en demeure les sites ne vérifiant pas correctement l’âge des internautes, puis de saisir la justice pour les faire censurer si les mises en demeures sont restées sans effet.

À l’époque, La Quadrature constatait que, encore une fois, les élu·es n’avaient rien compris à ce qu’est Internet. Vouloir mettre en place une obligation de vérifier l’âge des internautes en empêchant la seule technique respectueuse des libertés fondamentales qu’est l’auto-déclaration de l’internaute revient à supprimer le droit à l’anonymat en ligne. Act Up-Paris s’était prononcée également contre de tels procédés de censure, contre-productifs tant pour protéger les mineur·es de l’exposition aux contenus pornographiques que pour l’indépendance des travailleur·ses du sexe.

Le projet de loi SREN actuellement débattu à l’Assemblée montre que le gouvernement et les élu·es qui soutiennent ce texte n’ont toujours pas compris le fonctionnement d’Internet et les enjeux en termes de libertés fondamentales. En effet, à ses articles 1er et 2, ce texte va encore plus loin dans l’obligation de vérifier l’âge des internautes qui souhaiteraient accéder à un site à caractère pornographique : si ces deux articles étaient votés en l’état, l’Arcom pourrait imposer aux plateformes ses propres choix techniques pour vérifier l’âge (à travers l’édiction d’un référentiel), puis censurer elle-même, sans passer par un juge, les sites qui ne se plieraient pas à ses exigences (par des injonctions de blocage et de déréférencement).

Contourner le juge

Ce projet de loi prévoit deux contournements du juge : celui-ci ne décidera plus du bien-fondé d’une censure avant que celle-ci ne soit prononcée, et il ne décidera plus de la manière de procéder à la vérification de l’âge.

En effet, premièrement, le ministre Jean-Noël Barrot à l’origine de ce projet de loi ne cache pas que l’objectif est de ne plus attendre la justice pour censurer les sites : le projet de loi confie, dans son article 2, le soin à l’Arcom de censurer elle-même les sites, au lieu de passer par la justice, dans un mouvement de défiance envers cette dernière. M. Barrot justifiait ainsi devant le Sénat le rôle du référentiel qu’édictera l’Arcom : « En réalité, le référentiel vient sécuriser la capacité de l’Arcom à ordonner le blocage et le déréférencement. Et puisque nous prévoyons dans les articles 1er et 2 d’aller beaucoup plus vite, en contournant la procédure judiciaire, pour procéder à ce blocage, il faut que nous puissions fixer, à tout le moins, les conditions dans lesquelles le blocage et le déréférencement puissent être prononcés par l’Arcom. »

Le ministre a admis également dans la presse que ce mécanisme pourrait parfaitement conduire à censurer des réseaux sociaux comme Twitter. En effet, censurer Twitter est une demande récurrente de certaines associations de protection de l’enfance qui avaient formellement saisi l’année dernière l’Arcom afin qu’elle obtienne le blocage judiciaire du réseau social. Pourtant, à notre connaissance, l’autorité n’a jamais fait droit à cette demande, très certainement parce qu’une telle censure serait refusée par la justice. Demain, si ce texte passait, l’autorité pourrait exiger directement le blocage d’un réseau social comme Twitter, d’autant plus que le gouvernement l’y incite.

Deuxièmement, le contournement du juge réside également dans les règles qui s’appliqueront aux sites pour vérifier l’âge. En effet, l’Arcom sera chargée d’établir un référentiel pour déterminer les caractéristiques obligatoires de la vérification de l’âge. Aujourd’hui, en l’absence de précision dans la loi, c’est le juge qui, lorsqu’il est saisi d’une demande de l’Arcom de censure d’un site, regarde si la vérification de l’âge est techniquement possible et décide de prononcer ou non une censure en fonction des outils disponibles et des conséquences pour les droits fondamentaux. Mais demain, ce sera l’Arcom qui décidera de comment procéder à cette vérification1On relèvera également le grand risque d’inconstitutionnalité de ce nouveau pouvoir accordé à l’Arcom. Depuis une décision de 1989, le Conseil constitutionnel considère que, s’il est possible de confier à une autorité administrative un pouvoir réglementaire, c’est-à-dire un pouvoir d’édicter des règles contraignantes, celui-ci ne peut porter que sur « des mesures de portée limitée tant par leur champ d’application que par leur contenu ». En l’espèce, le Conseil constitutionnel avait censuré des dispositions qui confiaient au CSA le soin d’édicter des règles générales qui devaient s’imposer aux personnes régulées. Cette jurisprudence s’oppose donc également à ce que le référentiel que l’Arcom devra établir soit édicté par l’autorité elle-même.. Ce référentiel s’imposera aux sites, qui n’auront pas d’autre choix que de s’y conformer sous peine d’être censuré, même si cela aurait des conséquences dramatiques pour les libertés fondamentales.

Ce contournement du juge est particulièrement inquiétant dans un État de droit. La justice est vue par le gouvernement comme un frein, un obstacle qu’il faudrait « contourner ». Pour le ministre, la fin justifie les moyens : parce que la justice est considérée comme trop lente, elle doit être contournée. Les mêmes dangers pour les libertés que dans le reste des cas de censure administrative se poseront ici : la justice pourra toujours se prononcer sur le bien-fondé d’une censure, mais une fois seulement que celle-ci sera mise en place. Agir d’abord, réfléchir ensuite.

Surveillance automatisée des contenus et risques de sur-censure

À première vue, on serait tenté de se dire que l’obligation de vérification de l’âge pour les sites proposant du contenu pornographique n’est pas très grave car elle est limitée. Mais comme on l’a dit juste avant, les réseaux sociaux seront eux aussi concernés.

Pour une plateforme dont l’objet principal est de proposer du contenu à caractère pornographique, l’étendue de cette obligation de vérifier l’âge des internautes est facile à déterminer : avant l’accès à la moindre page de ces sites, la vérification de l’âge devra être faite. Mais il est beaucoup plus difficile pour un site dont l’objet principal n’est pas de proposer un tel contenu, notamment les réseaux sociaux, de distinguer ce qui relèverait de la pornographie ou non.

L’obligation de vérifier l’âge des internautes avant d’accéder à un contenu pornographique va donc, de fait, imposer aux plateformes de réseaux sociaux d’analyser automatiquement tous les contenus que publieraient leurs utilisateur·rices afin de déterminer les contenus à caractère pornographique, pour activer la vérification de l’âge quand cela sera nécessaire. Une analyse humaine n’est en effet pas envisageable en raison de la masse à traiter. Et comme la responsabilité repose sur les plateformes, elles seront nécessairement incitées à englober des contenus qui ne relèvent pas de la pornographie, dans le doute et par crainte d’une sanction pénale et d’une censure administrative2Une telle obligation de surveillance généralisée des contenus est radicalement contraire au droit européen puisque la directive e-commerce précise à son article 15 que « les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires (…) une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent »..

Le résultat sera catastrophique car les plateformes censureront par exemple les contenus de prévention en santé sexuelle. En effet, aujourd’hui, des associations de santé comme le Projet Jasmine de Médecins du Monde font des maraudes virtuelles pour toucher les travailleur·ses du sexe les plus éloigné·es de l’accès au soin. D’autres, comme Grisélidis, effectuent des maraudes en ligne sur les applications pour toucher les personnes mineur·es qui se prostituent. Or, ces différentes actions, qui visent à accompagner et aider ces personnes, seront impactées par cette censure. Aujourd’hui déjà, les campagnes de santé sexuelle sont limitées car les algorithmes invisibilisent tout ce qui touche aux sexualités : la simple mention du mot « sexe » fait perdre de la visibilité aux contenus en ligne et la nudité est censurée (voir par exemple la censure par Meta d’une une de Télérama contre la grossophobie, ou la censure d’une campagne de prévention d’Act-Up Paris). Le public que ces associations tentent d’aider subit aujourd’hui déjà des suppression de comptes sur les réseaux sociaux, et ce projet de loi aggravera cela. Le principal risque pour les associations de santé communautaire est de perdre le contact avec ces personnes particulièrement vulnérables.

