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Mastodon, fin de (première) partie ?

L’afflux récent d’inscriptions sur Mastodon, sous forme de vague inédite de cette ampleur, a largement retenti dans les médias.

Beaucoup se sont penchés sur le réseau social fédéré avec une curiosité nouvelle, pour expliquer (parfois de façon maladroite ou fragmentaire, mais c’est habituel1) de quoi il retourne aux nombreux « migrants » qui ont réagi vivement à la prise de contrôle de l’oiseau bleu par E. Musk.

L’événement, car c’en est un tant les réseaux sociaux sont devenus un enjeu crucial, a suscité, et c’est tout à fait sain, beaucoup d’interrogations, mais souvent selon une seule perspective : « Vous venez de l’oiseau qui a du plomb dans l’aile, que pouvez-vous trouver et que devez-vous craindre en vous inscrivant sur Mastodon ? ». Et en effet cela répond plus ou moins à une forte demande.

Cependant il nous est apparu intéressant  d’adopter le temps d’un article une sorte de contre-champ : « que peuvent espérer ou redouter les mastonautes (ben oui on peut les appeler ainsi) avec de massives nouvelles arrivées ? »

C’est ce que propose d’analyser Hugh Rundle dans le billet que nous avons traduit ci-dessous. Il connaît bien Mastodon, dont il administre une instance depuis plusieurs années. Sa position pourra sembler exagérément pessimiste, car il estime qu’il faudra faire le deuil de Mastodon tel qu’on l’a connu depuis les débuts du Fédiverse. Qui sait ce qu’apporteront les prochains mois à la fédération de serveurs minuscules ou obèses qui par leur interconnexion fédèrent des êtres humains, hors de portée du capitalisme de surveillance ? Comme d’habitude, les commentaires sont ouverts et modérés.

Article original sur le blog de l’auteur : Mastodon’s Eternal September begins

Licence CC BY 4.0

L’éternel septembre de Mastodon commence…

par Hugh Rundle

 

Plus personne n’y va. Il y a trop de monde.

Yogi Berra, et alii

Cette fois, on dirait bien que c’est arrivé. Alors que les sites d’information commençaient à annoncer qu’Elon Musk avait finalisé l’achat de Twitter, l’éternel septembre du Fediverse – espéré et redouté en proportions égales par sa base d’utilisateurs existante – a commencé.

Nous avons déjà connu des vagues de nouvelles arrivées – la plus récente au début de cette année, lorsque Musk a annoncé son offre d’achat – mais ce qui se passe depuis une semaine est différent, tant par son ampleur que par sa nature. Il est clair qu’une partie non négligeable des utilisateurs de Twitter choisissent de se désinscrire en masse, et beaucoup ont été dirigés vers Mastodon, le logiciel le plus célèbre et le plus peuplé du Fediverse.

Deux types de fêtes

À Hobart, à la fin des années 1990, il y avait essentiellement trois boîtes de nuit. Elles étaient toutes plus ou moins louches, plus ou moins bruyantes, mais les gens y allaient parce que c’était là que les autres se trouvaient – pour s’amuser avec leurs amis, pour attirer l’attention, pour affirmer leur statut social, etc. Ça, c’est Twitter.

J’avais un ami qui vivait dans une colocation au coin d’un de ces clubs populaires. Il organisait des fêtes à la maison les week-ends. De petites fêtes, juste entre amis avec quelques amis d’amis. Ça, c’est le Fediverse.

Déferlement

Pour ceux d’entre nous qui utilisent Mastodon depuis un certain temps (j’ai lancé mon propre serveur Mastodon il y a 4 ans), cette semaine a été accablante. J’ai pensé à des métaphores pour essayer de comprendre pourquoi j’ai trouvé cela si bouleversant.

C’est censé être ce que nous voulions, non ? Pourtant, ça ressemble à autre chose. Comme lorsque vous êtes assis dans un wagon tranquille, discutant doucement avec quelques amis, et qu’une bande entière de supporters de football monte à la gare de Jolimont après la défaite de leur équipe. Ils n’ont pas l’habitude de prendre le train et ne connaissent pas le protocole. Ils supposent que tout le monde dans le train était au match ou du moins suit le football. Ils se pressent aux portes et se plaignent de la configuration des sièges.

Ce n’est pas entièrement la faute des personnes de Twitter. On leur a appris à se comporter d’une certaine manière. À courir après les likes et les retweets. À se mettre en valeur. À performer. Tout ce genre de choses est une malédiction pour la plupart des personnes qui étaient sur Mastodon il y a une semaine. C’est en partie la raison pour laquelle beaucoup sont venues à Mastodon en premier lieu, il y a quelques années.

Cela signifie qu’il s’est produit un choc culturel toute la semaine, pendant qu’une énorme déferlement de tweetos descendait sur Mastodon par vagues de plus en plus importantes chaque jour. Pour les utilisateurs de Twitter, c’est comme un nouveau monde déroutant, tandis qu’ils font le deuil de leur ancienne vie sur Twitter. Ils se qualifient de « réfugiés », mais pour les habitants de Mastodon, c’est comme si un bus rempli de touristes de Kontiki venait d’arriver, et qu’ils se baladaient en hurlant et en se plaignant de ne pas savoir comment commander le service d’étage. Nous aussi, nous regrettons le monde que nous sommes en train de perdre.

Viral

Samedi soir, j’ai publié un billet expliquant deux ou trois choses sur l’histoire de Mastodon concernant la gestion des nœuds toxiques sur le réseau. Puis tout s’est emballé. À 22 heures, j’avais verrouillé mon compte pour exiger que les abonnés soient approuvés et mis en sourdine tout le fil de discussion que j’avais moi-même créé.

Avant novembre 2022, les utilisateurs de Mastodon avaient l’habitude de dire pour blaguer que vous étiez « devenu viral » si vous obteniez plus de 5 repouets ou étoiles sur un post.

Au cours d’une semaine moyenne, une ou deux personnes pouvaient suivre mon compte. Souvent, personne ne le faisait. Et voilà que mon message recevait des centaines d’interactions. Des milliers. J’ai reçu plus de 250 demandes de suivi depuis lors – tellement que je ne peux pas supporter de les regarder, et je n’ai aucun critère pour juger qui accepter ou rejeter. En début de semaine, je me suis rendu compte que certaines personnes avaient crossposté mon billet sur le Mastodon sur Twitter. Quelqu’un d’autre en avait publié une capture d’écran sur Twitter.

Personne n’a pensé à me demander si je le voulais.

Pour les utilisateurs d’applications d’entreprise comme Twitter ou Instagram, cela peut ressembler à de la vantardise. Le but n’est-il pas de « devenir viral » et d’obtenir un grand nombre d’abonnés ? Mais pour moi, c’était autre chose. J’ai eu du mal à comprendre ce que je ressentais, ou à trouver le mot pour le décrire. J’ai finalement réalisé lundi que le mot que je cherchais était “traumatique”.

