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À France Travail, l’essor du contrîle algorithmique

Mise Ă  jour du 12 juillet 2024 : le directeur gĂ©nĂ©ral de France Travail a souhaitĂ© utiliser son droit de rĂ©ponse. Vous la trouverez Ă  la suite de l’article.

« Score de suspicion Â» visant Ă  Ă©valuer l’honnĂȘtetĂ© des chĂŽmeur·ses, « score d’employabilitĂ© Â» visant Ă  mesurer leur « attractivitĂ© Â», algorithmes de dĂ©tection des demandeur·ses d’emploi en situation de « perte de confiance Â», en « besoin de redynamisation Â» ou encore Ă  « risque de dispersion Â»â€Š France Travail multiplie les expĂ©rimentations de profilage algorithmique des personnes sans emploi.

AprĂšs avoir traitĂ© de l’utilisation par la CAF d’un algorithme de notation des allocataires, nous montrons ici que cette pratique est aussi partagĂ©e par France Travail, ex-PĂŽle Emploi. À France Travail, elle s’inscrit plus largement dans le cadre d’un processus de numĂ©risation forcĂ©e du service public de l’emploi. Retrouvez l’ensemble de nos publications sur l’utilisation par les organismes sociaux d’algorithmes Ă  des fins de contrĂŽle social sur notre page dĂ©diĂ©e et notre Gitlab.

Au nom de la « rationalisation Â» de l’action publique et d’une promesse « d’accompagnement personnalisĂ© Â» et de « relation augmentĂ©e Â», se dessine ainsi l’horizon d’un service public de l’emploi largement automatisĂ©. Cette automatisation est rendue possible par le recours Ă  une myriade d’algorithmes qui, de l’inscription au suivi rĂ©gulier, se voient chargĂ©s d’analyser nos donnĂ©es afin de mieux nous Ă©valuer, nous trier et nous classer. Soit une extension des logiques de surveillance de masse visant Ă  un contrĂŽle social toujours plus fin et contribuant Ă  une dĂ©shumanisation de l’accompagnement social.

De la CAF Ă  France Travail : vers la multiplication des « scores de suspicion Â»

C’est, ici encore, au nom de la « lutte contre la fraude Â» que fut dĂ©veloppĂ© le premier algorithme de profilage au sein de France Travail. Les premiers travaux visant Ă  Ă©valuer algorithmiquement l’honnĂȘtetĂ© des personnes sans emploi furent lancĂ©s dĂšs 2013 dans la foulĂ©e de l’officialisation par la CAF de son algorithme de notation des allocataires. AprĂšs des premiers essais en interne jugĂ©s « frustrants Â»1Voir cette note de synthĂšse revenant sur les premiĂšres expĂ©rimentation faites par PĂŽle Emploi., France Travail – Ă  l’époque PĂŽle Emploi – se tourne vers le secteur privĂ©. C’est ainsi que le dĂ©veloppement d’un outil de dĂ©termination de la probitĂ© des demandeur·ses d’emploi fut confiĂ© Ă  Cap Gemini, une multinationale du CAC402Voir cet article sur l’implication de Cap Gemini dans la rĂ©alisation de l’outil de scoring..

La notation des chĂŽmeur·ses est gĂ©nĂ©ralisĂ©e en 2018. La prĂ©sentation qui en est faite par France Travail donne Ă  voir, comme Ă  la CAF, l’imaginaire d’une institution assiĂ©gĂ©e par des chĂŽmeur·ses prĂ©sumé·es malhonnĂȘtes. Ses dirigeant·es expliquent que l’algorithme assigne un « score de suspicion Â» – dans le texte – visant Ă  dĂ©tecter les chĂŽmeur·ses les plus susceptibles « d’escroquerie Â» grĂące Ă  l’exploitation de « signaux faibles Â»3L’expression « score de suspicion Â» est extraite de l’analyse d’impact disponible ici, celle de « signaux faibles Â» d’une note de suivi des travaux OCAPI 2018 disponible ici, celle d’« indices Â» de l’article prĂ©sentant la collaboration de France Travail avec Cap Gemini. Quant au terme d’« escroquerie Â», il est issu d’un Ă©change de mails avec un·e responsable de France Travail.. Une fois l’ensemble des personnes sans emploi notĂ©es, un systĂšme d’« alertes Â» dĂ©clenche ainsi des contrĂŽles lorsque l’algorithme dĂ©tecte des situations « suspectes Â» (emploi fictif, usurpation d’identitĂ©, reprise d’emploi non dĂ©clarĂ©e)4L’algorithme utilisĂ© semble se baser sur des arbres de dĂ©cisions, sĂ©lectionnĂ©s via XGBoost. Les principaux cas d’entraĂźnement semblent ĂȘtre la dĂ©tection de pĂ©riodes d’activitĂ© dites « fictives Â» – soit des pĂ©riodes de travail dĂ©clarĂ©es mais non travaillĂ©es – d’usurpation d’identitĂ© et de reprise d’emploi non dĂ©clarĂ©e. Voir ce document..

