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La nouvelle du lundi 20:42

Chaque jour de cette semaine, Ă  20:42, une nouvelle de 2042 concoctĂ©e avec amour par les participant⋅es des ateliers #solarpunk #UPLOAD de l’UniversitĂ© Technologique de CompiĂšgne (UTC).

Aujourd’hui, ça clashe sĂ©vĂšre Ă  la radio pirate


Panique Ă  bord de Padakor

Un texte du collectif Radio Padakor soumis Ă  la licence CC-BY-SA 4.0

– Yo, les clodos !

Depuis qu’une dĂ©putĂ©e avait utilisĂ© ce terme pour dĂ©signer des rĂ©fu-clims, il avait essaimĂ© dans les milieux militants, devenant un salut amical. Une façon de se rappeler pourquoi on luttait. Justement, Luciole avait besoin d’entretenir sa hargne. Elle serrait fort le micro.

– Le monde d’avant ne demande qu’à revenir. À nous de l’en empĂȘcher. J’annonce la naissance de Radio Padakor, mĂ©dia d’information indĂ©pendant, local, Ă©thique, vĂ©nĂšre.

Elle balança London Calling.


Nouvelle journĂ©e, nouvelle Ă©mission. Un horaire, 18:30 et une frĂ©quence, 98.6 FM : c’est tout ce dont l’équipe de Radio Padakor (AirPD) a besoin pour accomplir sa tĂąche informationnelle.

Aujourd’hui, autour de la petite table se trouvent deux invitĂ©s : Jarvis le jardinier, un habituĂ© des ondes qui n’est plus Ă  prĂ©senter, et Victoire, une experte environnementale venue pour partager son point de vue sur la situation Ă  CompiĂšgne.

AprĂšs une brĂšve introduction, l’émission peut enfin commencer. Le vieil homme qu’est Jarvis prend la parole le premier. Aujourd’hui, il est venu parler de tomates.

AgacĂ© par les interfĂ©rences qu’il entend dans son retour casque, il fait des signes au pauvre Mathias qui se dĂ©bat avec sa console pour tenter de rĂ©soudre ces alĂ©as techniques.

— Le bouleversement climatique nous a apportĂ© son lot de catastrophes, mais il a fourni quelques compensations. On peut dĂ©sormais envisager de cultiver des tomates en Picardie, Ă  l’air libre, sur sol vivant. Il n’y a plus besoin de sĂ©lectionner des variĂ©tĂ©s hybrides et on peut facilement utiliser les graines issues des fruits de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente.

— Tout de mĂȘme, ça doit ĂȘtre moins efficace Â» fait remarquer l’experte.

Jarvis, surpris d’avoir Ă©tĂ© interrompu, dĂ©visage la jeune femme.

— C’est comme ça que fonctionne la nature ; c’est pour ça que les fruits produisent des graines.

— Ouais, ça va bien pour manger deux-trois salades de tomates par an, mais pas plus


— Ă‡a fait des dĂ©cennies que je cultive des tomates, et croyez-moi, j’obtenais dĂ©jĂ  de beaux rendements avant qu’il ne fasse aussi chaud en Picardie.

Il reprend.

— Il y a une contrainte Ă  connaĂźtre, impĂ©rativement : c’est le principe de rotation. La tomate est gourmande en azote. Le sol qu’elle laisse derriĂšre elle est appauvri. Il faut donc Ă©viter de replanter des tomates au mĂȘme endroit annĂ©e aprĂšs annĂ©e, au risque de voir diminuer sa production. IdĂ©alement, on attendra cinq ans avant de replanter des tomates dans une parcelle.

Il se tourne vers Victoire pour lui dĂ©cocher cette flĂšche du Parthe : « C’est peut-ĂȘtre ça que vous ignoriez, madame. Â»

— Bah, de l’azote, on peut toujours en apporter, rĂ©torque-t-elle sans s’émouvoir.