En octobre, j’avais des contacts réguliers avec une douzaine de personnes par semaine sur Mastodon, sur 4 ou 5 serveurs différents. Soudain, le fait que des centaines de personnes demandent (ou non) à se joindre à ces conversations sans s’être acclimatées aux normes sociales a été ressenti comme une violation, une agression. Je sais que je ne suis pas le seul à avoir ressenti cela.

Le fait que tous les administrateurs de serveurs Mastodon que je connais, y compris moi-même, aient été soudainement confrontés à un déluge de nouveaux inscrits, de demandes d’inscription (s’ils n’avaient pas d’inscription ouverte), puis aux inévitables surcharges des serveurs, n’a probablement pas aidé. Aus.social a cédé sous la pression, se mettant hors ligne pendant plusieurs heures alors que l’administrateur essayait désespérément de reconfigurer les choses et de mettre à niveau le matériel. Chinwag a fermé temporairement les inscriptions. Même l’instance phare mastodon.social publiait des messages plusieurs heures après leur envoi, les messages étant créés plus vite qu’ils ne pouvaient être envoyés. J’observais nerveusement le stockage des fichiers sur ausglam.space en me demandant si j’arriverais à la fin du week-end avant que le disque dur ne soit plein, et je commençais à rédiger de nouvelles règles et conditions d’utilisation pour le serveur afin de rendre explicites des choses que « tout le monde savait » implicitement parce que nous pouvions auparavant acculturer les gens un par un.

Consentement

Jusqu’à cette semaine, je n’avais pas vraiment compris – vraiment apprécié – à quel point les systèmes de publication des entreprises orientent le comportement des gens. Twitter encourage une attitude très extractive de la part de tous ceux qu’il touche. Les personnes qui ont republié mes articles sur Mastodon sur Twitter n’ont pas pensé à me demander si j’étais d’accord pour qu’ils le fassent. Les bibliothécaires qui s’interrogent bruyamment sur la manière dont ce “nouvel” environnement de médias sociaux pourrait être systématiquement archivé n’ont demandé à personne s’ils souhaitaient que leurs pouets sur le Fediverse soient capturés et stockés par les institutions gouvernementales. Les universitaires qui réfléchissent avec enthousiasme à la manière de reproduire leurs projets de recherche sur Twitter sur un nouveau corpus de pouets “Mastodon” n’ont pas pensé à se demander si nous voulions être étudiés par eux. Les personnes créant, publiant et demandant des listes publiques de noms d’utilisateurs Mastodon pour certaines catégories de personnes (journalistes, universitaires dans un domaine particulier, activistes climatiques…) ne semblaient pas avoir vérifié si certaines de ces personnes se sentait en sécurité pour figurer sur une liste publique. Ils ne semblent pas avoir pris en compte le fait qu’il existe des noms pour le type de personne qui établit des listes afin que d’autres puissent surveiller leurs communications. Et ce ne sont pas des noms sympathiques.

Les outils, les protocoles et la culture du Fediverse ont été construits par des féministes trans et queer. Ces personnes avaient déjà commencé à se sentir mises à l’écart de leur propre projet quand des personnes comme moi ont commencé à y apparaître il y a quelques années. Ce n’est pas la première fois que les utilisateurs de Fediverse ont dû faire face à un changement d’état significatif et à un sentiment de perte. Néanmoins, les principes de base ont été maintenus jusqu’à présent : la culture et les systèmes techniques ont été délibérément conçus sur des principes de consentement, d’organisation et de sécurité communautaires. Bien qu’il y ait certainement des améliorations à apporter à Mastodon en termes d’outils de modération et de contrôle plus fin des publications, elles sont en général nettement supérieures à l’expérience de Twitter. Il n’est guère surprenant que les personnes qui ont été la cible de trolls fascistes pendant la plus grande partie de leur vie aient mis en place des protections contre une attention non désirée lorsqu’elles ont créé une nouvelle boîte à outils pour médias sociaux. Ce sont ces mêmes outils et paramètres qui donnent beaucoup plus d’autonomie aux utilisateurs qui, selon les experts, rendent Mastodon « trop compliqué ».

Si les personnes qui ont construit le Fediverse cherchaient généralement à protéger les utilisateurs, les plateformes d’entreprise comme Twitter cherchent à contrôler leurs utilisateurs. Twitter revendique la juridiction sur tout le « contenu » de la plateforme. Les plaintes les plus vives à ce sujet proviennent de personnes qui veulent publier des choses horribles et qui sont tristes lorsque la bureaucratie de Twitter finit, parfois, par leur dire qu’elles n’y sont pas autorisées. Le vrai problème de cet arrangement, cependant, est qu’il modifie ce que les gens pensent du consentement et du contrôle de nos propres voix. Les universitaires et les publicitaires qui souhaitent étudier les propos, les graphiques sociaux et les données démographiques des utilisateurs de Twitter n’ont qu’à demander la permission à la société Twitter. Ils peuvent prétendre que, légalement, Twitter a le droit de faire ce qu’il veut de ces données et que, éthiquement, les utilisateurs ont donné leur accord pour que ces données soient utilisées de quelque manière que ce soit lorsqu’ils ont coché la case « J’accepte » des conditions de service. Il s’agit bien sûr d’une idiotie complète (les Condition Générales d’Utilisation sont impénétrables, changent sur un coup de tête, et le déséquilibre des pouvoirs est énorme), mais c’est pratique. Les chercheurs se convainquent donc qu’ils y croient, ou bien ils s’en fichent tout simplement.

Cette attitude a évolué avec le nouvel afflux. On proclame haut et fort que les avertissements de contenu sont de la censure, que les fonctionnalités qui ont été délibérément non mises en œuvre pour des raisons de sécurité de la communauté sont « manquantes » ou « cassées », et que les serveurs gérés par des bénévoles qui contrôlent qui ils autorisent et dans quelles conditions sont « excluants ». Aucune considération n’est donnée à la raison pour laquelle les normes et les possibilités de Mastodon et du Fediverse plus large existent, et si l’acteur contre lequel elles sont conçues pour se protéger pourrait être vous. Les gens de Twitter croient au même fantasme de « place publique » que la personne qu’ils sont censés fuir. Comme les Européens du quatorzième siècle, ils apportent la contagion avec eux lorsqu’ils fuient.

Anarchisme

L’ironie de tout cela est que mon « fil de discussion viral » était largement consacré à la nature anarchiste et consensuelle du Fediverse. Beaucoup de nouveaux arrivants ont vu très vite que les administrateurs de leurs serveurs se battaient héroïquement pour que tout fonctionne, et ont donné de l’argent ou se sont inscrits sur un compte Patreon pour s’assurer que les serveurs puissent continuer à fonctionner ou être mis à niveau pour faire face à la charge. Les administrateurs se sont envoyés des messages de soutien privés et publics, partageant des conseils et des sentiments de solidarité. Les anciens partageaient des #FediTips pour aider à orienter les comportements dans une direction positive. Il s’agit, bien sûr, d’entraide.