Pour l’heure, France Travail s’est refusĂ© Ă  nous communiquer le code source de l’algorithme. Au passage, notons que ses dirigeants ont par ailleurs refusĂ©, en violation flagrante du droit français, de fournir la moindre information aux demandeur·ses d’emploi que nous avions accompagné·es pour exercer leur droit d’accĂšs au titre du RGPD5Nous accompagnons diffĂ©rentes personnes dans des demandes d’accĂšs Ă  leurs donnĂ©es personnelles. Pour l’instant, France Travail s’est systĂ©matiquement opposĂ© Ă  leur donner toute information, en violation du droit.. Nous avons cependant obtenu, via l’accĂšs Ă  certains documents techniques, la liste des variables utilisĂ©es.

On y retrouve une grande partie des donnĂ©es dĂ©tenues par France Travail. Aux variables personnelles comme la nationalitĂ©, l’ñge ou les modalitĂ©s de contact (mails, tĂ©lĂ©phone
) s’ajoutent les donnĂ©es relatives Ă  notre vie professionnelle (employeur·se, dates de dĂ©but et de fin de contrat, cause de rupture, emploi dans la fonction publique, secteur d’activité ) ainsi que nos donnĂ©es financiĂšres (RIB, droits au chĂŽmage
). À ceci s’ajoute l’utilisation des donnĂ©es rĂ©cupĂ©rĂ©es par France Travail lors de la connexion Ă  l’espace personnel (adresse IP, cookies, user-agent). La liste complĂšte permet d’entrevoir l’ampleur de la surveillance numĂ©rique Ă  l’Ɠuvre, tout comme les risques de discriminations que ce systĂšme comporte6Voir notamment nos articles sur l’algorithme de la CAF, en tout point similaire Ă  cette page..

Profilage psychologique et gestion de masse

Fort de ce premier « succĂšs Â», France Travail dĂ©cide d’accroĂźtre l’usage d’algorithmes de profilage. C’est ainsi que, dĂšs 2018, ses dirigeant·es lancent le programme Intelligence Emploi7Ce programme, financĂ© Ă  hauteur de 20 millions d’euros par le Fond de Transformation de l’Action Publique a Ă©tĂ© construit autour de 3 axes et s’est dĂ©roulĂ© de 2018 Ă  2022. Voir notamment la note de 2020 envoyĂ©e Ă  la DINUM par France Travail, disponible ici.. Son ambition affichĂ©e est de mettre l’intelligence artificielle « au service de l’emploi Â» pour « rĂ©vĂ©ler Ă  chaque demandeur d’emploi son potentiel de recrutement Â»8Rapport annuel 2018 de PĂŽle Emploi disponible ici..

Un des axes de travail retient notre attention : « AccĂ©lĂ©rer l’accĂšs et le retour Ă  l’emploi [via un] diagnostic “augmentĂ©â€ pour un accompagnement plus personnalisĂ© Â». Ici, l’IA doit permettre de d’« augmenter la capacitĂ© de diagnostic Â» relative aux « traitements des aspects motivationnels Â» via la « dĂ©tection de signaux psychologiques Â»9Voir cette note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM.. En son sein, deux cas d’usage retenus sont particuliĂšrement frappants.

Le premier est le dĂ©veloppement d’algorithmes visant Ă  « anticiper les Ă©ventuels dĂ©crochages Â», prĂ©venir les « risques de rupture Â»10Voir cette note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM. ou encore « dĂ©tecter les moments oĂč ils [les personnes au chĂŽmage] peuvent se sentir dĂ©couragĂ©s ou en situation de fragilitĂ© Â»11Voir ce support de webinaire..