Fin de l’anonymat en ligne

Enfin, de manière encore plus grave, cette vérification de l’âge implique la fin de l’anonymat en ligne. On rappellera que le principe est le droit à l’anonymat en ligne, qui est protégé tant par le droit de l’Union européenne3Le considérant 14 de la directive e-commerce précise que « La présente directive ne peut pas empêcher l’utilisation anonyme de réseaux ouverts tels qu’Internet. » La CJUE rattache également ce droit à naviguer anonymement sur Internet aux articles 7 (droit à la vie privée) et 8 (droit à la protection des données personnelles) de la Charte UE des droits fondamentaux : « Ainsi, en adoptant cette directive [e-privacy n° 2002/58], le législateur de l’Union a concrétisé les droits consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte, de telle sorte que les utilisateurs des moyens de communications électroniques sont en droit de s’attendre, en principe, à ce que leurs communications et les données y afférentes restent, en l’absence de leur consentement, anonymes et ne puissent pas faire l’objet d’un enregistrement. » (CJUE, gr. ch., 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., aff. C-511/18, C-512/18 et C-520/18, pt. 109). Par ailleurs, la CJUE parle d’anonymat, et non de pseudonymat. que par la Convention européenne de sauvegarde des libertés fondamentales (CESDH)4La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) considère, au visa de l’article 10 de la CESDH qui protège le droit à la liberté d’expression, qu’il existe un principe de droit à l’anonymat sur Internet (CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi AS c. Estonie, n° 64569/09, § 147). Ce droit à l’anonymat est également issu du droit à la vie privée de la CEDH puisque la Cour considère qu’un internaute conserve une attente raisonnable relative au respect de sa vie privée lorsque son adresse IP est traitée lors de sa navigation en ligne, alors même que l’adresse IP est, dans ce contexte, une donnée personnelle rendue publique par la navigation (CEDH, 24 avril 2018, Benedik c. Slovénie, n° 62357/14, §§ 100–119).. Or, le projet de loi SREN remet directement en cause ce principe en ligne.

Le texte ne dit pas comment la vérification de l’âge devra se faire : c’est sur l’Arcom, lorsqu’elle édictera son référentiel, que reposera cette mission. Il existe plusieurs manières de vérifier l’âge en ligne. La plupart sont relativement peu fiables et constitueraient de graves atteintes aux libertés fondamentales (analyse biométrique du visage, analyse de l’historique, utilisation d’une carte bancaire, envoi de sa carte d’identité au site). Il existe également une manière non-fiable mais qui offre l’avantage de ne pas créer d’atteinte disproportionnée aux libertés : l’auto-déclaration par l’internaute. Mais le législateur a explicitement écarté cette dernière en 2020.

La solution qui revient régulièrement, parce qu’elle serait la moins mauvaise solution, est l’identité numérique et on peut s’attendre à ce que l’Arcom s’oriente vers cette solution dans son référentiel. L’identité numérique consiste à s’identifier en ligne à l’aide d’un service autre. Les GAFAM ont leur système d’identité numérique (par exemple Google qui permet de s’identifier sur un site tiers à l’aide du compte Google de l’internaute), l’État également (avec ses services FranceConnect et France Identité). Or, l’identité numérique, si elle est bien implémentée via un tiers de confiance, permet de limiter les informations traitées. Comme le relevait le laboratoire d’innovation numérique de la CNIL (le LINC), passer par un tiers de confiance qui sera chargé de vérifier l’âge pour le compte d’un site internet permet à ce dernier de ne pas connaître l’identité de l’internaute. Avec ce mécanisme, l’internaute se connecte à ce tiers de confiance à l’aide d’une identité numérique d’État pour justifier de son identité donc de son âge. Puis le tiers de confiance délivre un certificat de majorité (aussi appelé ici « jeton » ou « token ») à l’internaute. Enfin, l’internaute transmet au site ce certificat pour prouver qu’il ou elle a 18 ans ou plus. Concrètement, cela prend la forme d’une page de connexion sur la plateforme du tiers de confiance et la transmission du certificat est effectuée automatiquement par le navigateur de l’internaute vers le site qui demande la majorité.

Cette solution, parfois appelée « en double aveugle », a beau être la moins mauvaise, elle reste dangereuse. Certes, le site qui doit vérifier l’âge de l’internaute ne connaît pas son identité réelle (mais seulement s’il a 18 ans ou plus) et le tiers de confiance ne sait pas sur quel site l’internaute se connecte (parce que le certificat de majorité n’est pas présenté directement par le tiers de confiance au site). En revanche, une telle solution implique nécessairement de devoir justifier de son identité à un moment avant de pouvoir accéder à un service en ligne : même si l’internaute ne se connecte pas directement auprès du site voulant vérifier l’âge, il devra justifier de son identité auprès d’un tiers. L’anonymat n’est plus possible si un site impose à ses internautes de s’identifier pour vérifier leur âge. Dit autrement, lorsque le législateur impose de vérifier l’age des internautes, il empêche fatalement tout anonymat en ligne.

Et cette affirmation est d’autant plus vraie que d’autres mesures voulues par la majorité impliquent de vérifier l’âge au-delà des contenus à caractère pornographique.

Interdire, interdire, interdire

Comme La Quadrature du Net le relevait, la vérification de l’identité des internautes avant d’accéder à du contenu à caractère pornographique s’insère dans une série de prises de positions et de lois en défaveur de l’anonymat en ligne. En juillet, le Parlement a adopté une proposition de loi Horizons qui instaure une « majorité numérique ». Cette loi veut imposer aux plateformes en ligne5Le texte parle de « réseaux sociaux » mais la définition est tellement large qu’elle englobe également les messageries interpersonnelles ou les sites ayant un espace de discussion, comme par exemple n’importe quel blog en ligne : « On entend par service de réseaux sociaux en ligne toute plateforme permettant aux utilisateurs finaux de se connecter et de communiquer entre eux, de partager des contenus et de découvrir d’autres utilisateurs et d’autres contenus, sur plusieurs appareils, en particulier au moyen de conversations en ligne, de publications, de vidéos et de recommandations. » d’empêcher leurs utilisateur·rices de moins de 13 ans de se créer un compte, de s’assurer que celles et ceux ayant entre 13 et 15 ans ont bien l’accord de leurs parents, et, pour les mineur·es entre 15 et 18 ans de permettre à leurs parents de suspendre a posteriori leur compte sans avoir à se justifier. Heureusement que la rapporteure du texte au Sénat a torpillé la loi en soumettant son entrée en vigueur au feu vert de la Commission européenne qui ne devrait jamais être donné6Dans une affaire pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant les obligations de modération qui s’imposent aux plateformes, l’avocat général (magistrat chargé de rentre un avis à la Cour sur l’affaire) a estimé qu’un État membre ne peut imposer à une plateforme en ligne une obligation générale qui n’est pas prévue par le droit de l’UE. Autrement dit, si la Cour suivait son avocat général (elle n’est pas obligée mais le suit malgré tout très souvent), les obligations de vérifier l’âge des internautes seraient contraires au droit de l’UE car elles constitueraient une obligation supplémentaire qui n’est pas prévue par le droit de l’UE.. En revanche, cette tentative législative montre bien que le législateur est prêt à généraliser le contrôle de l’identité en ligne, parce que pour lui la solution aux problèmes ne peut résider que dans l’interdiction : interdire le porno et les réseaux sociaux aux mineurs, voire peut-être demain également les VPN. Parce que pourquoi pas.

L’art de passer à côté du vrai problème

Sous couvert de réguler les plateformes, le gouvernement évite soigneusement de répondre au problème de l’éducation sexuelle des enfants. Encore une fois, il préfère agir sur les conséquences (l’accès aux contenus à caractère pornographique par les mineur·es) plutôt que de s’occuper du fond du problème, qui est l’échec de l’éducation sexuelle en France.

Il y a un an, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) tirait la sonnette d’alarme sur le sexisme à l’école. Il notait que, loin d’être un lieu d’éducation des enfants aux questions d’égalité de genre, l’école, au contraire, « entretient et amplifie les stéréotypes de sexe ». S’il relève également que l’accès à la pornographie peut être une des raisons de la culture du viol prégnante (bien que celle-ci ne soit pas propre aux pornographies mais se diffuse dans toutes les strates de la société), il ne préconise pas la censure des sites. Au contraire, le HCE presse les pouvoirs publics de s’attaquer à la racine du problème à l’école : les enseignements obligatoires à la sexualité ne sont pas assurés, le harcèlement, le cyberharcèlement et les violences en ligne ne sont pas traitées à la hauteur des enjeux, il n’existe pas d’obligation de justes représentation et proportion de figures féminines dans les manuels, programmes scolaires et sujets d’examen. En effet, seul·es 15 % des élèves bénéficient des trois séances d’éducation à la sexualité obligatoires pendant l’année scolaire jusqu’à la fin du lycée alors même qu’elles sont prévues dans la loi depuis 2001. Cette carence grave de l’éducation nationale a récemment conduit les associations Sidaction, Planning Familial et SOS Homophobie à saisir la justice pour faire appliquer la loi. Or, comme le rappellent ces associations, « l’éducation à la sexualité, c’est donc moins de grossesses non désirées, moins d’IST, moins de VIH, moins de violences sexistes et sexuelles, moins de discriminations et de violences LGBTIphobes, plus de consentement, plus de comportements responsables, plus d’autonomie, plus de respect de soi même et de l’autre, plus de confiance en soi, plus d’égalité entre les femmes et les hommes ». Le Défenseur des droits faisait le même constat en 2021 de la nécessité d’accompagner et d’aider les enfants au lieu de leur rajouter de nouvelles interdictions : « Il est par ailleurs nécessaire de déployer la prévention à l’école, afin de mieux protéger les enfants de l’exposition précoce à la pornographie. Il convient également de renforcer les campagnes de sensibilisation auprès des enfants, adolescents et de leurs familles (éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle […]) ».