— Alors, en effet, il est indispensable d’amender sa terre. C’est bien pour ça qu’on fait du compost. Mais attention. La tomate est sensible au mildiou. Les pieds de tomates arrachĂ©s aprĂšs la derniĂšre rĂ©colte ne vont pas au compost. C’est dangereux, on risque de vĂ©hiculer la maladie. Je rappelle que le mildiou s’installe trĂšs rapidement. Il faut lutter contre lui dĂšs les premiers signes, avec le meilleur des fongicides, le purin d’ortie. Je vous proposerai une Ă©mission sur l’ortie un de ces jours, c’est vraiment une plante fascinante, qui a de trĂšs grandes qualitĂ©s.

— Une plante envahissante et urticante, merci bien ! ironise Victoire.

— Mais enfin, vous n’y connaissez rien ! L’ortie est une des clĂ©s de voĂ»te de nos Ă©cosystĂšmes. Elle contient tous les acides aminĂ©s essentiels et reprĂ©sente un apport idĂ©al en protĂ©ines vĂ©gĂ©tales.

Pour en revenir aux tomates, vous pouvez dĂ©sormais planter toutes les variĂ©tĂ©s pour lesquelles vous trouverez des graines. Toutes pousseront facilement sous nos latitudes, Ă  condition de les protĂ©ger de l’humiditĂ© persistante qui apportera le mildiou. On arrose au pied, jamais les feuilles, et pas si souvent que ça ! Quand vous les cuisinez, conservez les graines que vous laverez et laisserez sĂ©cher afin de prĂ©parer l’annĂ©e suivante.

Enfin, dernier conseil : ne laissez pas vos sols nus quand vous aurez arrachĂ© vos pieds de tomates dĂ©sormais inutiles. Plantez des lĂ©gumes d’automne peu exigeants, comme des lĂ©gumineuses (par exemple des fĂšves) ou des lĂ©gumes racines (carottes, navet, sans oublier notre betterave picarde) ou encore des engrais verts comme les Ă©pinards, la moutarde qui vont rĂ©gĂ©nĂ©rer votre sol.

Mathias s’est laissĂ© surprendre par cette fin abrupte. Il pensait que Jarvis, comme Ă  son habitude, se laisserait emporter par la passion et parlerait plus longtemps.

— Merci, Jarvis, c’était trĂšs intĂ©ressant, comme toujours. Nous allons maintenant demander Ă  Victoire de se prĂ©senter et de nous parler de son travail.

— Oui, dit Jarvis, taquin. Victoire, comment justifiez-vous votre existence ?

Ceux qui le connaissent bien doivent sourire derriĂšre leur poste de radio ; il a coutume d’utiliser cette question d’Isaac Asimov.

La jeune femme explique qu’elle est Ă©cologue, arrivĂ©e dans la rĂ©gion depuis peu, sensible Ă  la situation critique dans laquelle se trouvent les habitants de CompiĂšgne. Radio Campus ayant refusĂ© de lui donner la parole, dit-elle, la scientifique en quĂȘte de visibilitĂ© s’est tournĂ©e rapidement vers l’alternative plus libre qu’est AirPD.

En premier lieu, elle dĂ©clare vouloir parler de ce que l’entreprise qui l’emploie, Écorizon, apportera Ă  la ville.

Mathias intervient.

— Oui, les habitants s’interrogent, ils craignent que l’installation de cette entreprise qui produit des semences modifiĂ©es gĂ©nĂ©tiquement ne soit nĂ©faste Ă  CompiĂšgne.

— De fait, la situation Ă©cologique est dĂ©jĂ  critique, rappelle l’experte. En effet, la pollution de l’air est faible puisque l’utilisation des voitures individuelles a Ă©tĂ© divisĂ©e par dix depuis que les vĂ©hicules thermiques ont Ă©tĂ© interdits dans les Hauts-de-France, cependant la pollution des sols et des eaux reste forte.

Victoire ne manque pas d’évoquer, notamment, la situation Ă©cosystĂ©mique des eaux de l’Oise, et plus spĂ©cifiquement la prolifĂ©ration des Ă©crevisses de Louisiane, une espĂšce invasive qui brutalise la faune locale et dĂ©truit petit Ă  petit les berges. Elle n’oublie pas de souligner que ces Ă©crevisses, comme beaucoup d’autres d’espĂšces colonisatrices, sont apparues dans la rĂ©gion il y a plusieurs annĂ©es, notamment Ă  cause d’éleveurs peu scrupuleux. L’arrivĂ©e d’une nouvelle industrie en ville rappelle Ă  tous et toutes les pĂ©nibles souvenirs du capitalisme dĂ©complexĂ© du siĂšcle passĂ©.