Ces travaux ont trouvĂ©, au moins en partie12En partie puisqu’au cƓur des algorithmes du JRE, nulle trace de machine learning ou de traitements statistiques complexes. Chaque score rĂ©sulte de l’application de rĂšgles simples, bien loin des ambitions initiales de recours Ă  l’intelligence artificielle. Les dirigeant·es de France Travail semblent ici avoir Ă©prouvĂ© les limites d’un techno-solutionnisme bĂ©at. Voir ce document. À noter aussi que ce document Ă©voque une « brique IA Mire Â» portant sur la dĂ©tection de « situations de dĂ©crochage Â». Il se pourrait donc que des algorithmes plus avancĂ©s soient en dĂ©veloppement., un premier aboutissement dans l’outil du Journal de la Recherche d’Emploi (JRE) actuellement expĂ©rimentĂ© dans plusieurs rĂ©gions de France13Le JRE est une refonte de l’interface numĂ©rique. Voir Ă  ce sujet l’excellent article de Basta disponible ici. Si le JRE ne semble pas avoir Ă©tĂ© crĂ©Ă© dans le cadre du programme Intelligence Emploi, il semble avoir Ă©tĂ© le cadre d’expĂ©rimentations de plusieurs des solutions produites. Voir ici.. Le JRE assigne Ă  chaque incrit·e quatre scores de « profilage psychologique Â» visant respectivement Ă  Ă©valuer la « dynamique de recherche Â» d’emploi, les « signes de perte de confiance Â», le « besoin de redynamisation Â» ou les « risques de dispersion Â»14Voir le document « Fiches pratiques Ă  destination des conseillers Â» portant sur le JRE disponible ici..

Ces informations sont synthĂ©tisĂ©es et prĂ©sentĂ©es aux conseiller·es sous la forme d’un tableau de bord. « Parcours Ă  analyser Â», « Situations Ă  examiner Â», « Dynamique de recherche faible Â» : des alertes sont remontĂ©es concernant les chĂŽmeur·ses jugé·es dĂ©ficient·es par tel ou tel algorithme. Le ou la conseiller·e doit alors faire un « diagnostic de situation Â» – via l’interface numĂ©rique – afin d’« adapter l’intensitĂ© Â» des « actions d’accompagnement Â». Et lĂ  encore, ils et elles peuvent s’appuyer sur des « conseils personnalisĂ©s Â» gĂ©nĂ©rĂ©s par un dernier algorithme15Les documents les plus parlants sur la mĂ©canisation de l’accompagnement via le JRE sont ce support et ce document Ă  destination des conseiller·es. Voir aussi les documents que nous mettons en ligne sur l’utilisation d’IA pour gĂ©nĂ©rer des conseils automatisĂ©s, consultables par les personnes sans emploi et les conseiller·es..

ContrĂŽle, mĂ©canisation et dĂ©shumanisation de l’accompagnement : voilĂ  la rĂ©alitĂ© de ce que le directeur de France Travail appelle « l’accompagnement sur mesure de masse Â»16Voir cette interview du directeur actuel de France Travail..

Diagnostic et score d’employabilitĂ©

Le second cas d’usage est tout aussi inquiĂ©tant. Il s’agit de dĂ©terminer la « qualitĂ© Â» d’un·e demandeur·se d’emploi. Ou, pour reprendre les termes officiels, son « employabilitĂ© Â»17Pour un aperçu historique de la notion d’employabilitĂ©, voir le chapitre 5 de France Travail : GĂ©rer le chĂŽmage de massse de J.-M Pillon.. Ce projet n’est pas encore dĂ©ployĂ© Ă  grande Ă©chelle, mais nous savons qu’une premiĂšre version – basĂ©e, elle, sur des techniques d’intelligence artificielle18Voir cette note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM en 2020. – a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e en 202119Voir cette autre note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM en 2021..

L’algorithme alloue Ă  chaque inscrit·e un score prĂ©disant ses « chances de retour Ă  l’emploi Â». VĂ©ritable outil automatique de tri des chĂŽmeur·ses, il vise Ă  organiser la « priorisation des actions d’accompagnement Â»20Voir cette note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM en 2020. en fonction d’un supposĂ© degrĂ© d’autonomie de la personne sans emploi.

Si les informations disponibles sur ce projet sont limitĂ©es, on peut imaginer que ce score permettra le contrĂŽle en temps rĂ©el de la « progression de la recherche d’emploi Â» via les actions entreprises pour amĂ©liorer « l’attractivitĂ© [de leur] profil Â»21Voir ce document sur l’utilisation de l’IA Ă  PĂŽle Emploi.. Il serait alors un indicateur d’évaluation en continu de la bonne volontĂ© des chĂŽmeur·ses.

Mais on peut aussi penser qu’il sera utilisĂ© pour inciter les personnes sans emploi Ă  se diriger vers les « mĂ©tiers en tension Â», dont une majoritĂ© concentre les conditions de travail les plus difficiles. En demandant aux chĂŽmeur·ses d’amĂ©liorer leur score, via une rĂ©orientation, ils et elles seraient encouragé·es Ă  accepter un emploi au rabais.