En définitive, le projet de loi SREN est une énième opération de marketing électoral. Non seulement il ne résoudra rien aux problèmes qu’il prétend vouloir régler, mais en plus il signifierait la fin de l’anonymat en ligne. Cette dernière est une vieille demande de la droite française et le symptôme d’une classe politique qui ne comprend toujours pas ce qu’est Internet. Le rejet des articles 1er et 2 du projet de loi est nécessaire. Ils ne sont pas seulement contraires aux droits fondamentaux, ils feraient sauter la digue de l’anonymat en ligne, pourtant cruciale pour beaucoup de personnes, et feraient entrer encore un peu plus la France dans le club des États autoritaires. Alors n’hésitez pas à nous aider dans notre lutte, en faisant un don à Act-Up Paris ou à La Quadrature du Net et en parlant de ces sujets autour de vous.

References[+]

References
1 On relèvera également le grand risque d’inconstitutionnalité de ce nouveau pouvoir accordé à l’Arcom. Depuis une décision de 1989, le Conseil constitutionnel considère que, s’il est possible de confier à une autorité administrative un pouvoir réglementaire, c’est-à-dire un pouvoir d’édicter des règles contraignantes, celui-ci ne peut porter que sur « des mesures de portée limitée tant par leur champ d’application que par leur contenu ». En l’espèce, le Conseil constitutionnel avait censuré des dispositions qui confiaient au CSA le soin d’édicter des règles générales qui devaient s’imposer aux personnes régulées. Cette jurisprudence s’oppose donc également à ce que le référentiel que l’Arcom devra établir soit édicté par l’autorité elle-même.
2 Une telle obligation de surveillance généralisée des contenus est radicalement contraire au droit européen puisque la directive e-commerce précise à son article 15 que « les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires (…) une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent ».
3 Le considérant 14 de la directive e-commerce précise que « La présente directive ne peut pas empêcher l’utilisation anonyme de réseaux ouverts tels qu’Internet. » La CJUE rattache également ce droit à naviguer anonymement sur Internet aux articles 7 (droit à la vie privée) et 8 (droit à la protection des données personnelles) de la Charte UE des droits fondamentaux : « Ainsi, en adoptant cette directive [e-privacy n° 2002/58], le législateur de l’Union a concrétisé les droits consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte, de telle sorte que les utilisateurs des moyens de communications électroniques sont en droit de s’attendre, en principe, à ce que leurs communications et les données y afférentes restent, en l’absence de leur consentement, anonymes et ne puissent pas faire l’objet d’un enregistrement. » (CJUE, gr. ch., 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., aff. C-511/18, C-512/18 et C-520/18, pt. 109). Par ailleurs, la CJUE parle d’anonymat, et non de pseudonymat.
4 La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) considère, au visa de l’article 10 de la CESDH qui protège le droit à la liberté d’expression, qu’il existe un principe de droit à l’anonymat sur Internet (CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi AS c. Estonie, n° 64569/09, § 147). Ce droit à l’anonymat est également issu du droit à la vie privée de la CEDH puisque la Cour considère qu’un internaute conserve une attente raisonnable relative au respect de sa vie privée lorsque son adresse IP est traitée lors de sa navigation en ligne, alors même que l’adresse IP est, dans ce contexte, une donnée personnelle rendue publique par la navigation (CEDH, 24 avril 2018, Benedik c. Slovénie, n° 62357/14, §§ 100–119).
5 Le texte parle de « réseaux sociaux » mais la définition est tellement large qu’elle englobe également les messageries interpersonnelles ou les sites ayant un espace de discussion, comme par exemple n’importe quel blog en ligne : « On entend par service de réseaux sociaux en ligne toute plateforme permettant aux utilisateurs finaux de se connecter et de communiquer entre eux, de partager des contenus et de découvrir d’autres utilisateurs et d’autres contenus, sur plusieurs appareils, en particulier au moyen de conversations en ligne, de publications, de vidéos et de recommandations. »
6 Dans une affaire pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant les obligations de modération qui s’imposent aux plateformes, l’avocat général (magistrat chargé de rentre un avis à la Cour sur l’affaire) a estimé qu’un État membre ne peut imposer à une plateforme en ligne une obligation générale qui n’est pas prévue par le droit de l’UE. Autrement dit, si la Cour suivait son avocat général (elle n’est pas obligée mais le suit malgré tout très souvent), les obligations de vérifier l’âge des internautes seraient contraires au droit de l’UE car elles constitueraient une obligation supplémentaire qui n’est pas prévue par le droit de l’UE.

Projet de loi SREN : le gouvernement sourd à la réalité d’internet

Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (aussi appelé « SREN » ou « Espace numérique ») est actuellement en discussion à l’Assemblée nationale, après avoir été voté en juillet dernier au Sénat. Ce texte, présenté comme une simple adaptation d’une série de règlements européens, change en réalité la manière de concevoir la régulation des plateformes en ligne. En voulant instaurer une censure autoritaire et extra-judiciaire, en voulant mettre fin à l’anonymat en ligne et en répétant les erreurs déjà commises avec la loi Avia, le gouvernement fait une nouvelle fois fausse route. Ce projet de loi étant très dense, commençons par une présentation générale des éléments importants du texte (nous reviendrons plus tard en détails sur certains points avec des articles dédiés).

L’accès au porno, prétexte pour mettre fin à l’anonymat

Les articles 1er et 2 du projet de loi renforcent l’obligation pour les sites pornographiques de vérifier l’âge de leurs utilisateurs. Pour rappel, depuis une proposition de loi issue de la majorité présidentielle en 2020, les sites proposant du contenu pornographique doivent vérifier l’âge des internautes, une simple case à cocher auto-déclarative ne suffisant pas. En cas de non-respect, une peine de censure peut être prononcée par un juge. Nous dénoncions à l’époque un tel principe d’obliger les personnes à justifier de leur âge, qui passe nécessairement par une mise à mal de l’anonymat en ligne.

Mais en réalité, cette loi de 2020 n’a pas vraiment changé les choses : les sites pornographiques continuent d’afficher un bouton pour que l’internaute déclare sur l’honneur avoir plus de 18 ans, et très peu de censures ont été prononcées par la justice. Pour la simple raison que personne, ni les plateformes, ni le gouvernement, ni la CNIL ne savent comment effectuer cette vérification de l’âge d’une manière qui soit simple techniquement et respectueuse de la vie privée des personnes. Le laboratoire de prospective de la CNIL, le LINC, suggère une solution passant par un tiers de confiance, c’est-à-dire une autorité chargée de délivrer à l’internaute un certificat (un jeton, ou « token ») confirmant qu’il est bien majeur, sans que ce tiers ne connaisse le service réclamant ce certificat. Mais, d’une part, cette solution implique que le tiers de confiance pourra facilement déduire que, quand une personne lui demandera une « preuve de majorité », l’objectif sera de consulter un site pornographique. D’autre part, ce mécanisme du tiers de confiance impose l’utilisation d’une identité numérique d’État, aujourd’hui théoriquement facultative, qui deviendra alors encore plus obligatoire de fait.

Malgré ces obstacles pratiques et en dépit de l’absence de solution viable décidée conjointement par les institutions et les experts techniques, le gouvernement persiste. Mécontent d’une justice qui, à son goût, ne censure pas assez les sites pornographiques, il propose tout simplement de la contourner : le projet de loi SREN passe d’une censure judiciaire des sites ne vérifiant pas l’âge de leurs internautes à une censure administrative, c’est-à-dire extra-judiciaire. Ce n’est donc qu’une fois la censure décidée qu’un juge vérifiera sa légalité. L’Arcom, autorité née de la fusion entre la Hadopi et le CSA, sera chargée de prononcer la censure d’un site pornographique qui ne vérifierait pas l’âge des internautes. Cet entêtement à vouloir fliquer les internautes est d’autant plus surprenant que même la Grande-Bretagne, pourtant pionnière dans la censure des sites pornographiques et source d’inspiration du gouvernement, a abandonné en 2019 un dispositif similaire, faute de solution technique satisfaisante. Très récemment encore, l’Australie a abandonné un tel mécanisme de vérification d’âge et le Texas a été obligé de suspendre une loi similaire parce que la justice américaine a considéré cette loi contraire à la liberté d’expression.