Cependant, l’experte soulĂšve une question : « Peut-on rĂ©ellement comparer la situation actuelle Ă  la prĂ©cĂ©dente ? Â».

Mathias et Jarvis se regardent, quelque peu incrédules.

L’experte poursuit, afin d’expliciter ses propos. En effet, Écorizon serait, elle, bien plus soucieuse de l’environnement. La preuve en est : elle propose un projet de compensation Ă©cologique, de dĂ©pollution du canal.

Jarvis intervient rapidement et demande comment tout ceci est censĂ© se dĂ©rouler, alors mĂȘme que l’entreprise polluera l’eau et le sol par ses rejets organiques et chimiques.

La jeune femme ne se dĂ©monte pas ; elle a dĂ©cidĂ©ment rĂ©ponse Ă  tout. En rĂ©alitĂ©, les rejets seront minimes, explique-t-elle au micro.

— Pour ce qui est des dĂ©chets chimiques, ils restent rejetĂ©s en petites quantitĂ©s et surtout toujours en dessous des seuils fixĂ©s par les rĂ©glementations sanitaires europĂ©ennes. Dans le cas des rĂ©sidus organiques, pas de souci non plus, il suffit de les laisser se dĂ©composer et cela permettra mĂȘme de revitaliser des sols. Tout a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© pensĂ©, vous voyez.

Jarvis l’interrompt prestement :

— Comment des rĂ©sidus organiques sont-ils censĂ©s se dĂ©composer pour nourrir les sols, si les dĂ©chets en question sont issus de plants OGM spĂ©cifiquement conçus pour se conserver le plus longtemps possible aprĂšs leur rĂ©colte ? Â»

Victoire ignore complĂštement cette intervention, probablement Ă  cause de la difficultĂ© de rĂ©pondre face Ă  un argument aussi pertinent, et dĂ©roule son discours comme si de rien n’était.

L’écologue monopolise l’antenne. DĂ©sormais, c’est sur les Ă©crevisses qu’elle veut revenir. Ces crustacĂ©s sont, outre son dada manifeste – bien qu’on puisse, paradoxalement, observer une broche en forme de crabe sur la veste de la scientifique – une catastrophe pour l’écosystĂšme local.

En effet, arrivĂ©es il y a quelques annĂ©es, de toute Ă©vidence en ayant remontĂ© l’Oise grĂące aux porte-conteneurs naviguant sur le Canal Seine-Nord, ces derniĂšres sont une des prĂ©occupations Ă©cologiques de la ville, si ce n’est la plus grande. Les Ă©crevisses de Louisiane Ă©taient dĂ©jĂ  un problĂšme bien avant leur dĂ©barquement Ă  CompiĂšgne.

Elle enchaßne sur un véritable exposé.

— Il y a vingt ans, les Ă©crevisses de Louisiane avaient colonisĂ© prĂšs de 80 % du sol français. L’Oise restait pourtant Ă©pargnĂ©e de leur prĂ©sence. DĂšs 2035, une fois le canal achevĂ©, des doutes furent Ă©mis sur la possibilitĂ© qu’elles puissent, via les pĂ©niches, arriver jusqu’ici. Aujourd’hui, elles sont installĂ©es depuis prĂšs de cinq ans, et tout le monde en connaĂźt les consĂ©quences n’est ce pas ?

« Tout un chacun sait ce que font ces animaux invasifs, Ă  savoir propager des maladies dĂ©cimant la faune locale, en plus d’occuper des niches Ă©cologiques autochtones. Leur nidification pose un autre problĂšme sĂ©rieux : l’érosion des berges. On parle ici en effet de galeries creusĂ©es Ă  mĂȘme la terre ou l’argile, fragilisant petit Ă  petit les berges de l’Oise, ce qui provoque, au fil du temps, la destruction des zones de pĂȘche et des zones portuaires locales.