Agenda partagé & agences virtuelles

Mais l’étendue du processus de numĂ©risation Ă  l’oeuvre Ă  France Travail va bien au-delĂ  de ces exemples. CĂŽtĂ© contrĂŽle numĂ©rique, citons l’interface « XP RSA Â»22Voir ce document de prĂ©sentation de XP RSA., l’outil numĂ©rique dĂ©ployĂ© dans le cadre de la rĂ©cente rĂ©forme du RSA. Cette interface n’est rien d’autre qu’un agenda partagĂ© permettant de dĂ©clarer, et de contrĂŽler, les quinze Ă  vingt « heures d’activitĂ© Â» hebdomadaires dont vont devoir s’acquitter les bĂ©nĂ©ficiaires du minima social. Son remplissage forcĂ© est un pas supplĂ©mentaire vers le flicage des plus prĂ©caires.

CĂŽtĂ© IA, France Travail a lancĂ© en 2024 le programme « Data IA Â»23Voir ce document de prĂ©sentation du programme Data IA., successeur d’Intelligence Emploi mentionnĂ© plus haut. PrĂ©sentĂ© avec fracas au salon de l’« innovation technologique Â» VivaTech – organisĂ© par le groupe Publicis –, on retrouve parmi les projets en dĂ©veloppement une IA gĂ©nĂ©rative visant Ă  numĂ©riser l’accompagnement et la recherche d’emploi (« Match FT Â»)24Pour Match FT, voir cet entretien, ce tweet et cet article de la Banque des Territoires. Voir aussi Chat FT, l’IA gĂ©nĂ©rative pour l’instant dĂ©diĂ©e aux conseillers·es, dans ce document.. France Travail s’intĂ©resse aussi aux « maraudes numĂ©riques Â» pour « remobiliser les jeunes les plus Ă©loignĂ©s de l’emploi Â»25Voir ce tweet. et au dĂ©veloppement d’« agences virtuelles Â»26Voir ce tweet..

Austérité, automatisation et précarisation

La numĂ©risation de France Travail signe la naissance d’un modĂšle de gestion de masse oĂč coexistent une multitude d’algorithmes ayant chacun la tĂąche de nous classifier selon une dimension donnĂ©e. Risque de « fraude Â», de « dispersion Â», de « perte de confiance Â», suivi des diverses obligations : les capacitĂ©s de collecte et de traitements de donnĂ©es sont mises au service de la dĂ©tection, en temps rĂ©el, des moindres Ă©carts Ă  des normes et rĂšgles toujours plus complexes27Sur la rĂ©forme Ă  venir, voir notamment cet article du Monde. Sur le triplement des contrĂŽles, voir cet article du mĂȘme journal.. Cette numĂ©risation Ă  marche forcĂ©e sert avant tout Ă  contrĂŽler les personnes sans emploi28Sur l’histoire du contrĂŽle Ă  France Travail, voir le livre ChĂŽmeurs, vos papiers de C. VivĂšs, L. Sigalo Santos, J.-M. Pillon, V. Dubois et H. Clouet, le rapport Le contrĂŽle des chĂŽmeurs de J.-M. MĂ©on, E. Pierru et V. Dubois disponible ici et le livre France Travail : gĂ©rer le chĂŽmage de masse de Jean-Marie Pillon..

À l’heure oĂč Gabriel Attal annonce une Ă©niĂšme rĂ©forme de l’assurance-chĂŽmage passĂ©e en force alors que l’AssemblĂ©e nationale est dissoute, ce contrĂŽle ne cache plus son but : forcer les plus prĂ©caires Ă  accepter des conditions de travail toujours plus dĂ©gradĂ©es29Sur la rĂ©forme Ă  venir, voir notamment cet article du Monde. Sur le triplement des contrĂŽles, voir cet article du mĂȘme journal..

Loin des promesses de « libĂ©rer du temps pour les conseillers Â» ou d’offrir un accompagnement « plus rĂ©actif et plus personnalisĂ© Â»30Voir, entre autres, cette vidĂ©o du responsable du programme Data IA. aux personnes sans emploi, cette numĂ©risation contribue Ă  la dĂ©shumanisation d’un service essentiel et Ă  l’exclusion des plus prĂ©caires, voire tend Ă  une gĂ©nĂ©ralisation du non-recours aux droits. Il ne s’agit pas d’idĂ©aliser le traitement « au guichet Â», mais de rappeler que la numĂ©risation forcĂ©e accentue les Ă©cueils de ce dernier. En accompagnant la fermeture des points d’accueil, elle transfĂšre une partie du travail administratif aux personnes usagĂšres du service public, participant Ă  l’éloignement de celles et ceux qui ne sont pas en mesure de le prendre en charge31Voir le livre L’Etat social Ă  distance de Clara Deville..