Le retour de la censure obligatoire en 24 heures

L’article 3 du projet de loi renforce les obligations de retrait des contenus à caractère pédopornographique pesant sur les hébergeurs de sites internet. Aujourd’hui, la loi impose que ces derniers doivent retirer ces contenus en 24 heures sur demande de la police, mais il n’y a pas de sanction spécifique en cas d’absence de retrait (seule la responsabilité des hébergeurs pourra être retenue, mais elle s’apprécie en fonction des capacités des plateformes, de la gravité du contenu, de la difficulté à contrôler la légalité de la demande, etc.). La nouveauté du projet de loi réside dans le fait que l’absence de retrait une fois passé le délai de 24 heures constitue automatiquement un délit, sans que ne soient examinées les potentielles raisons ou explications de cette absence d’action. Dès lors, la menace d’une répression systématique accentue le joug de l’État sur ces hébergeurs et renforce le principe de la censure administrative qui est déjà, en soi, un danger pour la liberté d’expression en ligne (voir par exemple ce que nous disions il y a 13 ans à propos de la LOPPSI).

Mais surtout, il est très probable que, par crainte d’une sanction, les hébergeurs préfèrent retirer trop de contenus, quitte à se tromper. C’est exactement ce que voulait la loi Avia qui imposait des délais fixes pour retirer des contenus haineux ou à caractère terroriste. Nous dénoncions alors le risque de surcensure que ce mécanisme impliquait, tout comme le Conseil constitutionnel lorsqu’il a déclaré cette loi contraire à la Constitution.

Malgré cela, le gouvernement ne cache pas vraiment ses intentions de censure généralisée. Dans l’étude d’impact du projet de loi, il explique que l’objectif de l’article 3 est d’« aligner » les régimes de censure administrative sur celui du terrorisme. En effet, après la censure de la loi Avia, la France s’est empressée de pousser un règlement européen qui oblige aujourd’hui les hébergeurs à retirer les contenus à caractère terroristes sous peine de lourdes sanctions pénales, par un mécanisme similaire à feue la loi Avia. Par cet article 3 qui introduit des sanctions similaires pour les contenus pédopornographiques, le gouvernement organise donc le retour masqué de la loi Avia.

Le bannissement des réseaux sociaux, un coup d’épée dans l’eau

Pour lutter contre le harcèlement en ligne, le gouvernement n’envisage pas de donner les moyens humains et financiers à la justice pour faire son travail. À l’inverse, l’article 5 du projet de loi préfère miser sur un réflexe disciplinaire, en créant une peine complémentaire d’interdiction de réseaux sociaux pour les personnes qui seraient condamnées pour harcèlement : sur décision de justice, les plateformes en ligne devront suspendre les comptes détenus par les personnes condamnées et les empêcher de se créer un nouveau compte. Mais comment s’assurer qu’une personne condamnée ne se recrée pas un compte ? Le projet de loi est parfaitement silencieux sur ce point. On peut en revanche légitimement craindre que cette nouveauté ouvre la voie à la généralisation du contrôle d’identité en ligne, afin de s’assurer que l’internaute voulant se créer un compte ne sera pas sur la liste des personnes interdites de réseaux sociaux.

Cette peine d’interdiction des réseaux sociaux et la généralisation de la vérification d’identité qu’elle risque d’induire s’inscrivent dans la même ligne que la récente loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, adoptée il y a quelques mois. Issue d’une proposition de loi du groupe Horizons, elle instaure une interdiction pour les mineur·es de moins de 13 ans de se créer un compte en ligne, impose à celles et ceux entre 13 et 15 ans d’obtenir l’accord de leurs parents, et permet aux parents d’adolescent·es ayant entre 15 et 18 ans de suspendre leurs comptes jusqu’à leur majorité. Or, ces règles ne peuvent être respectées qu’en vérifiant l’identité de toute personne voulant s’inscrire sur un réseau social.

Cette « majorité numérique » semble non seulement impossible à mettre en œuvre sans atteinte excessive au droit à l’anonymat en ligne, mais également contraire au droit de l’Union européenne. Cette situation inconfortable a poussé le législateur à soumettre, à la toute fin du processus législatif, l’entrée en vigueur de ce texte à une décision de la Commission européenne sur la conformité au droit de l’UE de ce mécanisme.

Pour autant, cela ne rebute toujours pas le gouvernement, qui continue avec le projet de loi SREN et son idée de bannissement des réseaux sociaux. Le Sénat est même allé plus loin : le rapporteur du texte à la chambre haute, Loïc Hervé, a introduit de nouvelles dispositions pour que ce bannissement des réseaux sociaux puisse être prononcé par un juge d’application des peines, voire par un procureur de la République via une composition pénale1Procédure pénale où procureur et personne mise en cause s’accordent sur une peine puis la font valider par un tribunal..

La censure administrative par le navigateur

Autre surprise du texte : le gouvernement propose une nouvelle manière de faire de la censure administrative, en passant par un blocage des contenus au niveau des navigateurs web. Sous couvert de proposer un filtre « anti-arnaques », l’article 6 du projet de loi impose non seulement aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et aux fournisseurs de systèmes de résolution de noms de domaine (c’est-à-dire les fournisseurs de DNS alternatifs autres que ceux des FAI) de censurer certaines ressources en ligne que la police aurait identifiées comme étant des « arnaques », mais oblige également les navigateurs web à procéder à une telle censure.

Autrement dit, si demain la police repère un site de phishing, elle pourra imposer à l’éditeur de votre navigateur préféré de procéder à son blocage pur et simple. Et peu importe s’il s’avère que la demande est erronée ou abusive. Peu importe aussi si cela ouvre grand la porte à des censures d’un autre genre, politiques par exemple. Bien évidemment, la fondation Mozilla, qui édite le navigateur Firefox, est vent debout contre cette obligation. Nous vous invitons d’ailleurs à signer leur pétition et à la faire circuler largement.

Et peut-être d’autres mesures autoritaires à venir

Ces quelques articles de ce projet de loi sont déjà très inquiétants, au regard de la mise à mal de l’anonymat en ligne, de l’atteinte à la liberté d’expression et de la négation du droit à la vie privée qu’ils instaurent. Mais ce projet de loi risque encore de s’aggraver au cours des discussions.

En juillet dernier, la réponse du gouvernement et de ses soutiens a été de pointer les réseaux sociaux comme responsables des révoltes en France, pour mieux passer sous silence le malaise social grandissant. À cette occasion, le député Renaissance Paul Midy, rapporteur général de ce projet de loi SREN, avait déjà annoncé qu’il était favorable à l’obligation de justifier de son identité civile avant de pouvoir s’inscrire sur une plateforme en ligne, emboîtant ainsi le pas d’Emmanuel Macron. Cette marotte de la droite française pourrait bien se concrétiser avec ce texte. Suite aux violences estivales, un « groupe de travail » interparlementaire s’est déjà réuni trois fois cet été pour réfléchir à une « évolution législative » de l’encadrement des réseaux sociaux. Seraient pour l’instant envisagées des restrictions temporaires de la géolocalisation ou l’obligation pour les plateformes de conserver les messages éphémères qui y sont échangés.

De plus, tout le monde au gouvernement veut maintenant son petit bout de censure. En réponse à la polémique née autour d’un site de rencontres pour jeunes enfants et adolescents devenu le terrain de chasse de pédophiles, la secrétaire d’État en charge de l’Enfance Charlotte Caubel s’imagine déjà censurer ce type de site. Mais comme la loi instaurant une majorité numérique, qui obligerait à vérifier l’identité de toute personne, n’est pas encore en vigueur, elle pourrait bien profiter de ce projet de loi SREN pour pousser ses idées de censure.

Une grande absente : l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux

Finalement, il n’est pas surprenant que l’idée d’une interopérabilité obligatoire des réseaux sociaux ne figure pas dans ce projet de loi : il s’agit d’une manière radicalement différente de celle du gouvernement de réguler les contenus en ligne. L’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux consiste à imposer aux grandes plateformes d’ouvrir leurs communautés à d’autres réseaux sociaux. Concrètement, avec une telle obligation, les utilisateur·rices de Mastodon seraient capables de discuter avec leurs contacts restés sur Facebook. Autrement dit : les internautes pourraient partir d’un réseau social dangereux (car il marchanderait la vie privée de ses utilisateur·rices et/ou mettrait en avant des contenus problématiques) sans se couper de leurs ami·es qui y resteraient.