C’est très excitant de voir autant de personnes expérimenter des outils sociaux en ligne anarchistes. Les personnes intelligentes qui ont conçu ActivityPub et d’autres protocoles et outils Fediverse l’ont fait de manière à échapper à la prédation monopolistique. Le logiciel est universellement libre et open source, mais les protocoles et les normes sont également ouverts et extensibles. Alors que beaucoup seront heureux d’essayer de reproduire ce qu’ils connaissent de Twitter – une sorte de combinaison de LinkedIn et d’Instagram, avec les 4chan et #auspol toujours menaçants – d’autres exploreront de nouvelles façons de communiquer et de collaborer. Nous sommes, après tout, des créatures sociales. Je suis surpris de constater que je suis devenu un contributeur régulier (comme dans « contributeur au code » 😲) à Bookwyrm, un outil de lecture sociale (pensez à GoodReads) construit sur le protocole ActivityPub utilisé par Mastodon. Ce n’est qu’une des nombreuses applications et idées dans le Fediverse élargi. D’autres viendront, qui ne seront plus simplement des « X pour Fedi » mais plutôt de toutes nouvelles idées. Alors qu’il existe déjà des services commerciaux utilisant des systèmes basés sur ActivityPub, une grande partie des nouvelles applications seront probablement construites et exploitées sur la même base d’entraide et de volontariat qui caractérise actuellement la grande majorité du Fediverse.

Chagrin

Beaucoup de personnes ont été enthousiasmées par ce qui s’est passé cette semaine. Les nouveaux arrivants ont vu les possibilités du logiciel social fédéré. Les anciens ont vu les possibilités de la masse critique.

Mais il est important que ce ne soit pas la seule chose qu’on retienne du début de novembre 2022. Mastodon et le reste du Fediverse peuvent être très nouveaux pour ceux qui sont arrivés cette semaine, mais certaines personnes œuvrent et jouent dans le Fediverse depuis presque dix ans. Il existait déjà des communautés sur le Fediverse, et elles ont brusquement changé pour toujours.

J’ai été un utilisateur relativement précoce de Twitter, tout comme j’ai été un utilisateur relativement précoce de Mastodon. J’ai rencontré certains de mes meilleurs amis grâce à Twitter, qui a contribué à façonner mes opportunités de carrière. Je comprends donc et je compatis avec ceux qui ont fait le deuil de leur expérience sur Twitter – une vie qu’ils savent désormais terminée. Mais Twitter s’est lentement dégradé depuis des années – j’ai moi-même traversé ce processus de deuil il y a quelques années et, franchement, je ne comprends pas vraiment ce qui est si différent maintenant par rapport à il y a deux semaines.

Il y a un autre groupe, plus restreint, de personnes qui pleurent une expérience des médias sociaux qui a été détruite cette semaine – les personnes qui étaient actives sur Mastodon et plus largement le Fediverse, avant novembre 2022. La boîte de nuit a un nouveau propriétaire impétueux, et la piste de danse s’est vidée. Les gens affluent vers la fête tranquille du coin, cocktails à la main, demandant que l’on monte le volume de la musique, mettent de la boue sur le tapis, et crient par-dessus la conversation tranquille.

Nous avons tous perdu quelque chose cette semaine. Il est normal d’en faire le deuil.

Le Fédivers est tellement plus grand que Mastodon

Mastodon fait partie du Fédivers. Tous les serveurs Mastodon se parlent ainsi entre eux mais ils ne composent qu’une toute petite partie de cet écosystème qui comporte de nombreux autres services :

 

Tous ces réseaux sociaux, tous leurs contenus, tous leurs utilisateurs sont connectés entre eux sans qu’aucun intermédiaire ne soit impliqué. Et ça c’est grand.

 

Avec toute l’effervescence actuelle autour de Twitter, Mastodon est aujourd’hui n°1 des tendances Twitter en France. À nouveau.

C’est donc le moment d’écrire un article sur Mastodon, Castopod et le Fédivers. Castopod est connecté à Mastodon depuis avril 2021 (lire « Votre podcast est votre propre réseau social » et « Vers le Fédivers et au-delà ! ».)

Interest-over-time_Mastodon (Source : Google Trends)

La première fois que nous avons été témoins d’un tel enthousiasme pour Mastodon, c’était lorsque nous l’avons vu émerger en 2017. Beaucoup s’y sont créé un compte à l’époque, y voyant un refuge contre tout ce que l’on reprochait à Twitter. Depuis, nombreux sont restés, certains sont partis. Mais au final, il n’a pas remplacé Twitter. Et comme il ne le remplacera probablement pas cette fois non plus, mettons tout de suite les choses au clair : Mastodon n’est pas l’alternative ultime à Twitter.

Néanmoins, ce que nous pouvons lire ces jours-ci à propos de Mastodon – que ce soit dans un article, un fil de discussion ou un article de blog – part généralement du principe que Mastodon vise à remplacer Twitter, et 9 fois sur 10, le propos tombe dans l’une de ces deux catégories :

#1 “Mastodon est notre Sauveur, quittez Twitter sur le champs et rejoignez immédiatement Mastodon et vous connaîtrez alors le Bonheur éternel ! 😍”

ou bien…

#2 “Mastodon c’est tout pourri, c’est super compliqué et les messages privés ne sont pas chiffrés de bout en bout et les admins ont le pouvoir de vous bannir quand ils le veulent et ils vont manger vos enfants ! 💀”

Alerte divulgâchage : Ces deux déclarations sont un tantinet exagérées et tout autant inexactes l’une que l’autre.

Mastodon est un outil de microblogage, comme Twitter, mais la comparaison pourrait s’arrêter là.

Twitter est une propriété privée. Lorsque vous créez un compte sur Twitter, vous vous engagez à respecter les CGU de son propriétaire. Si vous ne les acceptez pas, vous pouvez – et vous devriez – partir. Mais Twitter est aussi une plate-forme fermée : rien n’entre, rien ne sort.


(Tiré de « Comment le podcast sauvera le Web ouvert »)

De l’autre côté, Mastodon est un logiciel. Il n’y a pas un serveur Mastodon. Il y a plein d’instances. Chacune de ces instances appartient également à quelqu’un — cette personne pourrait être vous — qui a installé le logiciel Mastodon, l’exécute et paie les factures du serveur. Comme sur Twitter, lorsque vous créez un compte sur un serveur Mastodon (ou instance Mastodon), vous vous engagez à respecter les CGU de son propriétaire. Encore une fois, si vous ne les acceptez pas, vous pouvez – et vous devriez – partir.

Mais la grande différence est que tandis que Twitter est une plate-forme fermée, Mastodon est une plate-forme ouverte du Fédivers : tout peut entrer dedans, tout peut en sortir. Tous les serveurs Mastodon peuvent se connecter entre eux. Tous les serveurs Mastodon peuvent se connecter à n’importe quel serveur du Fédivers.

(Tiré de « Comment le podcast sauvera le Web ouvert »)

Vous voyez la différence ?

Si vous êtes banni de Twitter, c’est la fin de la partie. Si vous êtes banni d’une instance de Mastodon, vous pouvez en rejoindre une autre. Ou vous pouvez lancer votre propre instance avec vos propres règles.