En standardisant les processus d’accompagnement, via la quantification de chaque action et le profilage de toute une population, elle restreint les possibilitĂ©s d’échange et supprime toute possibilitĂ© d’accompagnement rĂ©ellement personnalisĂ©32Voir le texte DĂ©shumaniser le travail social de Keltoum Brahan et Muriel Bombardi, publiĂ© dans le numĂ©ro de fĂ©vrier 2017 de CQFD..

En facilitant le contrÎle généralisé, elle accentue enfin la stigmatisation des plus précaires et participe activement à leur paupérisation.


Mise Ă  jour du 12 juillet 2024

À la suite de notre article, France Travail, via son directeur gĂ©nĂ©ral Thibaut Guilly, a souhaitĂ© exercer son droit de rĂ©ponse que nous publions ci-dessous in extenso.

Madame, Monsieur,

Je reviens vers vous suite à mon précédent courrier du 2 juillet.

Bien que le dĂ©lai de 3 jours prĂ©vu Ă  l’article 1.1-III de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numĂ©rique soit aujourd’hui expirĂ©, je constate que le droit de rĂ©ponse qui vous a Ă©tĂ© adressĂ© n’a pas Ă©tĂ© publiĂ©. Pour rappel, le non-respect de cette obligation est passible d’une amende de 3 750 €.

Aussi, je rĂ©itĂšre par la prĂ©sente ma demande de publication d’un droit de rĂ©ponse suite Ă  la parution le 25 juin 2024 de l’article intitulĂ© « A France Travail, l’essor du contrĂŽle algorithmique Â» (librement accessible Ă  l’adresse : https://www.laquadrature.net/2024/06/25/a-france-travail-lessor-du-controle-algorithmique/).

Dans cet article, vous Ă©voquez un « service public de l’emploi largement automatisĂ© Â», ainsi qu’une utilisation des algorithmes qui « contribue Ă  la dĂ©shumanisation d’un service essentiel Â», favorise « la stigmatisation des plus prĂ©caires et participe activement Ă  leur paupĂ©risation Â» et constitue « un pas supplĂ©mentaire vers le flicage des plus prĂ©caires Â». Il s’agirait d’une « extension des logiques de surveillance de masse visant Ă  un contrĂŽle social toujours plus fin et contribuant Ă  une dĂ©shumanisation de l’accompagnement social Â», cette « numĂ©risation Ă  marche forcĂ©e ser[van]t avant tout Ă  contrĂŽler les personnes sans emploi Â». Vous faites Ă©galement Ă©tat de « la fermeture des points d’accueil Â».

Nous nous inscrivons en faux contre ces propos erronĂ©s qui conduisent Ă  jeter un discrĂ©dit sur le travail des plus de 55 000 collaborateurs qui accompagnent chaque jour les demandeurs d’emploi et les entreprises et Ă  travestir la rĂ©alitĂ© concernant l’usage que nous faisons de ces algorithmes.

L’utilisation des algorithmes au sein de France Travail ne vise en aucun cas Ă  remplacer le travail des conseillers. L’intelligence artificielle (IA) vient en complĂ©ment et ne se substitue jamais Ă  une intervention humaine. Au contraire, nous concevons les algorithmes et l’IA comme des outils d’aide Ă  la dĂ©cision pour les conseillers ou un moyen de leur libĂ©rer du temps administratif afin de leur permettre de se consacrer pleinement Ă  l’accompagnement des demandeurs d’emploi.

Toute utilisation d’algorithmes est en outre encadrĂ©e par une charte Ă©thique (https://www.francetravail.org/accueil/communiques/pole-emploi-se-dote-dune-charte-pour-une-utilisation-ethique-de-lintelligence-artificielle.html?type=article) qui dĂ©crit nos engagements pour garantir un cadre de confiance respectueux des valeurs de France Travail, Ă  l’opposĂ© de toute « notation de chĂŽmeurs Â» que vous pointez dans votre article. Un comitĂ© d’éthique externe composĂ© de personnalitĂ©s qualifiĂ©es garantit le respect de ce cadre. En aucun cas, les algorithmes ne sont utilisĂ©s pour « encourager les demandeurs d’emploi Ă  accepter des emplois au rabais Â».

Concernant la « mĂ©canisation Â» ou la « dĂ©shumanisation Â» de l’accompagnement que vous avancez, c’est mĂ©connaitre le travail que rĂ©alisent les conseillers quotidiennement dans plus de 900 agences ou par tĂ©lĂ©phone. Aucun projet de fermeture d’agence n’est d’ailleurs envisagĂ© contrairement Ă  ce que vous dites et France Travail est un des rares services publics Ă  ĂȘtre ouvert tous les jours, sur flux le matin et sur rendez-vous l’aprĂšs-midi. Plus de 8,8 millions de personnes sont venues dans nos agences l’annĂ©e derniĂšre. Cet accueil en agence reflĂšte justement notre politique de proximitĂ© et d’accompagnement notamment des plus prĂ©caires. L’ambition de la loi pour le plein emploi est en outre de renforcer l’accompagnement humain des plus Ă©loignĂ©s, en particulier des bĂ©nĂ©ficiaires du RSA.