L’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux remettrait largement en question le modèle économique des géants actuels. Celui-ci repose en effet sur le non-respect structurel du droit des données personnelles et la mise en avant algorithmique de contenus haineux. En faisant réagir, ces réseaux sociaux commerciaux gardent les internautes plus longtemps sur la plateforme, augmentant ainsi les revenus publicitaires. En permettant aux internautes de partir d’un Twitter aux mains d’un milliardaire aux choix erratiques et qui met en avant l’extrême-droite ou d’un Meta régulièrement condamné pour ne pas respecter le droit des données personnelles, l’obligation d’interopérabilité de ces plateformes les pousseraient à s’adapter face à la concurrence plus éthique des réseaux sociaux décentralisés. Sans passer par une censure verticale des contenus problématiques en ligne, l’interopérabilité des réseaux sociaux, si elle est obligatoire, permettrait qu’ils ne soient plus mis en avant, et donc de réduire leur impact sur les sociétés.

Ce projet de loi, en ne s’intéressant pas à la question de l’interopérabilité, passe d’autant plus à côté du vrai sujet que les géants du numérique, eux, commencent à s’intéresser à cette question. Cet été, Meta a lancé son concurrent à Twitter, Threads, et a annoncé que son service serait interopérable, notamment avec le reste du fédivers. L’absence d’autorité capable de réguler les ardeurs des géants comme Meta crée alors un danger immédiat pour le fédivers (voir notre explication). Il est aujourd’hui crucial d’empêcher un aussi grand acteur que Meta de prendre ce qui l’intéresse dans l’écosystème des réseaux sociaux interopérables sans donner en retour. Alors que le Digital Markets Act, règlement européen voulant réguler les plateformes, avait un temps envisagé d’instaurer une telle obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux, la France était parvenue en bout de course législative à supprimer une telle obligation. On ne peut que déplorer cette stratégie d’ignorer la question de l’interopérabilité des réseaux sociaux.

S’il fallait résumer le projet de loi SREN, nous pourrions le présenter comme l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire. Réguler par la censure, l’autoritarisme et les atteintes massives aux droits fondamentaux n’est pas la bonne solution. Il existe pourtant d’autres manières de faire, notamment en passant par l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux. Nous reviendrons plus en détails sur certaines des dispositions que nous venons de présenter. En attendant, vous pouvez nous aider à continuer de défendre un Internet respectueux des personnes en nous faisant un don.

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References
1 Procédure pénale où procureur et personne mise en cause s’accordent sur une peine puis la font valider par un tribunal.

L’arrivée de Meta sur le fédivers est-elle une bonne nouvelle ?

Le fédivers (de l’anglais fediverse, mot-valise de « fédération » et « univers ») est un ensemble de médias sociaux composé d’une multitude de plateformes et de logiciels, où les uns communiquent avec les autres grâce à un protocole commun. Mastodon est un des logiciels qui permet de proposer une instance sur le fédivers1Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party. En juin dernier, Meta a annoncé son arrivée sur le fédivers, à travers le lancement d’un concurrent à Twitter, nommé Threads, qui prévoit à terme de pouvoir s’intéropérer avec d’autres instances du fédivers. La Quadrature du Net réclame depuis plusieurs années une obligation d’interopérabilités pour ces grands réseaux sociaux. Alors l’interopérabilité d’un service proposé par Meta est-elle une bonne nouvelle ? Certainement pas.

Le fédivers est important

Depuis 2018, La Quadrature du Net défend le modèle vertueux du fédivers et réclame qu’il soit introduit dans le droit une obligation pour les plateformes de réseaux sociaux d’être interopérables, c’est-à-dire qu’ils puissent s’insérer dans l’écosystème du fédivers. L’objectif premier du fédivers et de notre revendication d’interopérabilité est de faire en sorte que les utilisateur·rices des grandes plateformes ne soient pas piégé·es par l’effet réseau, c’est-à-dire le fait que certaines plateformes deviennent aujourd’hui incontournables parce que les communautés sont dessus. L’interopérabilité permet ainsi de librement décider depuis quelle plateforme communiquer avec ses contacts, sans être poussé avec plus ou moins de force vers un site ou une application en particulier parce que tous·tes ses ami·es y seraient.

L’interopérabilité en matière de messageries interpersonnelles existe déjà depuis des décennies avec le courrier électronique. Avec une adresse chez un fournisseur A, il est possible d’écrire à ses contacts chez un fournisseur B.

Appliquée aux réseaux sociaux, l’interopérabilité permet à une personne sur une instance A d’écrire à une personne sur une instance B. Surtout, cela permet donc de quitter une plateforme sans se couper de ses ami·es, notamment face à un réseau social qui abuserait des données personnelles de ses utilisateur·rices ou qui aurait des politiques de modération ou de mise en avant de certains contenus problématiques.

La Quadrature du Net promeut depuis 2017 l’interopérabilité des réseaux sociaux. Nous pensons qu’il s’agit d’une réponse alternative à la problématique de la régulation des contenus en lignes. Face à des contenus racistes, antisémites, xénophobes, etc., mis en avant par certaines grandes plateformes, permettre à leurs utilisateur·rices de partir sans se couper de ses ami·es permet de faire émerger des alternatives plus vertueuses, au modèle économique différent.

Ainsi, depuis 2017, nous gérons une instance Mastodon, Mamot.fr. Avec cette instance, nous maintenons une petite pierre du grand réseau social fédéré qu’est le fédivers. Nos utilisateur·rices peuvent donc communiquer avec les autres instances du fédivers, sans avoir besoin d’un compte sur chaque autre plateforme, et en pouvant partir du jour au lendemain si notre politique de modération ne convenait pas. En sommes, un réseau social fédéré permet de redonner du pouvoir à l’internaute, en le retirant aux plateformes.

La beauté du fédivers est aussi qu’il ne s’arrête pas à du microblogging. Nous avons aussi une instance Peertube sur video.lqdn.fr, qui fait aussi partie du fédivers : chacun·e peut commenter et partager nos vidéos sans avoir de compte sur notre plateformes, mais simplement sur une instance quelconque du fédivers.

Mais voici que le géant Meta arrive

Qu’on l’appelle Meta ou Facebook, c’est bien le même géant qui est à la manœuvre. On rappellera que le réseau social de Mark Zukerberg à l’origine de nombreux scandales, sur la gestion des données personnelles et le non-respect du RGPD, ou encore le fait qu’il a servi, à travers le scandale de Cambridge Analytica, à des campagnes massives de manipulations électorales.

Meta est peut-être trop gros, sa position dominante et presque monopolistique dans le milieu des réseaux sociaux aujourd’hui lui octroyant une forme d’impunité. C’est bien en regroupant l’ensemble des internautes de Facebook, Instagram, WhatsApp, etc. que le groupe aux plusieurs milliards d’utilisateur·rices peut survivre à ses innombrables scandales.

Mais aujourd’hui Meta est face à un double souci. Premièrement, les réseaux sociaux ne durent pas éternellement et sont régulièrement abandonnés lors des migrations vers d’autres réseaux. Facebook en fait petit à petit les frais, concurrencé par d’autres plateformes qui ont su jouer sur les phénomènes d’addiction comme TikTok. Deuxièmement, sa taille fait de lui une cible prioritaire des différents États, qui cherchent à réguler les plateformes. Le Digital Markets Act (DMA), règlement européen qui, en tandem avec le Digital Services Act (DSA), vise à réguler les plateformes et l’économie numériques, a bien failli imposer aux réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. Si la France, sous l’impulsion de Cédric O, est venue, en toute fin de parcours législatif, retirer les obligations d’interopérabilités pour les réseaux sociaux du texte final, on voit bien que l’idée de la régulation par la décentralisation d’Internet fait son chemin parmi les décideur·euses public·ques et qu’une telle obligation finira probablement par arriver.

L’arrivée de Facebook sur le fédivers ressemble à la stratégie de prendre les devants, d’agir tant qu’il n’existe pas encore d’encadrement, afin de cannibaliser le fédivers en profitant de la circonstance de l’effondrement de Twitter.

L’interopérabilité est importante

Afin de promouvoir le modèle vertueux du fédivers, nous réclamions avec la loi Avia qu’il soit imposée aux grandes plateformes de réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. En permettant aux utilisateur·rices de quitter un réseau social toxique sans se couper de ses ami·es, il s’agit de casser le monopole qu’ont les géants sur les communautés et de permettre aux internautes de choisir l’endroit qui les accueillera, en fonction des préférences, affinités et valeurs de chacun·es.

Alors que la loi Avia proposait comme manière de réguler les plateformes le contrôle, la censure et la confirmation de l’hégémonie des plateformes et de leur pouvoir, nous proposions l’obligation d’interopérabilité comme modèle alternatif à la censure. Si Twitter, Facebook ou TikTok sont nocifs, c’est (entre autres) que leur modèle économique les pousse à mettre en avant des contenus problématiques, haineux, qui feront réagir les internautes et maintiendront leur attention pour engranger plus de revenus publicitaires, au détriment du débat apaisé et du respect de l’autre.

