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ChatGPT, Bard et cie : nouvelle course Ă  l’IA, et pourquoi faire dĂ©jĂ  ?

Google va ajouter de l’IA gĂ©nĂ©rative dans Gmail et Docs. ÉniĂšme actualitĂ© d’un feuilleton permanent depuis « l’irruption Â» de ChatGPT. Et chez moi, un sentiment de malaise, d’incomprĂ©hension, et mĂȘme de colĂšre.

Qu’est-ce que ChatGPT ? Qu’est-ce que l’IA1 ? Ce sont d’abord d’immenses infrastructures : les cĂąbles sous-marins, les serveurs des datacenters, mais aussi nos ordinateurs et nos smartphones. Donc ce sont des terres rares et des minerais, dĂ©gueulasses Ă  excaver et Ă  purifier (heureusement un jour il n’y en aura plus2). Ensuite, c’est du traitement MASSIF de donnĂ©es. Du vrai gavage de programmes d’apprentissages par des quantitĂ©s phĂ©nomĂ©nales de donnĂ©es. C’est donc des infrastructures (encore) et de l’énergie. Une quantitĂ© phĂ©nomĂ©nale d’énergie, trĂšs largement carbonĂ©e. Enfin, c’est beaucoup de main-d’Ɠuvre sous-payĂ©e pour entraĂźner, tester, et entretenir les systĂšmes d’IA. ChatGPT, il ne faut pas l’oublier, ce n’est que la face Ă©mergĂ©e d’un trĂšs trĂšs gros iceberg. TrĂšs gros et trĂšs sale.

vue d'une vallée étroite et du cheminement de mineurs vers une mine de cobalt

Ce n’est pas un film. ÇA, c’est l’ambiance dans une mine de cobalt.

Image issue du documentaire d’Arte : Cobalt, l’envers du rĂȘve Ă©lectrique

Bref, dĂ©velopper une IA a un coĂ»t environnemental et humain Ă©norme (et largement opaque), ce n’est pas que du code informatique tout propre. À la rigueur, si le rapport coĂ»t/bĂ©nĂ©fice Ă©tait largement positif
 Par exemple, si l’IA dĂ©veloppĂ©e permettait des Ă©conomies d’énergie de 30 % dans le monde, ou qu’elle permettait de mieux gĂ©rer les flux alimentaires et donc d’endiguer la faim, alors on pourrait sĂ©rieusement discuter de moralitĂ© (est-ce acceptable de dĂ©truire la planĂšte et d’exploiter des humains pour sauver la planĂšte et d’autres humains ?).

Mais Ă  quoi servent ces IA gĂ©nĂ©ratives ? Pour le moment, Ă  faire joujou, principalement. À chanter les louanges de l’innovation, Ă©videmment. À se faire peur sur l’éternelle question du dĂ©passement de l’humain par la machine, bien sĂ»r. Et ensuite ? Supprimer des postes dans des domaines plutĂŽt crĂ©atifs et valorisĂ©s ? DĂ©foncer les droits d’auteur en pillant leur travail via des donnĂ©es amassĂ©es sans rĂ©gulation ? Gagner un peu de temps en rĂ©digeant ses mails et ses documents ? Transformer encore un peu plus les moteurs de recherche en moteurs de rĂ©ponses (avec tous les risques que ça comporte) ? Est-ce bien sĂ©rieux ? Est-ce bien acceptable ?

copie d'écran d'un site "cadremploi", avec ce texte "comment s'aider de chatgpt pour rédiger sa lettre de motivation - ChatGPT est une intelligence artificielle capable de rédiger des contenus à votre place.

C’est ça, le principal dĂ©fi du siĂšcle que les technologies doivent nous aider Ă  relever ? ? ?

Tout ça me laisse interrogateur, et mĂȘme, en pleine urgence environnementale et sociale, ça me rĂ©volte. À un moment, on ne peut pas continuer d’alerter sur l’impact environnemental rĂ©el et croissant du numĂ©rique, et s’enthousiasmer pour des produits comme ChatGPT et consorts. Or souvent, ce sont les mĂȘmes qui le font ! Ce qui me rĂ©volte, c’est que toute cette exploitation humaine et naturelle3, inhĂ©rente Ă  la construction des Intelligences Artificielles, est tellement loin de ChatGPT que nous ne la voyons pas, ou plus, et nous ne voulons pas la voir. Cela se traduit par tous les messages, enthousiastes et mĂȘme volubiles, postĂ©s quotidiennement, sans mauvaise intention de la plupart de leurs auteur⋅ice⋅s.

Symboliquement, je propose de boycotter ces technologies d’IA gĂ©nĂ©ratives. Je ne suis heureusement pas utilisateur de Google et Microsoft, qui veulent en mettre Ă  toutes les sauces (pour quoi faire ?). J’espĂšre que mes Ă©diteurs de services numĂ©riques (a priori plus Ă©thiques) ne cĂ©deront pas un pouce de leurs valeurs Ă  cette hype mortifĂšre


schéma mettant en relation par des flÚches bi-directionnelles : Le numérique acceptable :Emancipateur et non aliénant /Choisi et non subi / Soutenable humainement et environnementalement

Au vu de ce qu’elles apportent, les IA gĂ©nĂ©ratives sont-elles vraiment soutenables humainement et environnementalement ? Je ne le crois pas.

Pour poursuivre sa lecture et ses réflexions

Écosocialisme numĂ©rique : une alternative aux big tech ?

Je vous propose la traduction, d’abord publiĂ©e sur mon blog avec l’aimable autorisation de son auteur Michael Kwet, d’un essai sur lequel je suis rĂ©cemment tombĂ©. Je pense qu’il mĂ©rite toute notre attention, car il pose non seulement un constat politique dĂ©taillĂ© et sourcĂ© sur le capitalisme numĂ©rique, mais il lui oppose aussi une vĂ©ritable alternative.