Vous parlez enfin de « flicage des plus prĂ©caires Â» Ă  travers l’utilisation d’algorithmes concernant le contrĂŽle de la recherche d’emploi et la lutte contre la fraude. Il convient tout d’abord de souligner que ce sont deux activitĂ©s distinctes, le contrĂŽle de la recherche d’emploi ne saurait ĂȘtre assimilĂ© Ă  de la lutte contre de la fraude, qui est, par dĂ©finition, une activitĂ© illĂ©gale et susceptible de poursuites pĂ©nales. Sur ce dernier point, l’utilisation des donnĂ©es dans la lutte contre la fraude vise avant tout Ă  protĂ©ger nos usagers. En effet, la majoritĂ© des situations recherchĂ©es par les Ă©quipes de France Travail ne concerne pas des demandeurs d’emploi mais des individus qui dĂ©tournent les services d’indemnisation du chĂŽmage, bien souvent au prĂ©judice de nos usagers : usurpation d’identitĂ© des demandeurs d’emploi pour s’approprier leurs droits Ă  l’assurance chĂŽmage ou dĂ©tourner leurs paiements, individus se fabricant un faux passĂ© professionnel ou une fausse rĂ©sidence en France pour ouvrir des droits indus. Concernant le contrĂŽle de la recherche d’emploi, lĂ  encore nous rĂ©futons vivement l’idĂ©e selon laquelle nous mĂšnerions une chasse aux plus prĂ©caires. Tout demandeur d’emploi inscrit Ă  France Travail bĂ©nĂ©ficie de droits mais a Ă©galement des devoirs qui lui sont prĂ©sentĂ©s dĂšs son inscription, dont celui de rechercher activement un emploi. 600 conseillers sont dĂ©diĂ©s Ă  ce contrĂŽle et lĂ  encore, l’IA est un outil d’aide et en aucun la pierre angulaire des contrĂŽles rĂ©alisĂ©s par ces conseillers en contact avec les demandeurs d’emploi tout au long de ce processus de contrĂŽle. LĂ  encore votre article mĂ©connaĂźt le travail de nos conseillers et constitue une atteinte Ă  leur engagement et Ă  leur intĂ©gritĂ©.

Je vous remercie de publier sans délai ce droit de réponse. A défaut, je me réserve la possibilité de saisir les juridictions à cet effet.

Je vous prie d’agrĂ©er, Madame, Monsieur, l’expression de mes sincĂšres salutations.

Thibaut Guilluy

Notre rĂ©ponse :

À la suite de notre article, France Travail, via son directeur gĂ©nĂ©ral Thibaut Guilly, nous a initialement Ă©crit pour faire des remarques d’ordre gĂ©nĂ©ral sur notre article. Puis, dans une nouvelle lettre reçue aujourd’hui, il est subitement passĂ© aux menaces : nous n’aurions, selon lui, pas fait droit Ă  sa prĂ©tendue « demande de publication d’un droit de rĂ©ponse Â». Ces menaces sont particuliĂšrement malvenues et, au demeurant, totalement vaines, puisque rien dans son courrier initial n’indiquait qu’il s’agissait d’une demande de droit de rĂ©ponse


Le directeur gĂ©nĂ©ral de France Travail s’en tient Ă  une poignĂ©e d’élĂ©ments de langage sans jamais rĂ©pondre sur le fond. Pas un mot sur la multiplication des algorithmes de profilage Ă  des fins de contrĂŽle. Tout au plus y apprend-on que des algorithmes d’IA sont aussi utilisĂ©s Ă  des fins de « contrĂŽle de la recherche d’emploi Â», ce que nous ignorions.

Cette lettre se borne ainsi Ă  un simple exercice, maladroit et malvenu, de communication. Elle s’essaye vainement Ă  rĂ©futer l’expression de « flicage des plus prĂ©caires Â» pour dĂ©crire les outils de surveillance des allocataires du RSA. La mise en place d’un agenda partagĂ© pour le contrĂŽle des 15 Ă  20 heures d’activitĂ© de ces dernier·Ús serait ainsi – il faut savoir apprĂ©cier l’humour – une mesure visant Ă  « renforcer l’accompagnement humain Â».