Avec le DSA et le DMA, nous proposions l’obligation d’interopérabilité pour cette même raison : réguler les géants doit passer par leur retirer le contrôle de leurs communautés. Et nos efforts, épaulés par d’autres organisations comme EDRi, Article 19 ou l’Electronic Frontier Foundation (EFF), ont bien failli réussir puisque sans les efforts du gouvernement français et de son ministre de l’époque Cédric O, l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux aurait pu devenir réalité puisque le Parlement européen avait voté en sa faveur.

Récemment, nous critiquions également l’attitude du gouvernement qui, sourd aux problèmes sociaux qui touchent les banlieues, préfère museler la liberté d’expression sur les réseaux sociaux avec la vieille rengaine de la censure, alors que cela ne résoudra pas les problèmes de fond et que la régulation des plateformes devrait passer par plus de décentralisation au lieu de plus de censure.

S’interopérer, oui, mais pas n’importe comment

Alors finalement, face à ce constat de nécessité de décentraliser les réseaux sociaux, le fédivers ne devrait-il pas accueillir à bras ouverts Meta ? L’histoire nous montre que non.

Déjà, notons que, au moment où nous écrivons ces lignes, Threads n’est pas interopérable. L’annonce a été faite par Meta que son service permettrait de communiquer avec le reste du fédivers, mais il ne s’agit à ce stade que d’une annonce. Notons également que Meta a restreint Threads aux internautes qui ne sont pas dans l’Union européenne, invoquant une incompatibilité avec le RGPD.

Ce contexte étant posé, il est nécessaire, pour comprendre l’ensemble du problème, de revenir sur l’épisode de GTalk et XMPP. XMPP est un protocole ouvert de messagerie interpersonnelle. De manière relativement similaire au courrier électronique, chaque utilisateur·rice a son compte sur un service et peut discuter avec ses ami·es qui peuvent être sur d’autres services. En 2005, Google lance son service de messagerie, GTalk, qui utilise le protocole XMPP et l’année d’après la fédération est activée : il était alors possible de discuter avec un·e utilisateur·rice de GTalk en ayant un compte ailleurs que chez Google. Mais en 2012, après avoir capté une partie des utilisateur·rices externes, l’entreprise annonça qu’elle comptait réorganiser ses produits et fusionner tous ceux de messagerie avec Hangouts. En 2013, Google annonçait que Hangouts ne serait pas compatible avec XMPP, refermant sur elle-même sa communauté qu’il avait fait grossir grâce à l’interopérabilité permise par XMPP.

On le voit, la taille de Google permettait d’imposer ce choix. Couper les internautes de leurs ami·es qui ne seraient pas chez Google n’est pas une décision en faveur des utilisateur·rices. Elle a pourtant été rendue possible par la puissance de Google sur sa communauté.

Lorsque les premières rumeurs sur l’arrivée de Meta sur le fédivers avec Threads (dont le nom de code à l’époque était « Project92 ») ont émergéMeta a demandé à discuter avec des administrateur·rices d’instances Mastodon en exigeant au préalable qu’iels signent un accord de confidentialité (non-disclosure agreement). La méthode cavalière n’a bien entendu pas plu et c’est ainsi que certain·es administateurs·rices, sans connaître le contenu des échanges qu’a pu avoir Meta avec d’autres, ont révélé l’information en dénonçant au passage la méthode., l’initiative du Fedipact a été lancée. Le principe est simple, les signataires de cet engagement s’engageant à bloquer les services de Meta en raison de la nocivité de l’entreprise pour le fédivers : « Je suis un·e administeur·rice/modérateur·rice sur le fédivers. En signant ce pacte, je m’engage à bloquer toute instance de Meta qui pourrait arriver sur le fédivers. Le Projet92 pose un risque sérieux et réel à la santé et à la longévité du fédivers et doit être combattu à chaque occasion. »

La Quadrature du Net partage les craintes mais ne signera pas cet appel

De nombreuses instances du fédivers, francophone ou non, ont décidé de signer cet appel. De nombreux arguments en faveur du blocage de Meta ont été développés (voir, par exemple, l’explication de Ploum et sa traduction en français). D’autres instances ont préféré attendre, ne voulant pas condamner par avance Meta mais ne fermant pas la porte à son blocage si le service venait créer des problèmes de modération.

Si nous ne signons pas le Fedipact, nous partageons les craintes exprimées et l’instance Mastodon que gère La Quadrature du Net, mamot.fr, bloquera Threads et tout service de Meta qui arriverait sur le fédivers tant qu’une obligation d’interopérabilité accompagnée d’un régulateur capable de tenir tête aux GAFAM et autres géants du numérique ne sera pas introduite en droit.

Nous pensons en effet qu’il est possible, et souhaitable, d’avoir Facebook et les autres réseaux sociaux commerciaux sur le fédivers. C’est une condition sine qua non à leur affaiblissement. En revanche, la démarche de Meta avec Threads est tout sauf une stratégie d’affaiblissement de l’entreprise : Meta ne compte pas se tirer une balle dans le pied, son invasion du fédivers vise à le cannibaliser.

Nous demandons toujours que ces réseaux sociaux aujourd’hui fermés par nature deviennent interopérables. Mais pas n’importe comment ni au détriment de l’écosystème existant ni, in fine, au détriment des droits et libertés des utilisateur·rices. Une telle obligation doit passer par un contrôle, un encadrement, pour que Meta ne puisse pas imposer ses choix au reste d’Internet.

Par sa taille, en effet, Threads deviendrait d’office la plus grosse plateforme du fédivers, sans pour autant prendre d’engagement sur le respect du fonctionnement et de la pérennité de la structure interopérable de l’écosystème. Meta pourrait par exemple chercher à influencer le protocole sur lequel repose le fédivers, ActivityPub. Il pourrait même refuser d’utiliser ce protocole, forçant les autres plateformes à s’interopérer avec lui. Ou adopter la stratégie du Embrace, extend and extinguish.

En somme, sans régulateur fort qui puisse empêcher Meta de prendre ce qui l’arrange dans le fédivers sans participer à son développement (le fédivers repose, rappelons-le, sur une conception radicalement opposée à la logique commerciale de Meta), c’est bien un danger de mort qui pèse sur le fédivers.

Tout comme Google a pris ce qui l’arrangeait dans XMPP, sans contrôle externe Meta prendra ce qui lui convient dans le fédivers puis s’en ira, ou fera en sorte de laisser se dégrader la partie interopérée de son service, par exemple en réservant certaines fonctionnalités à ses seul·es utilisateur·rices uniquement. Comme nous l’écrivions par le passé, « en quelques années, les géants se refermèrent sur eux-même et cessèrent de communiquer, même entre eux. Ils n’avaient plus de raisons de permettre de communiquer avec l’extérieur, « tout le monde » était déjà là, prisonnier et ne pouvant s’échapper sous peine de voir un pan de sa vie sociale disparaître. » Nous ne voulons pas revivre cette situation avec le fédivers.

Nous prenons souvent l’exemple du courrier électronique pour montrer la faisabilité technique de l’interopérabilité. Mais en matière d’email aussi, les géants imposent leurs règles. Framasoft écrivait il y a déjà six ans qu’« Être un géant du mail, c’est faire la loi… ». Et pour cause : par leur captation de la majorité des utilisateur·rices, les géants du net peuvent imposer aux plus petits leurs règles, leurs standards techniques, faire en sorte de forcer les petits à s’adapter aux gros, et non les gros à s’adapter aux petits. Le même risque pèse sur le fédivers sans un régulateur pour les en empêcher.

Les conséquences pour les utilisateur·rices de Mamot.fr

Face à ces incertitudes, pour préserver notre possibilité d’agir à l’avenir et pour nous protéger d’un risque que nous jugeons réel, nous pensons que les actions de Meta doivent être observées avec la plus grande prudence.

Pour les raisons évoquées précédemment, Mamot.fr procédera, jusqu’à nouvel ordre, au blocage préventif de Threads ainsi que de tout autre service de Meta qui viendrait sur le fédivers.

Les personnes ayant un compte sur Mamot.fr ne pourrons donc pas être vues ou suivies par celles ayant un compte chez Threads, et vice versa. Si des personnes que vous connaissez sont sur cette instance et aimeraient vous suivre, nous recommandons qu’elles mettent leur données entre les mains de collectifs et d’associations de confiances, notamment les instances gérées par les CHATONS, par exemple.