D’accord ou pas d’accord, le fait d’avoir ce genre d’alternative est salutaire. Car si la politique, c’est la capacitĂ© Ă  faire des choix, alors nous avons besoin d’avoir plusieurs alternatives entre lesquelles choisir. Autrement nous ne choisissons rien, puisque nous suivons l’unique chemin qui est devant nous. Et nous avançons, peut-ĂȘtre jusqu’au prĂ©cipice


L’article initial ainsi que cette traduction sont sous licence Creative Commons, ne vous privez donc pas de les partager si comme moi, vous trouvez cet essai extrĂȘmement stimulant et prĂ©cieux pour nos rĂ©flexions. Dans le mĂȘme esprit, les commentaires sont Ă  vous si vous souhaitez rĂ©agir ou partager d’autres rĂ©flexions.

— Louis Derrac


Écosocialisme numĂ©rique – Briser le pouvoir des Big Tech

Nous ne pouvons plus ignorer le rĂŽle des Big Tech dans l’enracinement des inĂ©galitĂ©s mondiales. Pour freiner les forces du capitalisme numĂ©rique, nous avons besoin d’un Accord sur les Technologies NumĂ©riques 1 Ă©cosocialiste

En l’espace de quelques annĂ©es, le dĂ©bat sur la façon d’encadrer les Big Tech a pris une place prĂ©pondĂ©rante et fait l’objet de discussions dans tout le spectre politique. Pourtant, jusqu’à prĂ©sent, les propositions de rĂ©glementation ne tiennent pas compte des dimensions capitalistes, impĂ©rialistes et environnementales du pouvoir numĂ©rique, qui, ensemble, creusent les inĂ©galitĂ©s mondiales et poussent la planĂšte vers l’effondrement. Nous devons de toute urgence construire un Ă©cosystĂšme numĂ©rique Ă©cosocialiste, mais Ă  quoi cela ressemblerait-il et comment pouvons-nous y parvenir ?

Cet essai vise Ă  mettre en Ă©vidence certains des Ă©lĂ©ments fondamentaux d’un programme socialiste numĂ©rique – un Accord sur les Technologies NumĂ©riques (ATN) – centrĂ© sur les principes de l’anti-impĂ©rialisme, de l’abolition des classes, des rĂ©parations et de la dĂ©croissance qui peuvent nous faire passer Ă  une Ă©conomie socialiste du 21e siĂšcle. Il s’appuie sur des propositions de transformation ainsi que sur des modĂšles existants qui peuvent ĂȘtre mis Ă  l’échelle, et cherche Ă  les intĂ©grer Ă  d’autres mouvements qui prĂŽnent des alternatives au capitalisme, en particulier le mouvement de la dĂ©croissance. L’ampleur de la transformation nĂ©cessaire est Ă©norme, mais nous espĂ©rons que cette tentative d’esquisser un Accord sur les Technologies NumĂ©riques socialiste suscitera d’autres rĂ©flexions et dĂ©bats sur l’aspect que pourrait prendre un Ă©cosystĂšme numĂ©rique Ă©galitaire et les mesures Ă  prendre pour y parvenir.

Le capitalisme numĂ©rique et les problĂšmes d’antitrust

Les critiques progressistes du secteur technologique sont souvent tirĂ©es d’un cadre capitaliste classique centrĂ© sur l’antitrust, les droits de l’homme et le bien-ĂȘtre des travailleurs. FormulĂ©es par une Ă©lite d’universitaires, de journalistes, de groupes de rĂ©flexion et de dĂ©cideurs politiques du Nord, elles mettent en avant un programme rĂ©formiste amĂ©ricano-eurocentrĂ© qui suppose la poursuite du capitalisme, de l’impĂ©rialisme occidental et de la croissance Ă©conomique.

Le rĂ©formisme antitrust est particuliĂšrement problĂ©matique car il part du principe que le problĂšme de l’économie numĂ©rique est simplement la taille et les “pratiques dĂ©loyales” des grandes entreprises plutĂŽt que le capitalisme numĂ©rique lui-mĂȘme. Les lois antitrust ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©es aux États-Unis pour promouvoir la concurrence et limiter les pratiques abusives des monopoles (alors appelĂ©s “trusts”) Ă  la fin du XIXe siĂšcle. Compte tenu de l’ampleur et de la puissance des Big Tech contemporaines, ces lois sont de nouveau Ă  l’ordre du jour, leurs dĂ©fenseurs soulignant que les grandes entreprises sapent non seulement les consommateurs, les travailleurs et les petites entreprises, mais remettent Ă©galement en question les fondements de la dĂ©mocratie elle-mĂȘme.

Les dĂ©fenseurs de la lĂ©gislation antitrust affirment que les monopoles faussent un systĂšme capitaliste idĂ©al et que ce qu’il faut, c’est un terrain de jeu Ă©gal pour que tout le monde puisse se faire concurrence. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources Ă  mettre en concurrence. Plus de la moitiĂ© de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars [7,16 euros] par jour, et personne ne s’arrĂȘte pour demander comment ils seront “compĂ©titifs” sur le “marchĂ© concurrentiel” envisagĂ© par les dĂ©fenseurs occidentaux de l’antitrust. C’est d’autant plus dĂ©courageant pour les pays Ă  revenu faible ou intermĂ©diaire que l’internet est largement sans frontiĂšres.