Quant Ă  l’impact de la numĂ©risation sur l’accueil des plus prĂ©caires, le directeur gĂ©nĂ©ral de France Travail nie la rĂ©alitĂ©, tout comme son homologue de la CNAF, afin de minimiser l’étendue de la surveillance et le projet politique sous-jacent. Qu’a-t-il donc Ă  rĂ©pondre Ă  la DĂ©fenseure des droits qui, en 2022 dans son deuxiĂšme rapport sur la dĂ©matĂ©rialisation des services publics, rappelait la hausse des inĂ©galitĂ©s et des rĂ©clamations en raison de cette dĂ©matĂ©rialisation « Ă  marche forcĂ©e Â» ?

Enfin, opposer, comme le fait cette lettre, le travail des salarié·es de France Travail et notre action de documentation et d’alerte sur les abus de l’administration est stĂ©rile : la dĂ©shumanisation et le changement de nature du service public se font non seulement au dĂ©triment des personnes au chĂŽmage mais Ă©galement des agent·es de France Travail, comme l’ont dĂ©noncĂ© syndicats et associations au moment de la rĂ©forme de l’assurance chĂŽmage et la transformation de PĂŽle Emploi en France Travail33La CGT a dĂ©noncĂ© une rĂ©forme qui n’« est pas favorable Â» aux personnes sans emploi. La CGT PĂŽle Emploi y voit une numĂ©risation du service public qui « dĂ©truira les nĂ©cessaires relations humaines, et accentuera la fracture numĂ©rique et donc la prĂ©caritĂ© Â» et une rĂ©forme qui va « renforcer les devoirs au dĂ©triment des droits Â», ou encore « accroĂźtre les tensions entre les agents et les demandeurs d’emploi Â». Solidaires a dĂ©noncĂ© le caractĂšre « trompeur Â» de l’accompagnement. CĂŽtĂ© personnes sans emploi, le constat est le mĂȘme : cette transformation rend les personnes « Coupable[s] d’ĂȘtre au chĂŽmage Â» d’aprĂšs le comitĂ© National CGT des Travailleurs PrivĂ©s d’Emploi et PrĂ©caires. Enfin, les associations de solidaritĂ© et des syndicats ont ensemble dĂ©noncĂ© dans le Monde le « risque des contrĂŽles abusifs de la situation globale des mĂ©nages Â»..

Ce que cette lettre souligne avant tout c’est donc l’absence de recul, de capacitĂ© de remise en cause et d’esprit critique du directeur gĂ©nĂ©ral de France Travail quant Ă  l’extension des logiques de contrĂŽle numĂ©rique au sein de son institution. Ou sa pleine adhĂ©sion Ă  ce projet.

References[+]