Un tel blocage n’est bien évidemment pas idéal : c’est l’internaute, in fine, qui se retrouve victime de cette situation. Mais la balle est dans le camp du législateur. Notre position n’a pas changé : nous pensons qu’il est nécessaire que les grosses plateformes soient interopérables, sur des bases techniques et sociales communes, ce qui ne peut se réaliser qu’avec une obligation d’interopérabilité contrôlée par un régulateur qui aura les pouvoirs suffisants pour empêcher les gros d’écraser les petits. Ce qui, aujourd’hui, n’est malheureusement pas le cas. Le projet de loi Espace numérique, qui a été voté au Sénat en juillet et sera débattu à l’Assemblée nationale en octobre, est l’occasion pour le législateur d’introduire cette obligation d’interopérabilité. Nous reviendrons prochainement sur ce texte. En attendant, n’hésitez pas à faire un don à La Quadrature du Net, afin que nous puissions continuer ce combat pour un Internet décentralisé et bénéfique aux internautes.

Illustration : « NoisePlanet_Asteroid belt_2.0 », par Samuel YAN, CC BY-NC-SA 3.0.

References[+]

References
1 Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party

Révoltes et réseaux sociaux : le retour du coupable idéal

Les révoltes qu’ont connues de nombreuses villes de France en réaction à la mort de Nahel ont entraîné une réponse sécuritaire et autoritaire de l’État. Ces évènements ont également réactivé une vieille antienne : tout cela serait dû au numérique et aux réseaux sociaux. On aimerait railler cette rhétorique ridicule si seulement elle n’avait pas pour origine une manœuvre politique de diversion et pour conséquence l’extension toujours plus dangereuse de la censure et du contrôle de l’information.

« C’est la faute aux réseaux sociaux »

Aux premiers jours des révoltes, Emmanuel Macron a donné le ton en annonçant, à la sortie d’une réunion de crise, que « les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours ». Aucune mention des maux sociaux et structurels dans les quartiers populaires depuis plusieurs décennies, rien sur l’écœurement d’une population vis-à-vis des violences policières. Non, pour le président, c’est Snapchat, TikTok et les autres réseaux sociaux qui participeraient à « l’organisation de rassemblements violents » et à une « forme de mimétisme de la violence » qui conduirait alors à « une forme de sortie du réel ». Selon lui, certains jeunes « vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués ». Il est vrai que nous n’avions pas vu venir cette sortie d’un autre temps sur les jeux vidéos, tant elle a déjà largement été analysée et démentie par de nombreuses études.

Mais si le jeu vidéo a vite été laissé de côté, les critiques ont toutefois continué de se cristalliser autour des réseaux sociaux, à droite comme à gauche. Benoît Payan, maire de Marseille, a ainsi expliqué que les réseaux sociaux « sont hors contrôle et ils permettent à des bandes organisées qui font n’importe quoi d’être extrêmement mobiles, de se donner des rendez-vous ». Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, s’est quant à lui taillé un rôle paternaliste et moralisateur, dépolitisant les évènements et essentialisant une jeunesse qui aurait l’outrecuidance d’utiliser des moyens de communication. Selon lui, « les jeunes » utilisent les réseaux sociaux et se « réfugient derrière leurs téléphone portable », se pensant « comme ça en toute liberté dans la possibilité d’écrire ce qu’ils veulent ». Car pour Dupond-Moretti, le jeune doit « rester chez lui » et les parents doivent « tenir leurs gosses ». Et si le jeune veut quand même « balancer des trucs sur Snapchat », alors attention, « on va péter les comptes ».

En substance, il menace d’identifier les personnes qui auraient publié des vidéos de violences pour les retrouver, quand bien même ces contenus seraient totalement licites. À l’image d’un surveillant courant avec un bâton après des enfants, dépassé par la situation, le ministre de la Justice se raccroche à la seule branche qui lui est accessible pour affirmer son autorité. Les récits de comparution immédiate ont d’ailleurs démontré par la suite la violence de la réponse judiciaire, volontairement ferme et expéditive, confirmant la détermination à prouver son ascendant sur la situation.

Le clou du spectacle a été prononcé par Emmanuel Macron lui-même le 4 juillet, devant plus de 200 maires, lorsqu’il a évoqué l’idée de « réguler ou couper » les réseaux sociaux puisque « quand ça devient un instrument de rassemblement ou pour essayer de tuer, c’est un vrai sujet ». Même avis chez Fabien Roussel « quand c’est chaud dans le pays », car celui-ci préfère « l’état d’urgence sur les réseaux sociaux que sur les populations ». Pour rappel, couper Internet à sa population est plutôt apprécié par les régimes autoritaires. En 2023, l’ONG Access Now a recensé que ce type de mesure avait été utilisé en Inde, Birmanie, Iran, Pakistan, Éthiopie, Russie, Jordanie, Brésil, Chine, Cuba, Irak, Guinée et Mauritanie.

Quelques semaines plus tard, le président annonçait le projet : restaurer un « ordre public numérique », ranimant la vieille idée sarkoziste qu’Internet serait une « zone de non-droit ».

La censure au service de l’ordre

L’ensemble de ces réactions révèle plusieurs des objectifs du gouvernement. D’abord, il attaque les moyens de communication, c’est-à-dire les vecteurs, les diffuseurs, les tremplins d’une expression populaire. Ce réflexe autoritaire est fondé sur une erreur d’appréciation majeure de la situation. Comme avec Internet à sa création, l’État semble agacé que des moyens techniques en perpétuelle évolution et lui échappant permettent aux citoyens de s’exprimer et s’organiser.

Depuis sa création, La Quadrature l’observe et le documente : le réflexe du blocage, de la censure, de la surveillance traduit en creux une incapacité à comprendre les mécanismes technologiques de communication mais surtout révèle la volonté de limiter la liberté d’expression. En démocratie, seul un juge a l’autorité et la légitimité pour décider si un propos ou une image enfreint la loi. Seule l’autorité judiciaire peut décider de retirer un discours de la sphère publique par la censure.

Or, sur Internet, cette censure est déléguée à des entités privées dans un cadre extra-judiciaire, à rebours de cette protection historique. L’expression et l’information des utilisateur·rices se heurtent depuis des années aux choix de plateformes privées auto-désignées comme entités régulatrices du discours public. Ce mécanisme de contrôle des moyens d’expression tend en effet à faire disparaître les contenus militants, radicaux ou alternatifs et à invisibiliser l’expression de communautés minoritaires. Alors que ce modèle pose de sérieuses questions quant à la liberté d’expression dans l’espace démocratique, c’est pourtant bien sur celui-ci que le gouvernement compte pour faire tomber les vidéos de violences et de révoltes.

Ensuite, cette séquence démontre l’absence de volonté ou l’incompétence de l’État à se confronter aux problématiques complexes et anciennes des quartiers populaires et à apporter une réponse politique et sociale à un problème qui est uniquement… politique et social. L’analyse des évènements dans les banlieues est complexe, difficile et mérite qu’on se penche sur de multiples facteurs tels que le précédent de 2005, l’histoire coloniale française, le rapport des habitant·es avec la police ou encore le racisme et les enjeux de politique de la ville. Mais ici, le gouvernement convoque les réseaux sociaux pour contourner la situation. Comme à chaque crise, la technologie devient alors le usual suspect préféré des dirigeants : elle est facile à blâmer mais aussi à maîtriser. Elle apparaît ainsi comme une solution magique à tout type de problème.

Rappelons-nous par exemple de l’application TousAntiCovid, promue comme l’incarnation du progrès ultime et salvateur face à la crise sanitaire alors qu’il s’agissait uniquement d’un outil de surveillance inefficace. La suite a montré que seules des mesures sanitaires étaient de toute évidence à même de résorber une épidémie. Plus récemment, cette manœuvre a été utilisée pour les Jeux Olympiques, moment exceptionnel par ses aspects logistiques, économiques et sociaux mais où la réponse politique apportée a été de légaliser un degré supplémentaire de surveillance grâce à la technologie, la vidéosurveillance algorithmique.

Ici, le gouvernement se sert de ces deux phénomènes pour arriver à ses fins. Désigner les réseaux sociaux comme le coupable idéal lui permet non seulement de détourner l’opinion publique des problématiques de racisme, de pauvreté ou de politique des quartiers mais également de profiter de cette séquence « d’exception » pour asseoir sa volonté de contrôle d’Internet et des réseaux sociaux. Ainsi, les ministres de l’Intérieur et du Numérique ont convoqué le 30 juin les représentants de TikTok, Snapchat, Twitter et Meta pour leur mettre une « pression maximale », selon les mots du ministre du Numérique Jean-Noël Barrot, et renforcer ainsi la main mise et l’influence politique sur ces infrastructures de communication.