Pour autant, avoir votre propre instance Mastodon privée ne signifie pas que vous serez seul. Comme Mastodon est fédéré, chaque utilisateur de chaque serveur Mastodon pourra interagir avec chaque utilisateur de toutes les autres instances. Bien sûr, en tant qu’utilisateur ou administrateur, vous pouvez bloquer qui vous voulez. Ce choix vous appartient.

La nature ouverte du Fédivers, son interopérabilité, vous donne le pouvoir de comparer, de sélectionner et de choisir. Cela vous permet de quitter un service qui ne répondrait pas à vos critères.

Lorsque vous avez besoin de dentifrice, vous devez choisir celui que vous allez mettre dans votre bouche. Il en va de même pour le Fédivers : non seulement vous avez le pouvoir de choisir une instance, mais vous devez en choisir une.
Les écosystèmes que les GAFAM bâtissent sont comme l’Europe de l’Est des années 80 : l’absence de choix peut être rassurante mais elle dénote surtout une absence de liberté.

On se prive aussi de conditions loyales de concurrence. Des lois visant à empêcher les monopoles ont été mises en place au XXe siècle. Pourquoi n’applique-t-on pas la même logique au monde des plateformes ?

(De la Tribune « Il est urgent de reprendre le contrôle sur nos plateformes numériques »)

Alors quelle instance choisir pour créer un compte ? Je n’en ai aucune idée. Selon votre pays, votre langue, vos centres d’intérêt, et caetera, vous devriez trouver celle qui est faite pour vous. Cela nécessite un peu de recherche de votre part. joinmastodon.org/fr/servers peut être un bon endroit pour commencer la quête.

Notez que vous pouvez également avoir plusieurs comptes sur différentes instances. Cela peut être utile si vous avez plusieurs centres d’intérêt, parlez plusieurs langues… L’expérience en sera meilleure pour vous et pour vos abonnés. Par exemple, j’écris principalement en Anglais à propos de Podcasting 2.0 depuis mon compte @benjaminbellamy@podcastindex.social, alors que j’écris principalement en Français à propos d’open-source depuis mon autre compte @benjaminbellamy@framapiaf.org. Tout ce qui concerne Castopod est posté depuis notre propre instance : @castopod@podlibre.social. Ainsi personne ne peut bannir Castopod de Mastodon. (De la même manière que toutes les entreprises ont leur propre nom de domaine pour leur e-mail, elles devraient avoir leur propre instance. Ou alors cela revient à utiliser hotmail.com pour tous ses employés.)

Si vous utilisez une application mobile, telle que Fedilab, il y a de fortes chances que vous puissiez vous connecter à plusieurs comptes en même temps.

Mais le véritable avantage du Fédivers est l’interopérabilité totale entre des réseaux sociaux hétérogènes. Lorsque vous êtes sur Mastodon, vous pouvez lire les posts de vos voisins et des voisins de vos voisins, mais surtout vous pourrez voir, entendre, toucher, sentir ou goûter (pourquoi pas ?) des contenus provenant de plates-formes extérieures à Mastodon.

Lorsque vous publiez un tweet avec un lien vers une vidéo que vous avez mise sur Youtube, tous les likes, RT ou commentaires resteront sur Twitter et sur Twitter uniquement. Si Twitter supprime votre compte Twitter, toutes ces interactions seront perdues. Tout ces contenus ne vous appartiennent pas : il appartiennent à Twitter. Twitter fournit son audience. Ce n’est pas la vôtre.

Sur le Fédivers, les choses sont totalement différentes : si vous postez une vidéo sur Peertube, cette vidéo apparaîtra également sur Mastodon, et tous les likes, RT ou commentaires faits sur Mastodon iront également sur votre instance Peertube. Mastodon ne fournit pas l’audience, il apporte juste la connexion. Par conséquent, votre audience est vraiment la vôtre.

Revenons-en au podcasting, c’est la même chose : si votre podcast est hébergé sur Anchor et que vous demandez à votre public de poster des commentaires sur Apple Podcasts, ces commentaires appartiennent à Apple, pas à vous. Si Apple décide de dé-référencer votre podcast, vous perdrez tout contact avec votre audience et tous les commentaires qui y avaient été postés seront perdus.
En revanche, si votre podcast est hébergé sur Castopod et que vous demandez à votre audience de poster des commentaires sur Mastodon (ou n’importe quel autre réseau social du Fédivers), ces commentaires se retrouveront sur votre serveur et n’appartiendront à aucun intermédiaire. Personne ne pourra couper votre contenu de votre audience.

Le même mécanisme s’applique à tous les formats de contenus : Pleroma (microblogage), Peertube (vidéos), Pixelfed (photographies), Funkwhale (musiques), Mobilizon (événements), WriteFreely (blogging), BookWyrm (critiques littéraires), Castopod (podcasts)…

De le même manière que vous pouvez avoir un compte pour chaque usage (Twitter, Instagram, Soundcloud, Youtube…) vous pouvez avoir un compte sur chacune de ces plateformes, toutes connectées les unes aux autres. (Et gardez à l’esprit que chacune d’elles a plusieurs instances.)

@axbom@social.xbm.se a dessiné un très bel arbre pour représenter le Fédivers : fediverse-branches-axbom-12-CC-BY-SA (axbom.com/fediverse)

Alors devriez-vous envisager d’aller faire un tour sur le Fédivers dès maintenant ?
Si vous entendez garder le contrôle sur les contenus que vous créez, assurément oui.

Photo par Pixabay.

 

English version of this article : The Fediverse is so much bigger than Mastodon

Edit du 18/11/2022 : Ajout de Pleroma

Contra Chrome : une BD décapante maintenant en version française

Il y a loin de la promotion du navigateur Chrome à ses débuts, un outil cool au service des internautes, au constat de ce qu’il est devenu, une plateforme de prédation de Google, c’est ce que permet de mesurer la bande dessinée de Leah,

Contra Chrome est un véritable remix de la BD promotionnelle originale (lien vers le document sur google.com) que Leah Elliott s’est évertuée à détourner pour exposer la véritable nature de ce navigateur qui a conquis une hégémonie au point d’imposer ses règles au Web.

Nous avons trouvé malicieux et assez efficace son travail qui a consisté à conserver les images en leur donnant par de nouveaux textes un sens satirique et pédagogique pour démontrer la toxicité de Google Chrome.

La traduction qui est aujourd’hui disponible a été effectuée par les bénévoles de Framalang et par Calimero (qui a multiplié sans relâche les ultimes révisions). Voici en même temps que l’ouvrage, les réponses que Leah a aimablement accepté de faire à nos questions.

 

Bonjour, peux-tu te présenter brièvement pour nos lecteurs et lectrices…
Je m’appelle Leah et je suis autrice de bandes dessinées et artiste. J’ai une formation en art et en communication, et je n’ai jamais travaillé dans l’industrie technologique.

Est-ce que tu te considères comme une militante pour la préservation de la vie privée ?