À un niveau plus large, comme je l’ai soutenu dans un article prĂ©cĂ©dent, publiĂ© sur ROAR, les dĂ©fenseurs de l’antitrust ignorent la division globalement inĂ©gale du travail et de l’échange de biens et de services qui a Ă©tĂ© approfondie par la numĂ©risation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres sont parvenues Ă  leur taille hĂ©gĂ©monique parce qu’elles possĂšdent la propriĂ©tĂ© intellectuelle et les moyens de calcul utilisĂ©s dans le monde entier. Les penseurs antitrust, en particulier ceux des États-Unis, finissent par occulter systĂ©matiquement la rĂ©alitĂ© de l’impĂ©rialisme amĂ©ricain dans le secteur des technologies numĂ©riques, et donc leur impact non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud 2

Les initiatives antitrust europĂ©ennes ne sont pas meilleures. LĂ -bas, les dĂ©cideurs politiques qui s’insurgent contre les maux des grandes entreprises technologiques tentent discrĂštement de crĂ©er leurs propres gĂ©ants technologiques. Le Royaume-Uni vise Ă  produire son propre mastodonte de plusieurs milliards de dollars. Le prĂ©sident Emmanuel Macron va injecter 5 milliards d’euros dans des start-ups technologiques dans l’espoir que la France compte au moins 25 “licornes” – des entreprises Ă©valuĂ©es Ă  un milliard de dollars ou plus – d’ici 2025. L’Allemagne dĂ©pense 3 milliards d’euros pour devenir une puissance mondiale de l’IA et un leader mondial (c’est-Ă -dire un colonisateur de marchĂ©) de l’industrialisation numĂ©rique. Pour leur part, les Pays-Bas visent Ă  devenir une “nation de licornes”. Et en 2021, la commissaire Ă  la concurrence de l’Union europĂ©enne, Margrethe Vestager, largement applaudie, a dĂ©clarĂ© que l’Europe devait bĂątir ses propres gĂ©ants technologiques europĂ©ens. Dans le cadre des objectifs numĂ©riques de l’UE pour 2030, Mme Vestager a dĂ©clarĂ© que l’UE visait Ă  “doubler le nombre de licornes europĂ©ennes, qui est aujourd’hui de 122.”

Au lieu de s’opposer par principe aux grandes entreprises de la tech, les dĂ©cideurs europĂ©ens sont des opportunistes qui cherchent Ă  Ă©largir leur propre part du gĂąteau.

D’autres mesures capitalistes rĂ©formistes proposĂ©es, telles que l’imposition progressive, le dĂ©veloppement des nouvelles technologies en tant que service public3 et la protection des travailleurs, ne parviennent toujours pas Ă  s’attaquer aux causes profondes et aux problĂšmes fondamentaux. Le capitalisme numĂ©rique progressiste est meilleur que le nĂ©olibĂ©ralisme. Mais il est d’orientation nationaliste, ne peut empĂȘcher le colonialisme numĂ©rique, et conserve un engagement envers la propriĂ©tĂ© privĂ©e, le profit, l’accumulation et la croissance.

L’urgence environnementale et la technologie

Les crises jumelles du changement climatique et de la destruction Ă©cologique qui mettent en pĂ©ril la vie sur Terre constituent d’autres points faibles majeurs pour les rĂ©formateurs du numĂ©rique.

De plus en plus d’études montrent que les crises environnementales ne peuvent ĂȘtre rĂ©solues dans un cadre capitaliste fondĂ© sur la croissance, qui non seulement augmente la consommation d’énergie et les Ă©missions de carbone qui en rĂ©sultent, mais exerce Ă©galement une pression Ă©norme sur les systĂšmes Ă©cologiques.

Le PNUE4 estime que les Ă©missions doivent diminuer de 7,6 % chaque annĂ©e entre 2020 et 2030 pour atteindre l’objectif de maintenir l’augmentation de la tempĂ©rature Ă  moins de 1,5 degrĂ©. Des Ă©valuations universitaires estiment la limite mondiale d’extraction de matiĂšres durables Ă  environ 50 milliards de tonnes de ressources par an, mais Ă  l’heure actuelle, nous en extrayons 100 milliards de tonnes par an, ce qui profite largement aux riches et aux pays du Nord.

La dĂ©croissance doit ĂȘtre mise en Ɠuvre dans un avenir immĂ©diat. Les lĂ©gĂšres rĂ©formes du capitalisme vantĂ©es par les progressistes continueront Ă  dĂ©truire l’environnement. En appliquant le principe de prĂ©caution, nous ne pouvons pas nous permettre de risquer une catastrophe Ă©cologique permanente. Le secteur des technologies n’est pas un simple spectateur, mais l’un des principaux moteurs de ces tendances.

Selon un rapport rĂ©cent, en 2019, les technologies numĂ©riques – dĂ©finies comme les rĂ©seaux de tĂ©lĂ©communications, les centres de donnĂ©es, les terminaux (appareils personnels) et les capteurs IoT (internet des objets) – ont contribuĂ© Ă  4 % des Ă©missions de gaz Ă  effet de serre, et leur consommation d’énergie a augmentĂ© de 9 % par an.

Et aussi Ă©levĂ© que cela puisse paraĂźtre, cela sous-estime probablement l’utilisation de l’énergie par le secteur numĂ©rique. Un rapport de 2022 a rĂ©vĂ©lĂ© que les gĂ©ants de la grande technologie ne s’engagent pas Ă  rĂ©duire l’ensemble des Ă©missions de leur chaĂźne de valeur. Des entreprises comme Apple prĂ©tendent ĂȘtre “neutres en carbone” d’ici 2030, mais cela “ne comprend actuellement que les opĂ©rations directes, qui reprĂ©sentent un microscopique 1,5 % de son empreinte carbone.”

En plus de surchauffer la planĂšte, l’extraction des minĂ©raux utilisĂ©s dans l’électronique – tels que le cobalt, le nickel et le lithium – dans des endroits comme la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo, le Chili, l’Argentine et la Chine est souvent destructive sur le plan Ă©cologique.