Une collaboration État-plateformes à son paroxysme

Comment le gouvernement peut-il alors faire pour réellement mettre les réseaux sociaux, des entreprises privées puissantes, sous sa coupe ? Juridiquement, il dispose de leviers pour demander lui-même le retrait de contenus aux plateformes. Certes cette censure administrative est en théorie aujourd’hui réservée à la pédopornographie et à l’apologie du terrorisme, mais cette dernière, notion vague et indéfinie juridiquement, a notamment permis d’exiger le blocage du site collaboratif et militant Indymedia ou de faire retirer une caricature de Macron grimé en Pinochet. Ces pouvoirs ont d’ailleurs été récemment augmentés par l’entrée en vigueur du règlement « TERREG », qui permet à la police d’exiger le retrait en une heure d’un contenu qualifié par elle de « terroriste ». Cependant, il ne semble pas que le gouvernement ait utilisé ces dispositions pour exiger le retrait des vidéos de révoltes. D’ailleurs, et peut-être plus grave, il n’en a probablement pas eu besoin.

Conscient des limites juridiques de son pouvoir, l’État peut en effet miser sur la coopération des plateformes. Comme nous l’avons évoqué, celles-ci ont le contrôle sur l’expression de leurs utilisateur·ices et sont en mesure de retirer des vidéos de révoltes et d’émeutes quand bien même ces dernières n’auraient absolument rien d’illégal, simplement en invoquant leurs larges pouvoirs issus des conditions générales d’utilisation.

D’un côté, les autorités peuvent compter sur le zèle de ces réseaux sociaux qui, après avoir longtemps été accusés de mauvais élèves et promoteurs de la haine en ligne, sont enclins à se racheter une image et apparaître comme de bons soldats républicains, n’hésitant pas à en faire plus que ce que demande la loi. Twitter par exemple, qui a pendant longtemps résisté et ignoré les demandes des autorités, a drastiquement changé sa discipline depuis l’arrivée d’Elon Musk. Selon le media Rest of World qui a analysé les données du réseau, Twitter ne refuse quasiment plus aucune injonction de blocage ou réquisition de données d’identification provenant des différents États dans le monde.

Concernant les récents évènements en France, le ministre Barrot a ainsi confirmé que les « demandes » du gouvernement avaient été « entendues ». Le Commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace exposait fièrement que 512 demandes de retrait avaient été adressées aux modérateurs de réseaux sociaux, quand Olivier Veran annonçait quant à lui que « ce sont plusieurs milliers de contenus illicites qui ont été retirés, plusieurs centaines de comptes qui ont été supprimés, plusieurs dizaines de réquisitions auxquelles les plateformes ont répondu ».

Et en effet, Snapchat ne se cachait pas d’avoir fait plus que le nécessaire. Un porte-parole affirmait à l’AFP faire de la « détection proactive » notamment sur la carte interactive qui permet de retrouver des contenus en fonction des lieux et « et plus particulièrement le contenu lié aux émeutes » qui serait supprimé s’il « enfreint [leurs] directives ». La responsable des affaires publiques de l’entreprise assumait quant à elle devant l’Assemblée nationale avoir travaillé avec le ministère de l’Intérieur pour filtrer les contenus et ne laisser en ligne que ceux mettant en scène des personnes se plaignant des violences. Les représentants de Tiktok ont pour leur part annoncé : « Nous menons une modération automatique des contenus illicites, renforcée par des modérateurs humains. En raison de la nécessité urgente en France, nous avons renforcé nos efforts de modération ».

De l’autre côté, si les réseaux sociaux refusent de se plier à ce jeu diplomatique, alors le gouvernement peut menacer de durcir leurs obligations légales. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et hébergeurs bénéficient d’un principe européen d’irresponsabilité, créé dans les années 2000 et reposant en France sur l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Ils ne sont responsables de contenus que s’ils ont connaissance de leur caractère illicite et ne les ont pas retiré « promptement ». Mais alors que les soirées d’émeutes étaient toujours en cours dans les villes de France, le sénateur Patrick Chaize profitait de l’examen du projet de loi Espace Numérique pour proposer un amendement qui voulait modifier ce régime général et imposer aux plateformes le retrait en deux heures des contenus « incitant manifestement à la violence ».

Si cet amendement a finalement été retiré, ce n’était pas en raison de désaccords de fond. En effet, Jean-Noël Barrot a, dans la foulé de ce retrait, annoncé le lancement d’un « groupe de travail » interparlementaire pour réfléchir à une « évolution législative » de l’encadrement des réseaux sociaux. Sont envisagées pour l’instant des restrictions temporaires de fonctionnalités telles que la géolocalisation, des mesures de modération renforcées ou encore la levée de l’anonymat, éternelle marotte des parlementaires. Demande constante de la droite française depuis de nombreuses années, cette volonté de lier identité virtuelle et identité civile est cette fois-ci défendue par le député Renaissance Paul Midy. De quoi agiter le chiffon rouge de futures sanctions auprès de plateformes qui rechigneraient à en faire suffisamment.

L’impasse de la censure

Déjà voté au Sénat, le projet de loi « Espace Numérique » devrait être discuté à la rentrée à l’Assemblée. Outre plusieurs dispositions problématiques sur lesquelles nous reviendrons très prochainement, ce texte a comme objet initial de faire entrer dans le droit français le Digital Services Act (ou DSA). Ce règlement européen adopté en 2022 est censé renouveler le cadre juridique des acteurs de l’expression en ligne.

Contrairement à ce qu’affirmait avec aplomb Thierry Breton, commissaire européen en charge notamment du numérique, ce texte ne permettra en aucun cas d’« effacer dans l’instant » les vidéos de révoltes ni d’interdire d’exploitation les plateformes qui n’exécuteraient pas ces injonctions. Non, ce texte donne principalement des obligations ex ante aux très grosses plateformes, c’est-à-dire leur imposent des efforts sur leur fonctionnement général (transparence des algorithmes, coopération dans la modération avec des tiers certifiés, audits…) pour prévenir les risques systémiques liés à leur taille et leur influence sur la démocratie. M. Breton est ainsi prêt à tout pour faire le SAV du règlement qu’il a fait adopter l’année dernière, quitte à dire des choses fausses, faisant ainsi réagir plus de soixante associations sur ces propos, puis à rétropédaler en catastrophe en voyant le tollé que cette sortie a déclenché.

Cependant, si ce texte ne permet pas la censure immédiate rêvée par le commissaire européen français, il poursuit bien la dynamique existante de confier les clés de la liberté d’expression aux plateformes privées, quitte à les encadrer mollement. Le DSA légitime les logiques de censure extra-judiciaire, renforçant ainsi l’hégémonie des grandes plateformes qui ont développé des outils de reconnaissance et de censure automatisés de contenus.

Des contenus terroristes aux vidéos protégées par le droit d’auteur en passant par les opinions radicales, c’est tout un arsenal juridique européen qui existe aujourd’hui pour fonder la censure sur internet. En pratique, elle permet surtout de donner aux États qui façonnent ces législations des outils de contrôle de l’expression en ligne. On le voit en ce moment avec les vidéos d’émeutes, ces règles sont mobilisées pour contenir et maîtriser les contestations politiques ou problématiques. Le contrôle des moyens d’expression finit toujours aux mains de projets sécuritaires et anti-démocratiques. Face à ce triste constat, de la même manière que l’on se protège en manifestation ou dans nos échanges militants, il est nécessaire de repenser les pratiques numériques, afin de se protéger soi-même et les autres face au risque de détournement de nos publications à des fins répressives (suppression d’images, de vidéos ou de messages, flouter les visages…).

Enfin, cette obsession de la censure empêche surtout de se confronter aux véritables enjeux de liberté d’expression, qui se logent dans les modèles économiques et techniques de ces plateformes. À travers leurs algorithmes pensés pour des logiques financières, ces mécanismes favorisent la diffusion de publications violentes, discriminatoires ou complotistes, créant un tremplin rêvé pour l’extrême droite. Avec la régulation des plateformes à l’européenne qui ne passe pas par le questionnement de leur place prépondérante, celles-ci voient leur rôle et leur influence renforcé·es dans la société. Le modèle économique des réseaux sociaux commerciaux, qui repose sur la violation de la vie privée et la monétisation de contenus problématiques, n’est en effet jamais empêché, tout juste encadré.

Nous espérons que les débats autour du projet de loi Espace Numérique seront enfin l’occasion de discuter de modèles alternatifs et de penser la décentralisation comme véritable solution de la régulation de l’expression en ligne. Cet idéal n’est pas utopique mais existe bel et bien et grandit de jour en jour dans un écosystème fondé sur l’interopérabilité d’acteurs décentralisés, refusant les logiques de concentration des pouvoirs de censure et souhaitant remettre les utilisateurs au cœur des moyens de communications qu’ils utilisent.

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