Eh bien, le militantisme en matière de vie privée peut prendre de nombreuses formes. Parfois, c’est être lanceur d’alerte en fuitant des révélations, parfois c’est une bande dessinée, ou la simple installation d’une extension de navigateur comme Snowflake, avec laquelle vous pouvez donner aux dissidents des États totalitaires un accès anonyme à un internet non censuré.

Dans ce dernier sens, j’espère avoir été une militante avant de créer Contra Chrome, et j’espère l’être encore à l’avenir.

Comment t’es venue l’idée initiale de réaliser Contra Chrome ?

Ça s’est fait progressivement.

Lorsque la bande dessinée Chrome de Scott McCloud est sortie en 2008, je n’avais qu’une très vague idée du fonctionnement d’Internet et de la façon dont les entreprises récoltent et vendent mes données. Je me figurais essentiellement que je pouvais me cacher dans ce vaste chaos. Je pensais qu’ils récoltaient tellement de données aléatoires dans le monde entier qu’ils ne pouvaient pas espérer me trouver, moi petite aiguille dans cette botte de foin planétaire.

Et puis les révélations de Snowden ont éclaté, et il a dit : « Ne vous y trompez pas », en dévoilant tous les ignobles programmes de surveillance de masse. C’est alors que j’ai compris qu’ils ne se contenteraient pas de moissonner le foin, mais aussi des aiguilles.

Depuis, j’ai essayé de m’éduquer et d’adopter de meilleurs outils, découvrant au passage des logiciels libres et open source respectueux de la vie privée, dont certains des excellents services proposés par Framasoft.

Lorsque j’ai retrouvé la bande dessinée de McCloud quelque temps après les révélations de Snowden, j’ai soudain réalisé qu’il s’agissait d’un véritable trésor, il ne manquait que quelques pages…

Qu’est-ce qui t’a motivée, à partir de ce moment ?

L’indignation, principalement, et le besoin de faire quelque chose contre un statu quo scandaleux. Il y a un décalage tellement affreux entre la société que nous nous efforçons d’être, fondée sur des valeurs et les droits de l’homme, et les énormes structures d’entreprises barbares comme Google, qui récoltent agressivement des masses gigantesques de données personnelles sans jamais se soucier d’obtenir le consentement éclairé de l’utilisateur, sans aucune conscience de leurs responsabilités sur les retombées individuelles ou sociétales, et sans aucun égard pour les conséquences que cela a sur le processus démocratique lui-même.

En lisant Shoshana Zuboff, j’ai vu comment ce viol massif de données touche à la racine de la liberté personnelle de chacun de se forger sa propre opinion politique, et comment il renforce ainsi les régimes et les modes de pensée autoritaires.

Trop de gens n’ont aucune idée de ce qui est activé en continu 24 heures sur 24 au sein de leur propre maisons intelligente et sur les téléphones de leurs enfants, et je voulais contribuer à changer ça.

Certains aspects de la surveillance via le navigateur Chrome sont faciles à deviner, cependant ta BD va plus en profondeur et révèle la chronologie qui va des promesses rassurantes du lancement à la situation actuelle qui les trahit. Est-ce que tu as bénéficié d’aide de la part de la communauté des défenseurs de la vie privée sur certains aspects ou bien as-tu mené seule ton enquête ?

Comme on peut le voir dans les nombreuses annotations à la fin de la bande dessinée, il s’agit d’un énorme effort collectif. En fin de compte, je n’ai fait que rassembler et organiser les conclusions de tous ces militants, chercheurs et journalistes. J’ai également rencontré certains d’entre eux en personne, notamment des experts reconnus qui ont mené des recherches universitaires sur Google pendant de nombreuses années. Je leur suis très reconnaissante du temps qu’ils ont consacré à ma bande dessinée, qui n’aurait jamais existé sans cette communauté dynamique.

Pourquoi avoir choisi un « remix » ou plutôt un détournement de la BD promotionnelle, plutôt que de créer une bande dessinée personnelle avec les mêmes objectifs ?

En relisant la BD pro-Google de McCloud, j’ai constaté que, comme dans toute bonne bande dessinée, les images et le texte ne racontaient pas exactement la même histoire. Alors que le texte vantait les fonctionnalités du navigateur comme un bonimenteur sur le marché, certaines images me murmuraient à l’oreille qu’il existait un monde derrière la fenêtre du navigateur, où le contenu du cerveau des utilisateurs était transféré dans d’immenses nuages, leur comportement analysé par des rouages inquiétants tandis que des étrangers les observaient à travers un miroir sans tain.

Pour rendre ces murmures plus audibles, il me suffisait de réarranger certaines cases et bulles, un peu comme un puzzle à pièces mobiles. Lorsque les éléments se sont finalement mis en place un jour, ils se sont mis à parler d’une voix très claire et concise, et ont révélé beaucoup plus de choses sur Chrome que l’original.

Lawrence Lessig a expliqué un jour que, tout comme les essais critiques commentent les textes qu’ils citent, les œuvres de remixage commentent le matériel qu’elles utilisent. Dans mon cas, la BD originale de Chrome expliquait prétendument le fonctionnement de Chrome, et j’ai transformé ce matériel en une BD qui rend compte de son véritable fonctionnement.

Est-ce que tu as enregistré des réactions du côté de l’équipe de développement de Chrome ? Ou du côté de Scott Mc Cloud, l’auteur de la BD originale ?

Non, c’est le silence radio. Du côté de l’entreprise, il semble qu’il y ait eu quelques opérations de nettoyage à la Voldemort : Des employés de Google sur Reddit et Twitter, se sont conseillé mutuellement de ne pas créer de liens vers le site, de ne pas y réagir dans les fils de discussion publics, exigeant même parfois que les tweets contenant des images soient retirés.

Quant à Scott, rien non plus jusqu’à présent, et j’ai la même curiosité que vous.

Ton travail a suscité beaucoup d’intérêt dans diverses communautés, de sorte que les traductions plusieurs langues sont maintenant disponibles (anglais, allemand, français et d’autres à venir…). Tu t’attendais à un tel succès ?

Absolument pas. Le jour où je l’ai mis en ligne, il n’y a eu aucune réaction de qui que ce soit, et je me souviens avoir pensé : « bah, tu t’attendais à quoi d’autre, de toutes façons ? ». Je n’aurais jamais imaginé le raz-de-marée qui a suivi. Tant de personnes proposant des traductions, qui s’organisaient, tissaient des liens. Et tous ces messages de remerciement et de soutien, certaines personnes discutent de ma BD dans les écoles et les universités, d’autres l’impriment et la placent dans des espaces publics. Ça fait vraiment plaisir de voir tout ça.

Il y a une sorte de réconfort étrange dans le fait que tant d’êtres humains différents, de tous horizons et de tous les coins de la planète, partagent ma tristesse et mon horreur face au système du capitalisme de surveillance. Cette tristesse collective ne devrait pas me rendre heureuse, et pourtant elle me donne le courage de penser à un avenir très différent.