« Ă€ ce problĂšme de taille, Écorizon apporte pourtant une solution plus qu’inespĂ©rĂ©e : l’éradication des Ă©crevisses de Louisiane serait comprise au sein du programme de compensation Ă©cologique proposĂ© par la firme. Pour ce faire, nous proposons de relĂącher, de maniĂšre ciblĂ©e, sur une zone limitĂ©e et temporairement, une toxine issue des de l’usine de traitement des eaux de l’Oise. Cette derniĂšre ne viserait que les Ă©crevisses, Ă©videmment.

Jarvis est stupĂ©fait : cela n’a aucun sens, il doit encore intervenir. Le vieil homme ne manque donc pas de couper la parole de l’écologue, une nouvelle fois, par un violent « *Shut up  !* Â» tout droit sorti de son cƓur d’Écossais.

Il confronte la soi-disant Ă©cologue Ă  ses propos, il la questionne : comment une toxine, prĂ©tendument aussi efficace, pourrait-elle ne cibler que les Ă©crevisses ?

Victoire, de nouveau, ne se dĂ©monte pas : la toxine, prĂ©tend-elle, passe uniquement par les branchies des crustacĂ©s. Jarvis s’énerve : les poissons aussi ont des branchies, cette toxine leur serait Ă©galement inoculĂ©e.

— Faire mourir les quelques espĂšces locales encore prĂ©sentes pour Ă©radiquer une espĂšce envahissante, ce serait de la folie. Ce serait signer l’arrĂȘt de mort de tout un Ă©cosystĂšme qui, s’il est aujourd’hui fragilisĂ©, serait demain complĂštement vide de vie. En plus, faire passer un de vos dĂ©chets comme un remĂšde miracle, c’est vraiment du *bullshit !* Â»

Jarvis se tourne alors vers Mathias qui anime l’émission :

— Comment avez-vous pu inviter une pareille fantaisiste, qui ne sait pas de quoi elle parle et qui balance des contre-vĂ©ritĂ©s depuis tout Ă  l’heure ? Â»

La gĂȘne de Mathias est palpable. Il essaie de rĂ©pondre, mais sa voix se perd dans un bafouillis incomprĂ©hensible. PlutĂŽt problĂ©matique pour un animateur radio ! D’autant que c’est le moment que choisissent les interfĂ©rences pour revenir brouiller l’émission du signal. Il est encore plus dĂ©semparĂ© quand son tĂ©lĂ©phone affiche un SMS de Luciole : « MAIS QU’EST-CE QUE TU FOUS ? STOPPE TOUT DE SUITE LA DIFFUSION ! ! ! Â».

en gros plan un micro de studio

Photo pxhere.com licence CC0

Jarvis enfonce le clou.

— Je pensais que l’équipe de Radio Padakor Ă©tait plus rigoureuse que celle de Radio Campus, avec un vĂ©ritable esprit journalistique. Je me rends compte que ce n’est pas le cas. Franchement, je regrette d’ĂȘtre venu et je ne reviendrai pas. Â»

Il pose violemment son casque sur la table, se lùve et quitte le studio d’enregistrement.

La jubilation de Victoire se lit sur son visage : elle va pouvoir dĂ©rouler ses arguments sans ĂȘtre interrompue.

Mathias se secoue et rĂ©cupĂšre la main en coupant le micro de son invitĂ©e avant qu’elle ait eu le temps de reprendre la parole.

« Le temps qui nous Ă©tait imparti arrive Ă  son terme. Je remercie chaleureusement nos deux invitĂ©â‹…es, je vous prie d’excuser les petits problĂšmes techniques que nous avons rencontrĂ©s. Vous retrouverez Luciole demain Ă  la mĂȘme heure. Â»

Dans sa prĂ©cipitation, il lance What a Wonderful World, le morceau originellement proposĂ© par Victoire pour clĂŽturer l’émission, mais qui dĂ©sormais rĂ©sonne tout Ă  fait diffĂ©remment.

 

 

Bibliographie

 

 

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