References
↑1 Voir cette note de synthĂšse revenant sur les premiĂšres expĂ©rimentation faites par PĂŽle Emploi.
↑2 Voir cet article sur l’implication de Cap Gemini dans la rĂ©alisation de l’outil de scoring.
↑3 L’expression « score de suspicion Â» est extraite de l’analyse d’impact disponible ici, celle de « signaux faibles Â» d’une note de suivi des travaux OCAPI 2018 disponible ici, celle d’« indices Â» de l’article prĂ©sentant la collaboration de France Travail avec Cap Gemini. Quant au terme d’« escroquerie Â», il est issu d’un Ă©change de mails avec un·e responsable de France Travail.
↑4 L’algorithme utilisĂ© semble se baser sur des arbres de dĂ©cisions, sĂ©lectionnĂ©s via XGBoost. Les principaux cas d’entraĂźnement semblent ĂȘtre la dĂ©tection de pĂ©riodes d’activitĂ© dites « fictives Â» – soit des pĂ©riodes de travail dĂ©clarĂ©es mais non travaillĂ©es – d’usurpation d’identitĂ© et de reprise d’emploi non dĂ©clarĂ©e. Voir ce document.
↑5 Nous accompagnons diffĂ©rentes personnes dans des demandes d’accĂšs Ă  leurs donnĂ©es personnelles. Pour l’instant, France Travail s’est systĂ©matiquement opposĂ© Ă  leur donner toute information, en violation du droit.
↑6 Voir notamment nos articles sur l’algorithme de la CAF, en tout point similaire à cette page.
↑7 Ce programme, financĂ© Ă  hauteur de 20 millions d’euros par le Fond de Transformation de l’Action Publique a Ă©tĂ© construit autour de 3 axes et s’est dĂ©roulĂ© de 2018 Ă  2022. Voir notamment la note de 2020 envoyĂ©e Ă  la DINUM par France Travail, disponible ici.
↑8 Rapport annuel 2018 de Pîle Emploi disponible ici.
↑9, ↑10 Voir cette note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM.
↑11 Voir ce support de webinaire.
↑12 En partie puisqu’au cƓur des algorithmes du JRE, nulle trace de machine learning ou de traitements statistiques complexes. Chaque score rĂ©sulte de l’application de rĂšgles simples, bien loin des ambitions initiales de recours Ă  l’intelligence artificielle. Les dirigeant·es de France Travail semblent ici avoir Ă©prouvĂ© les limites d’un techno-solutionnisme bĂ©at. Voir ce document. À noter aussi que ce document Ă©voque une « brique IA Mire Â» portant sur la dĂ©tection de « situations de dĂ©crochage Â». Il se pourrait donc que des algorithmes plus avancĂ©s soient en dĂ©veloppement.
↑13 Le JRE est une refonte de l’interface numĂ©rique. Voir Ă  ce sujet l’excellent article de Basta disponible ici. Si le JRE ne semble pas avoir Ă©tĂ© crĂ©Ă© dans le cadre du programme Intelligence Emploi, il semble avoir Ă©tĂ© le cadre d’expĂ©rimentations de plusieurs des solutions produites. Voir ici.
↑14 Voir le document « Fiches pratiques Ă  destination des conseillers Â» portant sur le JRE disponible ici.
↑15 Les documents les plus parlants sur la mĂ©canisation de l’accompagnement via le JRE sont ce support et ce document Ă  destination des conseiller·es. Voir aussi les documents que nous mettons en ligne sur l’utilisation d’IA pour gĂ©nĂ©rer des conseils automatisĂ©s, consultables par les personnes sans emploi et les conseiller·es.
↑16 Voir cette interview du directeur actuel de France Travail.
↑17 Pour un aperçu historique de la notion d’employabilitĂ©, voir le chapitre 5 de France Travail : GĂ©rer le chĂŽmage de massse de J.-M Pillon.
↑18, ↑20 Voir cette note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM en 2020.
↑19 Voir cette autre note envoyĂ©e par PĂŽle Emploi Ă  la DINUM en 2021.
↑21 Voir ce document sur l’utilisation de l’IA à Pîle Emploi.
↑22 Voir ce document de prĂ©sentation de XP RSA.
↑23 Voir ce document de prĂ©sentation du programme Data IA.
↑24 Pour Match FT, voir cet entretien, ce tweet et cet article de la Banque des Territoires. Voir aussi Chat FT, l’IA gĂ©nĂ©rative pour l’instant dĂ©diĂ©e aux conseillers·es, dans ce document.
↑25 Voir ce tweet.
↑26 Voir ce tweet.
↑27, ↑29 Sur la rĂ©forme Ă  venir, voir notamment cet article du Monde. Sur le triplement des contrĂŽles, voir cet article du mĂȘme journal.
↑28 Sur l’histoire du contrĂŽle Ă  France Travail, voir le livre ChĂŽmeurs, vos papiers de C. VivĂšs, L. Sigalo Santos, J.-M. Pillon, V. Dubois et H. Clouet, le rapport Le contrĂŽle des chĂŽmeurs de J.-M. MĂ©on, E. Pierru et V. Dubois disponible ici et le livre France Travail : gĂ©rer le chĂŽmage de masse de Jean-Marie Pillon.
↑30 Voir, entre autres, cette vidĂ©o du responsable du programme Data IA.
↑31 Voir le livre L’Etat social à distance de Clara Deville.
↑32 Voir le texte DĂ©shumaniser le travail social de Keltoum Brahan et Muriel Bombardi, publiĂ© dans le numĂ©ro de fĂ©vrier 2017 de CQFD.
↑33 La CGT a dĂ©noncĂ© une rĂ©forme qui n’« est pas favorable Â» aux personnes sans emploi. La CGT PĂŽle Emploi y voit une numĂ©risation du service public qui « dĂ©truira les nĂ©cessaires relations humaines, et accentuera la fracture numĂ©rique et donc la prĂ©caritĂ© Â» et une rĂ©forme qui va « renforcer les devoirs au dĂ©triment des droits Â», ou encore « accroĂźtre les tensions entre les agents et les demandeurs d’emploi Â». Solidaires a dĂ©noncĂ© le caractĂšre « trompeur Â» de l’accompagnement. CĂŽtĂ© personnes sans emploi, le constat est le mĂȘme : cette transformation rend les personnes « Coupable[s] d’ĂȘtre au chĂŽmage Â» d’aprĂšs le comitĂ© National CGT des Travailleurs PrivĂ©s d’Emploi et PrĂ©caires. Enfin, les associations de solidaritĂ© et des syndicats ont ensemble dĂ©noncĂ© dans le Monde le « risque des contrĂŽles abusifs de la situation globale des mĂ©nages Â».
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