Quel navigateur utilises-tu au lieu de Chrome ? Lequel recommanderais-tu aux webnautes soucieux de préserver leur vie privée ?

Je suis peut-être allée un peu loin désormais, mais je pratique ce que je prêche dans la BD : pour 95 % de ma navigation, j’utilise simplement le navigateur Tor. Et lorsque Tor est bloqué ou lorsqu’une page ne fonctionne pas correctement, j’utilise Firefox avec quelques modifications et extensions pour améliorer la confidentialité.

Donc généralement, que je cherche des recettes de muffins, que je vérifie la météo ou que je lise les nouvelles, c’est toujours avec Tor. Parce que j’ai l’impression que le navigateur Tor ne peut prendre toute sa valeur que si suffisamment de personnes l’utilisent en même temps, pour qu’un brouillard suffisamment grand de non-sens triviaux entoure et protège les personnes vulnérables dont la sécurité dépend actuellement de son utilisation.

Pour moi, c’est donc une sorte de devoir civique en tant que citoyenne de la Terre. De plus, je peux parcourir mes recettes de muffins en ayant la certitude qu’il ne s’agit que d’un navigateur et non d’un miroir sans tain.

Merci Leah et à bientôt peut-être !


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Écosocialisme numérique : une alternative aux big tech ?

Je vous propose la traduction, d’abord publiée sur mon blog avec l’aimable autorisation de son auteur Michael Kwet, d’un essai sur lequel je suis récemment tombé. Je pense qu’il mérite toute notre attention, car il pose non seulement un constat politique détaillé et sourcé sur le capitalisme numérique, mais il lui oppose aussi une véritable alternative.

D’accord ou pas d’accord, le fait d’avoir ce genre d’alternative est salutaire. Car si la politique, c’est la capacité à faire des choix, alors nous avons besoin d’avoir plusieurs alternatives entre lesquelles choisir. Autrement nous ne choisissons rien, puisque nous suivons l’unique chemin qui est devant nous. Et nous avançons, peut-être jusqu’au précipice…

L’article initial ainsi que cette traduction sont sous licence Creative Commons, ne vous privez donc pas de les partager si comme moi, vous trouvez cet essai extrêmement stimulant et précieux pour nos réflexions. Dans le même esprit, les commentaires sont à vous si vous souhaitez réagir ou partager d’autres réflexions.

— Louis Derrac


Écosocialisme numérique – Briser le pouvoir des Big Tech

Nous ne pouvons plus ignorer le rôle des Big Tech dans l’enracinement des inégalités mondiales. Pour freiner les forces du capitalisme numérique, nous avons besoin d’un Accord sur les Technologies Numériques 1 écosocialiste

En l’espace de quelques années, le débat sur la façon d’encadrer les Big Tech a pris une place prépondérante et fait l’objet de discussions dans tout le spectre politique. Pourtant, jusqu’à présent, les propositions de réglementation ne tiennent pas compte des dimensions capitalistes, impérialistes et environnementales du pouvoir numérique, qui, ensemble, creusent les inégalités mondiales et poussent la planète vers l’effondrement. Nous devons de toute urgence construire un écosystème numérique écosocialiste, mais à quoi cela ressemblerait-il et comment pouvons-nous y parvenir ?

Cet essai vise à mettre en évidence certains des éléments fondamentaux d’un programme socialiste numérique – un Accord sur les Technologies Numériques (ATN) – centré sur les principes de l’anti-impérialisme, de l’abolition des classes, des réparations et de la décroissance qui peuvent nous faire passer à une économie socialiste du 21e siècle. Il s’appuie sur des propositions de transformation ainsi que sur des modèles existants qui peuvent être mis à l’échelle, et cherche à les intégrer à d’autres mouvements qui prônent des alternatives au capitalisme, en particulier le mouvement de la décroissance. L’ampleur de la transformation nécessaire est énorme, mais nous espérons que cette tentative d’esquisser un Accord sur les Technologies Numériques socialiste suscitera d’autres réflexions et débats sur l’aspect que pourrait prendre un écosystème numérique égalitaire et les mesures à prendre pour y parvenir.

Le capitalisme numérique et les problèmes d’antitrust

Les critiques progressistes du secteur technologique sont souvent tirées d’un cadre capitaliste classique centré sur l’antitrust, les droits de l’homme et le bien-être des travailleurs. Formulées par une élite d’universitaires, de journalistes, de groupes de réflexion et de décideurs politiques du Nord, elles mettent en avant un programme réformiste américano-eurocentré qui suppose la poursuite du capitalisme, de l’impérialisme occidental et de la croissance économique.

Le réformisme antitrust est particulièrement problématique car il part du principe que le problème de l’économie numérique est simplement la taille et les “pratiques déloyales” des grandes entreprises plutôt que le capitalisme numérique lui-même. Les lois antitrust ont été créées aux États-Unis pour promouvoir la concurrence et limiter les pratiques abusives des monopoles (alors appelés “trusts”) à la fin du XIXe siècle. Compte tenu de l’ampleur et de la puissance des Big Tech contemporaines, ces lois sont de nouveau à l’ordre du jour, leurs défenseurs soulignant que les grandes entreprises sapent non seulement les consommateurs, les travailleurs et les petites entreprises, mais remettent également en question les fondements de la démocratie elle-même.

Les défenseurs de la législation antitrust affirment que les monopoles faussent un système capitaliste idéal et que ce qu’il faut, c’est un terrain de jeu égal pour que tout le monde puisse se faire concurrence. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources à mettre en concurrence. Plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars [7,16 euros] par jour, et personne ne s’arrête pour demander comment ils seront “compétitifs” sur le “marché concurrentiel” envisagé par les défenseurs occidentaux de l’antitrust. C’est d’autant plus décourageant pour les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’internet est largement sans frontières.

À un niveau plus large, comme je l’ai soutenu dans un article précédent, publié sur ROAR, les défenseurs de l’antitrust ignorent la division globalement inégale du travail et de l’échange de biens et de services qui a été approfondie par la numérisation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres sont parvenues à leur taille hégémonique parce qu’elles possèdent la propriété intellectuelle et les moyens de calcul utilisés dans le monde entier. Les penseurs antitrust, en particulier ceux des États-Unis, finissent par occulter systématiquement la réalité de l’impérialisme américain dans le secteur des technologies numériques, et donc leur impact non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud 2

Les initiatives antitrust européennes ne sont pas meilleures. Là-bas, les décideurs politiques qui s’insurgent contre les maux des grandes entreprises technologiques tentent discrètement de créer leurs propres géants technologiques. Le Royaume-Uni vise à produire son propre mastodonte de plusieurs milliards de dollars. Le président Emmanuel Macron va injecter 5 milliards d’euros dans des start-ups technologiques dans l’espoir que la France compte au moins 25 “licornes” – des entreprises évaluées à un milliard de dollars ou plus – d’ici 2025. L’Allemagne dépense 3 milliards d’euros pour devenir une puissance mondiale de l’IA et un leader mondial (c’est-à-dire un colonisateur de marché) de l’industrialisation numérique. Pour leur part, les Pays-Bas visent à devenir une “nation de licornes”. Et en 2021, la commissaire à la concurrence de l’Union européenne, Margrethe Vestager, largement applaudie, a déclaré que l’Europe devait bâtir ses propres géants technologiques européens. Dans le cadre des objectifs numériques de l’UE pour 2030, Mme Vestager a déclaré que l’UE visait à “doubler le nombre de licornes européennes, qui est aujourd’hui de 122.”