Et puis il y a le rĂŽle central des entreprises numĂ©riques dans le soutien d’autres formes d’extraction non durable. Les gĂ©ants de la technologie aident les entreprises Ă  explorer et Ă  exploiter de nouvelles sources de combustibles fossiles et Ă  numĂ©riser l’agriculture industrielle. Le modĂšle Ă©conomique du capitalisme numĂ©rique tourne autour de la diffusion de publicitĂ©s visant Ă  promouvoir la consommation de masse, un facteur clĂ© de la crise environnementale. Dans le mĂȘme temps, nombre de ses dirigeants milliardaires ont une empreinte carbone des milliers de fois supĂ©rieure Ă  celle des consommateurs moyens des pays du Nord.

Les rĂ©formateurs du numĂ©rique partent du principe que les grandes entreprises technologiques peuvent ĂȘtre dĂ©couplĂ©es des Ă©missions de carbone et de la surconsommation de ressources et, par consĂ©quent, ils concentrent leur attention sur les activitĂ©s et les Ă©missions particuliĂšres de chaque entreprise. Pourtant, la notion de “dĂ©couplage” de la croissance de l’utilisation des ressources matĂ©rielles a Ă©tĂ© remise en question par les universitaires, qui notent que l’utilisation des ressources suit de prĂšs la croissance du PIB Ă  travers l’histoire. Des chercheurs ont rĂ©cemment constatĂ© que le transfert de l’activitĂ© Ă©conomique vers les services, y compris les industries Ă  forte intensitĂ© de connaissances, n’a qu’un potentiel limitĂ© de rĂ©duction des impacts environnementaux mondiaux en raison de l’augmentation des niveaux de consommation des mĂ©nages par les travailleurs des services.

En rĂ©sumĂ©, les limites de la croissance changent tout. Si le capitalisme n’est pas Ă©cologiquement soutenable, les politiques numĂ©riques doivent tenir compte de cette rĂ©alitĂ© brutale et difficile.

Le socialisme numérique et ses composantes

Dans un systĂšme socialiste, la propriĂ©tĂ© est dĂ©tenue en commun. Les moyens de production sont directement contrĂŽlĂ©s par les travailleurs eux-mĂȘmes par le biais de coopĂ©ratives de travailleurs, et la production est destinĂ©e Ă  l’utilisation et aux besoins plutĂŽt qu’à l’échange, au profit et Ă  l’accumulation. Le rĂŽle de l’État est contestĂ© parmi les socialistes, certains soutenant que la gouvernance et la production Ă©conomique devraient ĂȘtre aussi dĂ©centralisĂ©es que possible, tandis que d’autres plaident pour un plus grand degrĂ© de planification de l’État.

Ces mĂȘmes principes, stratĂ©gies et tactiques s’appliquent Ă  l’économie numĂ©rique. Un systĂšme de socialisme numĂ©rique Ă©liminerait progressivement la propriĂ©tĂ© intellectuelle, socialiserait les moyens de calcul, dĂ©mocratiserait les donnĂ©es et l’intelligence numĂ©rique et confierait le dĂ©veloppement et la maintenance de l’écosystĂšme numĂ©rique Ă  des communautĂ©s du domaine public.

Bon nombre des Ă©lĂ©ments constitutifs d’une Ă©conomie numĂ©rique socialiste existent dĂ©jĂ . Les logiciels libres et open source (FOSS5) et les licences Creative Commons, par exemple, fournissent les logiciels et les licences nĂ©cessaires Ă  un mode de production socialiste. Comme le note James Muldoon dans Platform Socialism, des projets urbains comme DECODE (DEcentralised Citizen-owned Data Ecosystems) fournissent des outils d’intĂ©rĂȘt public open source pour des activitĂ©s communautaires oĂč les citoyens peuvent accĂ©der et contribuer aux donnĂ©es, des niveaux de pollution de l’air aux pĂ©titions en ligne et aux rĂ©seaux sociaux de quartier, tout en gardant le contrĂŽle sur les donnĂ©es partagĂ©es. Les coopĂ©ratives de plates-formes, telles que la plate-forme de livraison de nourriture Wings Ă  Londres6, fournissent un modĂšle de milieu de travail remarquable dans lequel les travailleurs organisent leur travail par le biais de plates-formes open source dĂ©tenues et contrĂŽlĂ©es collectivement par les travailleurs eux-mĂȘmes. Il existe Ă©galement une alternative socialiste aux mĂ©dias sociaux dans le FĂ©divers7, un ensemble de rĂ©seaux sociaux qui interagissent en utilisant des protocoles partagĂ©s, qui facilitent la dĂ©centralisation des communications sociales en ligne.

Mais ces Ă©lĂ©ments de base auraient besoin d’un changement de politique pour se dĂ©velopper. Des projets comme le FĂ©divers, par exemple, ne sont pas en mesure de s’intĂ©grer Ă  des systĂšmes fermĂ©s ou de rivaliser avec les ressources massives et concentrĂ©es d’entreprises comme Facebook. Un ensemble de changements politiques radicaux serait donc nĂ©cessaire pour obliger les grands rĂ©seaux de mĂ©dias sociaux Ă  s’interopĂ©rer, Ă  se dĂ©centraliser en interne, Ă  ouvrir leur propriĂ©tĂ© intellectuelle (par exemple, les logiciels propriĂ©taires), Ă  mettre fin Ă  la publicitĂ© forcĂ©e (publicitĂ© Ă  laquelle les gens sont soumis en Ă©change de services “gratuits”), Ă  subventionner l’hĂ©bergement des donnĂ©es afin que les individus et les communautĂ©s – et non l’État ou les entreprises privĂ©es – puissent possĂ©der et contrĂŽler les rĂ©seaux et assurer la modĂ©ration du contenu. Cela aurait pour effet d’étouffer les gĂ©ants de la technologie.

La socialisation de l’infrastructure devrait Ă©galement ĂȘtre Ă©quilibrĂ©e par de solides garanties pour la vie privĂ©e, des restrictions sur la surveillance de l’État et le recul de l’État sĂ©curitaire carcĂ©ral. Actuellement, l’État exploite la technologie numĂ©rique Ă  des fins coercitives, souvent en partenariat avec le secteur privĂ©. Les populations immigrĂ©es et les personnes en dĂ©placement sont fortement ciblĂ©es par un ensemble de camĂ©ras, d’avions, de capteurs de mouvements, de drones, de vidĂ©osurveillance et d’élĂ©ments biomĂ©triques. Les enregistrements et les donnĂ©es des capteurs sont de plus en plus centralisĂ©s par l’État dans des centres de fusion et des centres de criminalitĂ© en temps rĂ©el pour surveiller, prĂ©voir et contrĂŽler les communautĂ©s. Les communautĂ©s marginalisĂ©es et racisĂ©es ainsi que les militants sont ciblĂ©s de maniĂšre disproportionnĂ©e par l’État de surveillance high-tech. Ces pratiques doivent ĂȘtre interdites alors que les militants s’efforcent de dĂ©manteler et d’abolir ces institutions de violence organisĂ©e.

L’accord sur les Technologies NumĂ©riques

Les grandes entreprises technologiques, la propriĂ©tĂ© intellectuelle et la propriĂ©tĂ© privĂ©e des moyens de calcul sont profondĂ©ment ancrĂ©es dans la sociĂ©tĂ© numĂ©rique et ne peuvent ĂȘtre Ă©teintes du jour au lendemain. Ainsi, pour remplacer le capitalisme numĂ©rique par un modĂšle socialiste, nous avons besoin d’une transition planifiĂ©e vers le socialisme numĂ©rique.

Les Ă©cologistes ont proposĂ© de nouveaux “accords” dĂ©crivant la transition vers une Ă©conomie verte. Les propositions rĂ©formistes comme le Green New Deal amĂ©ricain et le Green Deal europĂ©en fonctionnent dans un cadre capitaliste qui conserve les mĂ©faits du capitalisme, comme la croissance terminale, l’impĂ©rialisme et les inĂ©galitĂ©s structurelles. En revanche, les modĂšles Ă©cosocialistes, tels que le Red Deal de la Nation Rouge, l’Accord de Cochabamba et la Charte de justice climatique d’Afrique du Sud, offrent de meilleures alternatives. Ces propositions reconnaissent les limites de la croissance et intĂšgrent les principes Ă©galitaires nĂ©cessaires Ă  une transition juste vers une Ă©conomie vĂ©ritablement durable.

Cependant, ni ces accords rouges ni ces accords verts n’intĂšgrent de plans pour l’écosystĂšme numĂ©rique, malgrĂ© sa pertinence centrale pour l’économie moderne et la durabilitĂ© environnementale. À son tour, le mouvement pour la justice numĂ©rique a presque entiĂšrement ignorĂ© les propositions de dĂ©croissance et la nĂ©cessitĂ© d’intĂ©grer leur Ă©valuation de l’économie numĂ©rique dans un cadre Ă©cosocialiste. La justice environnementale et la justice numĂ©rique vont de pair, et les deux mouvements doivent s’associer pour atteindre leurs objectifs.

À cet effet, je propose un Accord sur les Technologies NumĂ©riques Ă©cosocialiste qui incarne les valeurs croisĂ©es de l’anti-impĂ©rialisme, de la durabilitĂ© environnementale, de la justice sociale pour les communautĂ©s marginalisĂ©es, de l’autonomisation des travailleurs, du contrĂŽle dĂ©mocratique et de l’abolition des classes. Voici dix principes pour guider un tel programme :

1. Veiller Ă  ce que l’économie numĂ©rique ne dĂ©passe pas les limites sociales et planĂ©taires

Nous sommes confrontĂ©s Ă  une rĂ©alitĂ© : les pays les plus riches du Nord ont dĂ©jĂ  Ă©mis plus que leur juste part du budget carbone – et cela est Ă©galement vrai pour l’économie numĂ©rique dirigĂ©e par les Big Tech qui profite de maniĂšre disproportionnĂ©e aux pays les plus riches. Il est donc impĂ©ratif de veiller Ă  ce que l’économie numĂ©rique ne dĂ©passe pas les limites sociales et planĂ©taires. Nous devrions Ă©tablir une limite scientifiquement informĂ©e sur la quantitĂ© et les types de matĂ©riaux qui peuvent ĂȘtre utilisĂ©s et des dĂ©cisions pourraient ĂȘtre prises sur les ressources matĂ©rielles (par exemple, la biomasse, les minĂ©raux, les vecteurs d’énergie fossile, les minerais mĂ©talliques) qui devraient ĂȘtre consacrĂ©es Ă  tel ou tel usage (par exemple, de nouveaux bĂątiments, des routes, de l’électronique, etc.) en telle ou telle quantitĂ© pour telle ou telle personne. On pourrait Ă©tablir des dettes Ă©cologiques qui imposent des politiques de redistribution du Nord au Sud, des riches aux pauvres.