Au lieu de s’opposer par principe aux grandes entreprises de la tech, les décideurs européens sont des opportunistes qui cherchent à élargir leur propre part du gâteau.

D’autres mesures capitalistes réformistes proposées, telles que l’imposition progressive, le développement des nouvelles technologies en tant que service public3 et la protection des travailleurs, ne parviennent toujours pas à s’attaquer aux causes profondes et aux problèmes fondamentaux. Le capitalisme numérique progressiste est meilleur que le néolibéralisme. Mais il est d’orientation nationaliste, ne peut empêcher le colonialisme numérique, et conserve un engagement envers la propriété privée, le profit, l’accumulation et la croissance.

L’urgence environnementale et la technologie

Les crises jumelles du changement climatique et de la destruction écologique qui mettent en péril la vie sur Terre constituent d’autres points faibles majeurs pour les réformateurs du numérique.

De plus en plus d’études montrent que les crises environnementales ne peuvent être résolues dans un cadre capitaliste fondé sur la croissance, qui non seulement augmente la consommation d’énergie et les émissions de carbone qui en résultent, mais exerce également une pression énorme sur les systèmes écologiques.

Le PNUE4 estime que les émissions doivent diminuer de 7,6 % chaque année entre 2020 et 2030 pour atteindre l’objectif de maintenir l’augmentation de la température à moins de 1,5 degré. Des évaluations universitaires estiment la limite mondiale d’extraction de matières durables à environ 50 milliards de tonnes de ressources par an, mais à l’heure actuelle, nous en extrayons 100 milliards de tonnes par an, ce qui profite largement aux riches et aux pays du Nord.

La décroissance doit être mise en œuvre dans un avenir immédiat. Les légères réformes du capitalisme vantées par les progressistes continueront à détruire l’environnement. En appliquant le principe de précaution, nous ne pouvons pas nous permettre de risquer une catastrophe écologique permanente. Le secteur des technologies n’est pas un simple spectateur, mais l’un des principaux moteurs de ces tendances.

Selon un rapport récent, en 2019, les technologies numériques – définies comme les réseaux de télécommunications, les centres de données, les terminaux (appareils personnels) et les capteurs IoT (internet des objets) – ont contribué à 4 % des émissions de gaz à effet de serre, et leur consommation d’énergie a augmenté de 9 % par an.

Et aussi élevé que cela puisse paraître, cela sous-estime probablement l’utilisation de l’énergie par le secteur numérique. Un rapport de 2022 a révélé que les géants de la grande technologie ne s’engagent pas à réduire l’ensemble des émissions de leur chaîne de valeur. Des entreprises comme Apple prétendent être “neutres en carbone” d’ici 2030, mais cela “ne comprend actuellement que les opérations directes, qui représentent un microscopique 1,5 % de son empreinte carbone.”

En plus de surchauffer la planète, l’extraction des minéraux utilisés dans l’électronique – tels que le cobalt, le nickel et le lithium – dans des endroits comme la République démocratique du Congo, le Chili, l’Argentine et la Chine est souvent destructive sur le plan écologique.

Et puis il y a le rôle central des entreprises numériques dans le soutien d’autres formes d’extraction non durable. Les géants de la technologie aident les entreprises à explorer et à exploiter de nouvelles sources de combustibles fossiles et à numériser l’agriculture industrielle. Le modèle économique du capitalisme numérique tourne autour de la diffusion de publicités visant à promouvoir la consommation de masse, un facteur clé de la crise environnementale. Dans le même temps, nombre de ses dirigeants milliardaires ont une empreinte carbone des milliers de fois supérieure à celle des consommateurs moyens des pays du Nord.

Les réformateurs du numérique partent du principe que les grandes entreprises technologiques peuvent être découplées des émissions de carbone et de la surconsommation de ressources et, par conséquent, ils concentrent leur attention sur les activités et les émissions particulières de chaque entreprise. Pourtant, la notion de “découplage” de la croissance de l’utilisation des ressources matérielles a été remise en question par les universitaires, qui notent que l’utilisation des ressources suit de près la croissance du PIB à travers l’histoire. Des chercheurs ont récemment constaté que le transfert de l’activité économique vers les services, y compris les industries à forte intensité de connaissances, n’a qu’un potentiel limité de réduction des impacts environnementaux mondiaux en raison de l’augmentation des niveaux de consommation des ménages par les travailleurs des services.

En résumé, les limites de la croissance changent tout. Si le capitalisme n’est pas écologiquement soutenable, les politiques numériques doivent tenir compte de cette réalité brutale et difficile.

Le socialisme numérique et ses composantes

Dans un système socialiste, la propriété est détenue en commun. Les moyens de production sont directement contrôlés par les travailleurs eux-mêmes par le biais de coopératives de travailleurs, et la production est destinée à l’utilisation et aux besoins plutôt qu’à l’échange, au profit et à l’accumulation. Le rôle de l’État est contesté parmi les socialistes, certains soutenant que la gouvernance et la production économique devraient être aussi décentralisées que possible, tandis que d’autres plaident pour un plus grand degré de planification de l’État.

Ces mêmes principes, stratégies et tactiques s’appliquent à l’économie numérique. Un système de socialisme numérique éliminerait progressivement la propriété intellectuelle, socialiserait les moyens de calcul, démocratiserait les données et l’intelligence numérique et confierait le développement et la maintenance de l’écosystème numérique à des communautés du domaine public.

Bon nombre des éléments constitutifs d’une économie numérique socialiste existent déjà. Les logiciels libres et open source (FOSS5) et les licences Creative Commons, par exemple, fournissent les logiciels et les licences nécessaires à un mode de production socialiste. Comme le note James Muldoon dans Platform Socialism, des projets urbains comme DECODE (DEcentralised Citizen-owned Data Ecosystems) fournissent des outils d’intérêt public open source pour des activités communautaires où les citoyens peuvent accéder et contribuer aux données, des niveaux de pollution de l’air aux pétitions en ligne et aux réseaux sociaux de quartier, tout en gardant le contrôle sur les données partagées. Les coopératives de plates-formes, telles que la plate-forme de livraison de nourriture Wings à Londres6, fournissent un modèle de milieu de travail remarquable dans lequel les travailleurs organisent leur travail par le biais de plates-formes open source détenues et contrôlées collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Il existe également une alternative socialiste aux médias sociaux dans le Fédivers7, un ensemble de réseaux sociaux qui interagissent en utilisant des protocoles partagés, qui facilitent la décentralisation des communications sociales en ligne.