2. Supprimer progressivement la propriété intellectuelle

La propriĂ©tĂ© intellectuelle, notamment sous la forme de droits d’auteur et de brevets, donne aux entreprises le contrĂŽle des connaissances, de la culture et du code qui dĂ©termine le fonctionnement des applications et des services, ce qui leur permet de maximiser l’engagement des utilisateurs, de privatiser l’innovation et d’extraire des donnĂ©es et des rentes. L’économiste Dean Baker estime que les rentes de propriĂ©tĂ© intellectuelle coĂ»tent aux consommateurs 1 000 milliards de dollars supplĂ©mentaires par an par rapport Ă  ce qui pourrait ĂȘtre obtenu sur un “marchĂ© libre” sans brevets ni monopoles de droits d’auteur. L’élimination progressive de la propriĂ©tĂ© intellectuelle au profit d’un modĂšle de partage des connaissances basĂ© sur les biens communs permettrait de rĂ©duire les prix, d’élargir l’accĂšs Ă  l’éducation et de l’amĂ©liorer pour tous, et fonctionnerait comme une forme de redistribution des richesses et de rĂ©paration pour le Sud.

3. Socialiser l’infrastructure physique

Les infrastructures physiques telles que les fermes de serveurs cloud, les tours de tĂ©lĂ©phonie mobile, les rĂ©seaux de fibres optiques et les cĂąbles sous-marins transocĂ©aniques profitent Ă  ceux qui les possĂšdent. Il existe des initiatives de fournisseurs d’accĂšs Ă  internet gĂ©rĂ©s par les communautĂ©s et des rĂ©seaux maillĂ©s sans fil qui peuvent aider Ă  placer ces services entre les mains des communautĂ©s. Certaines infrastructures, comme les cĂąbles sous-marins, pourraient ĂȘtre entretenues par un consortium international qui les construirait et les entretiendrait au prix coĂ»tant pour le bien public plutĂŽt que pour le profit.

4. Remplacer les investissements privés de production par des subventions et une production publiques.

La coopĂ©rative numĂ©rique britannique de Dan Hind est peut-ĂȘtre la proposition la plus dĂ©taillĂ©e sur la façon dont un modĂšle socialiste de production pourrait fonctionner dans le contexte actuel. Selon ce programme, “les institutions du secteur public, y compris le gouvernement local, rĂ©gional et national, fourniront des lieux oĂč les citoyens et les groupes plus ou moins cohĂ©sifs peuvent se rassembler et sĂ©curiser une revendication politique.” AmĂ©liorĂ©e par des donnĂ©es ouvertes, des algorithmes transparents, des logiciels et des plateformes Ă  code source ouvert et mise en Ɠuvre par une planification participative dĂ©mocratique, une telle transformation faciliterait l’investissement, le dĂ©veloppement et la maintenance de l’écosystĂšme numĂ©rique et de l’économie au sens large.

Si Hind envisage de dĂ©ployer ce systĂšme sous la forme d’un service public dans un seul pays – en concurrence avec le secteur privĂ© -, il pourrait Ă  la place constituer une base prĂ©liminaire pour la socialisation complĂšte de la technologie. En outre, il pourrait ĂȘtre Ă©largi pour inclure un cadre de justice globale qui fournit des infrastructures en guise de rĂ©parations au Sud, de la mĂȘme maniĂšre que les initiatives de justice climatique font pression sur les pays riches pour qu’ils aident le Sud Ă  remplacer les combustibles fossiles par des Ă©nergies vertes.

5. DĂ©centraliser Internet

Les socialistes prĂŽnent depuis longtemps la dĂ©centralisation de la richesse, du pouvoir et de la gouvernance entre les mains des travailleurs et des communautĂ©s. Des projets comme FreedomBox8 proposent des logiciels libres et gratuits pour alimenter des serveurs personnels peu coĂ»teux qui peuvent collectivement hĂ©berger et acheminer des donnĂ©es pour des services comme le courrier Ă©lectronique, les calendriers, les applications de chat, les rĂ©seaux sociaux, etc. D’autres projets comme Solid permettent aux gens d’hĂ©berger leurs donnĂ©es dans des “pods” qu’ils contrĂŽlent. Les fournisseurs d’applications, les rĂ©seaux de mĂ©dias sociaux et d’autres services peuvent alors accĂ©der aux donnĂ©es Ă  des conditions acceptables pour les utilisateurs, qui conservent le contrĂŽle de leurs donnĂ©es. Ces modĂšles pourraient ĂȘtre Ă©tendus pour aider Ă  dĂ©centraliser l’internet sur une base socialiste.

6. Socialiser les plateformes

Les plateformes Internet comme Uber, Amazon et Facebook centralisent la propriĂ©tĂ© et le contrĂŽle en tant qu’intermĂ©diaires privĂ©s qui s’interposent entre les utilisateurs de leurs plateformes. Des projets comme le FĂ©divers et LibreSocial fournissent un modĂšle d’interopĂ©rabilitĂ© qui pourrait potentiellement s’étendre au-delĂ  des rĂ©seaux sociaux. Les services qui ne peuvent pas simplement s’interopĂ©rer pourraient ĂȘtre socialisĂ©s et exploitĂ©s au prix coĂ»tant pour le bien public plutĂŽt que pour le profit et la croissance.

7. Socialiser l’intelligence numĂ©rique et les donnĂ©es

Les donnĂ©es et l’intelligence numĂ©rique qui en dĂ©coule sont une source majeure de richesse et de pouvoir Ă©conomique. La socialisation des donnĂ©es permettrait au contraire d’intĂ©grer des valeurs et des pratiques de respect de la vie privĂ©e, de sĂ©curitĂ©, de transparence et de prise de dĂ©cision dĂ©mocratique dans la maniĂšre dont les donnĂ©es sont collectĂ©es, stockĂ©es et utilisĂ©es. Elle pourrait s’appuyer sur des modĂšles tels que le projet DECODE Ă  Barcelone et Ă  Amsterdam.

8. Interdire la publicité forcée et le consumérisme des plateformes

La publicitĂ© numĂ©rique diffuse un flux constant de propagande d’entreprise conçue pour manipuler le public et stimuler la consommation. De nombreux services “gratuits” sont alimentĂ©s par des publicitĂ©s, ce qui stimule encore plus le consumĂ©risme au moment mĂȘme oĂč il met la planĂšte en danger. Des plateformes comme Google Search et Amazon sont construites pour maximiser la consommation, en ignorant les limites Ă©cologiques. Au lieu de la publicitĂ© forcĂ©e, les informations sur les produits et services pourraient ĂȘtre hĂ©bergĂ©es dans des rĂ©pertoires, auxquels on accĂšderait de maniĂšre volontaire.

9. Remplacer l’armĂ©e, la police, les prisons et les appareils de sĂ©curitĂ© nationale par des services de sĂ»retĂ© et de sĂ©curitĂ© gĂ©rĂ©s par les communautĂ©s.

La technologie numĂ©rique a augmentĂ© le pouvoir de la police, de l’armĂ©e, des prisons et des agences de renseignement. Certaines technologies, comme les armes autonomes, devraient ĂȘtre interdites, car elles n’ont aucune utilitĂ© pratique au-delĂ  de la violence. D’autres technologies basĂ©es sur l’IA, dont on peut soutenir qu’elles ont des applications socialement bĂ©nĂ©fiques, devraient ĂȘtre Ă©troitement rĂ©glementĂ©es, en adoptant une approche conservatrice pour limiter leur prĂ©sence dans la sociĂ©tĂ©. Les militants qui font pression pour rĂ©duire la surveillance de masse de l’État devraient se joindre Ă  ceux qui militent pour l’abolition de la police, des prisons, de la sĂ©curitĂ© nationale et du militarisme, en plus des personnes visĂ©es par ces institutions.

10. Mettre fin à la fracture numérique

La fracture numĂ©rique fait gĂ©nĂ©ralement rĂ©fĂ©rence Ă  l’inĂ©galitĂ© d’accĂšs individuel aux ressources numĂ©riques telles que les appareils et les donnĂ©es informatiques, mais elle devrait Ă©galement englober la maniĂšre dont les infrastructures numĂ©riques, telles que les fermes de serveurs cloud et les installations de recherche de haute technologie, sont dĂ©tenues et dominĂ©es par les pays riches et leurs entreprises. En tant que forme de redistribution des richesses, le capital pourrait ĂȘtre redistribuĂ© par le biais de la fiscalitĂ© et d’un processus de rĂ©paration afin de subventionner les appareils personnels et la connectivitĂ© Internet pour les pauvres du monde entier et de fournir des infrastructures, telles que l’infrastructure cloud et les installations de recherche de haute technologie, aux populations qui ne peuvent pas se les offrir.

Comment faire du socialisme numérique une réalité

Des changements radicaux sont nĂ©cessaires, mais il y a un grand Ă©cart entre ce qui doit ĂȘtre fait et oĂč nous sommes aujourd’hui. NĂ©anmoins, nous pouvons et devons prendre certaines mesures essentielles.

Tout d’abord, il est essentiel de sensibiliser, de promouvoir l’éducation et d’échanger des idĂ©es au sein des communautĂ©s et entre elles afin qu’ensemble nous puissions co-crĂ©er un nouveau cadre pour l’économie numĂ©rique. Pour ce faire, une critique claire du capitalisme et du colonialisme numĂ©riques est nĂ©cessaire.

Un tel changement sera difficile Ă  mettre en place si la production concentrĂ©e de connaissances reste intacte. Les universitĂ©s d’élite, les sociĂ©tĂ©s de mĂ©dias, les groupes de rĂ©flexion, les ONG et les chercheurs des grandes entreprises technologiques du Nord dominent la conversation et fixent l’ordre du jour de la correction du capitalisme, limitant et restreignant les paramĂštres de cette conversation. Nous devons prendre des mesures pour leur ĂŽter leur pouvoir, par exemple en abolissant le systĂšme de classement des universitĂ©s, en dĂ©mocratisant la salle de classe et en mettant fin au financement des entreprises, des philanthropes et des grandes fondations. Les initiatives visant Ă  dĂ©coloniser l’éducation – comme le rĂ©cent mouvement de protestation Ă©tudiant #FeesMustFall en Afrique du Sud et la Endowment Justice Coalition Ă  l’universitĂ© de Yale – sont des exemples des mouvements qui seront nĂ©cessaires9.

DeuxiĂšmement, nous devons connecter les mouvements de justice numĂ©rique avec d’autres mouvements de justice sociale, raciale et environnementale. Les militants des droits numĂ©riques devraient travailler avec les Ă©cologistes, les abolitionnistes, les dĂ©fenseurs de la justice alimentaire, les fĂ©ministes et autres. Une partie de ce travail est dĂ©jĂ  en cours – par exemple, la campagne #NoTechForIce menĂ©e par Mijente, un rĂ©seau de base dirigĂ© par des migrants, remet en question l’utilisation de la technologie pour contrĂŽler l’immigration aux États-Unis – mais il reste encore beaucoup Ă  faire, notamment en ce qui concerne l’environnement.

TroisiĂšmement, nous devons intensifier l’action directe et l’agitation contre les Big Tech et l’empire amĂ©ricain. Il est parfois difficile de mobiliser un soutien derriĂšre des sujets apparemment Ă©sotĂ©riques, comme l’ouverture d’un centre de cloud computing dans le Sud (par exemple en Malaisie) ou l’imposition de logiciels des Big Tech dans les Ă©coles (par exemple en Afrique du Sud). Cela est particuliĂšrement difficile dans le Sud, oĂč les gens doivent donner la prioritĂ© Ă  l’accĂšs Ă  la nourriture, Ă  l’eau, au logement, Ă  l’électricitĂ©, aux soins de santĂ© et aux emplois. Cependant, la rĂ©sistance rĂ©ussie Ă  des dĂ©veloppements tels que Free Basics de Facebook en Inde et la construction du siĂšge d’Amazon sur des terres indigĂšnes sacrĂ©es au Cap, en Afrique du Sud, montrent la possibilitĂ© et le potentiel de l’opposition civique.

Ces Ă©nergies militantes pourraient aller plus loin et adopter les tactiques de boycott, dĂ©sinvestissement et sanctions (BDS), que les militants anti-apartheid ont utilisĂ©es pour cibler les sociĂ©tĂ©s informatiques vendant des Ă©quipements au gouvernement d’apartheid en Afrique du Sud. Les militants pourraient crĂ©er un mouvement #BigTechBDS, qui ciblerait cette fois l’existence des grandes entreprises technologiques. Les boycotts pourraient annuler les contrats du secteur public avec les gĂ©ants de la technologie et les remplacer par des solutions socialistes de technologies du peuple10. Des campagnes de dĂ©sinvestissement pourraient forcer des institutions comme les universitĂ©s Ă  se dĂ©sinvestir des pires entreprises technologiques. Et les militants pourraient faire pression sur les États pour qu’ils appliquent des sanctions ciblĂ©es aux entreprises technologiques amĂ©ricaines, chinoises et d’autres pays.

QuatriĂšmement, nous devons Ɠuvrer Ă  la crĂ©ation de coopĂ©ratives de travailleurs de la tech11 qui peuvent ĂȘtre les Ă©lĂ©ments constitutifs d’une nouvelle Ă©conomie socialiste numĂ©rique. Il existe un mouvement de syndicalisation des grandes entreprises technologiques, qui peut contribuer Ă  protĂ©ger les travailleurs de la technologie en cours de route. Mais syndiquer les entreprises des Big Tech revient Ă  syndiquer les compagnies des Indes orientales, le fabricant d’armes Raytheon, Goldman Sachs ou Shell – ce n’est pas de la justice sociale et cela n’apportera probablement que de lĂ©gĂšres rĂ©formes. De mĂȘme que les militants sud-africains de la lutte contre l’apartheid ont rejetĂ© les principes de Sullivan – un ensemble de rĂšgles et de rĂ©formes en matiĂšre de responsabilitĂ© sociale des entreprises qui permettaient aux entreprises amĂ©ricaines de continuer Ă  faire des bĂ©nĂ©fices dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – et d’autres rĂ©formes lĂ©gĂšres, en faveur de l’étranglement du systĂšme de l’apartheid, nous devrions avoir pour objectif d’abolir complĂštement les Big Tech et le systĂšme du capitalisme numĂ©rique. Et cela nĂ©cessitera de construire des alternatives, de s’engager avec les travailleurs de la tech, non pas pour rĂ©former l’irrĂ©formable, mais pour aider Ă  Ă©laborer une transition juste pour l’industrie.

Enfin, les personnes de tous horizons devraient travailler en collaboration avec les professionnels de la technologie pour Ă©laborer le plan concret qui constituerait un Accord des Technologies NumĂ©riques. Ce projet doit ĂȘtre pris aussi au sĂ©rieux que les “accords” verts actuels pour l’environnement. Avec un Accord des Technologies NumĂ©riques, certains travailleurs – comme ceux du secteur de la publicitĂ© – perdraient leur emploi, il faudrait donc prĂ©voir une transition Ă©quitable pour les travailleurs de ces secteurs. Les travailleurs, les scientifiques, les ingĂ©nieurs, les sociologues, les avocats, les Ă©ducateurs, les militants et le grand public pourraient rĂ©flĂ©chir ensemble Ă  la maniĂšre de rendre cette transition pratique.

Aujourd’hui, le capitalisme progressiste est largement considĂ©rĂ© comme la solution la plus pratique Ă  la montĂ©e en puissance des Big Tech. Pourtant, ces mĂȘmes progressistes n’ont pas su reconnaĂźtre les mĂ©faits structurels du capitalisme, la colonisation technologique menĂ©e par les États-Unis et l’impĂ©ratif de dĂ©croissance. Nous ne pouvons pas brĂ»ler les murs de notre maison pour nous garder au chaud. La seule solution pratique est de faire ce qui est nĂ©cessaire pour nous empĂȘcher de dĂ©truire notre seule et unique maison – et cela doit intĂ©grer l’économie numĂ©rique. Le socialisme numĂ©rique, concrĂ©tisĂ© par un Accord des Technologies NumĂ©riques, offre le meilleur espoir dans le court laps de temps dont nous disposons pour un changement radical, mais il devra ĂȘtre discutĂ©, dĂ©battu et construit. J’espĂšre que cet article pourra inviter les lecteurs et d’autres personnes Ă  collaborer dans cette direction.

Sur l’auteur

Michael Kwet a obtenu son doctorat en sociologie Ă  l’universitĂ© de Rhodes et il est membre invitĂ© du projet de sociĂ©tĂ© de l’information Ă  la Yale Law School. Il est l’auteur de Digital colonialism : US empire and the new imperialism in the Global South, hĂŽte du podcast Tech Empire, et a Ă©tĂ© publiĂ© par VICE News, The Intercept, The New York Times, Al Jazeera et Counterpunch.

Retrouvez Micheal sur Twitter : @Michael_Kwet.

Sur la traduction

Ce texte a Ă©tĂ© d’abord traduit avec Deepl, et ensuite revu, corrigĂ© et commentĂ© par moi-mĂȘme. N’étant pas un traducteur professionnel, j’accueillerai avec plaisir les propositions d’amĂ©lioration.

Illustration Ă  la une par Zoran Svilar

 

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