Mais ces éléments de base auraient besoin d’un changement de politique pour se développer. Des projets comme le Fédivers, par exemple, ne sont pas en mesure de s’intégrer à des systèmes fermés ou de rivaliser avec les ressources massives et concentrées d’entreprises comme Facebook. Un ensemble de changements politiques radicaux serait donc nécessaire pour obliger les grands réseaux de médias sociaux à s’interopérer, à se décentraliser en interne, à ouvrir leur propriété intellectuelle (par exemple, les logiciels propriétaires), à mettre fin à la publicité forcée (publicité à laquelle les gens sont soumis en échange de services “gratuits”), à subventionner l’hébergement des données afin que les individus et les communautés – et non l’État ou les entreprises privées – puissent posséder et contrôler les réseaux et assurer la modération du contenu. Cela aurait pour effet d’étouffer les géants de la technologie.

La socialisation de l’infrastructure devrait également être équilibrée par de solides garanties pour la vie privée, des restrictions sur la surveillance de l’État et le recul de l’État sécuritaire carcéral. Actuellement, l’État exploite la technologie numérique à des fins coercitives, souvent en partenariat avec le secteur privé. Les populations immigrées et les personnes en déplacement sont fortement ciblées par un ensemble de caméras, d’avions, de capteurs de mouvements, de drones, de vidéosurveillance et d’éléments biométriques. Les enregistrements et les données des capteurs sont de plus en plus centralisés par l’État dans des centres de fusion et des centres de criminalité en temps réel pour surveiller, prévoir et contrôler les communautés. Les communautés marginalisées et racisées ainsi que les militants sont ciblés de manière disproportionnée par l’État de surveillance high-tech. Ces pratiques doivent être interdites alors que les militants s’efforcent de démanteler et d’abolir ces institutions de violence organisée.

L’accord sur les Technologies Numériques

Les grandes entreprises technologiques, la propriété intellectuelle et la propriété privée des moyens de calcul sont profondément ancrées dans la société numérique et ne peuvent être éteintes du jour au lendemain. Ainsi, pour remplacer le capitalisme numérique par un modèle socialiste, nous avons besoin d’une transition planifiée vers le socialisme numérique.

Les écologistes ont proposé de nouveaux “accords” décrivant la transition vers une économie verte. Les propositions réformistes comme le Green New Deal américain et le Green Deal européen fonctionnent dans un cadre capitaliste qui conserve les méfaits du capitalisme, comme la croissance terminale, l’impérialisme et les inégalités structurelles. En revanche, les modèles écosocialistes, tels que le Red Deal de la Nation Rouge, l’Accord de Cochabamba et la Charte de justice climatique d’Afrique du Sud, offrent de meilleures alternatives. Ces propositions reconnaissent les limites de la croissance et intègrent les principes égalitaires nécessaires à une transition juste vers une économie véritablement durable.

Cependant, ni ces accords rouges ni ces accords verts n’intègrent de plans pour l’écosystème numérique, malgré sa pertinence centrale pour l’économie moderne et la durabilité environnementale. À son tour, le mouvement pour la justice numérique a presque entièrement ignoré les propositions de décroissance et la nécessité d’intégrer leur évaluation de l’économie numérique dans un cadre écosocialiste. La justice environnementale et la justice numérique vont de pair, et les deux mouvements doivent s’associer pour atteindre leurs objectifs.

À cet effet, je propose un Accord sur les Technologies Numériques écosocialiste qui incarne les valeurs croisées de l’anti-impérialisme, de la durabilité environnementale, de la justice sociale pour les communautés marginalisées, de l’autonomisation des travailleurs, du contrôle démocratique et de l’abolition des classes. Voici dix principes pour guider un tel programme :

1. Veiller à ce que l’économie numérique ne dépasse pas les limites sociales et planétaires

Nous sommes confrontés à une réalité : les pays les plus riches du Nord ont déjà émis plus que leur juste part du budget carbone – et cela est également vrai pour l’économie numérique dirigée par les Big Tech qui profite de manière disproportionnée aux pays les plus riches. Il est donc impératif de veiller à ce que l’économie numérique ne dépasse pas les limites sociales et planétaires. Nous devrions établir une limite scientifiquement informée sur la quantité et les types de matériaux qui peuvent être utilisés et des décisions pourraient être prises sur les ressources matérielles (par exemple, la biomasse, les minéraux, les vecteurs d’énergie fossile, les minerais métalliques) qui devraient être consacrées à tel ou tel usage (par exemple, de nouveaux bâtiments, des routes, de l’électronique, etc.) en telle ou telle quantité pour telle ou telle personne. On pourrait établir des dettes écologiques qui imposent des politiques de redistribution du Nord au Sud, des riches aux pauvres.

2. Supprimer progressivement la propriété intellectuelle

La propriété intellectuelle, notamment sous la forme de droits d’auteur et de brevets, donne aux entreprises le contrôle des connaissances, de la culture et du code qui détermine le fonctionnement des applications et des services, ce qui leur permet de maximiser l’engagement des utilisateurs, de privatiser l’innovation et d’extraire des données et des rentes. L’économiste Dean Baker estime que les rentes de propriété intellectuelle coûtent aux consommateurs 1 000 milliards de dollars supplémentaires par an par rapport à ce qui pourrait être obtenu sur un “marché libre” sans brevets ni monopoles de droits d’auteur. L’élimination progressive de la propriété intellectuelle au profit d’un modèle de partage des connaissances basé sur les biens communs permettrait de réduire les prix, d’élargir l’accès à l’éducation et de l’améliorer pour tous, et fonctionnerait comme une forme de redistribution des richesses et de réparation pour le Sud.

3. Socialiser l’infrastructure physique

Les infrastructures physiques telles que les fermes de serveurs cloud, les tours de téléphonie mobile, les réseaux de fibres optiques et les câbles sous-marins transocéaniques profitent à ceux qui les possèdent. Il existe des initiatives de fournisseurs d’accès à internet gérés par les communautés et des réseaux maillés sans fil qui peuvent aider à placer ces services entre les mains des communautés. Certaines infrastructures, comme les câbles sous-marins, pourraient être entretenues par un consortium international qui les construirait et les entretiendrait au prix coûtant pour le bien public plutôt que pour le profit.

4. Remplacer les investissements privés de production par des subventions et une production publiques.

La coopérative numérique britannique de Dan Hind est peut-être la proposition la plus détaillée sur la façon dont un modèle socialiste de production pourrait fonctionner dans le contexte actuel. Selon ce programme, “les institutions du secteur public, y compris le gouvernement local, régional et national, fourniront des lieux où les citoyens et les groupes plus ou moins cohésifs peuvent se rassembler et sécuriser une revendication politique.” Améliorée par des données ouvertes, des algorithmes transparents, des logiciels et des plateformes à code source ouvert et mise en œuvre par une planification participative démocratique, une telle transformation faciliterait l’investissement, le développement et la maintenance de l’écosystème numérique et de l’économie au sens large.

Si Hind envisage de déployer ce système sous la forme d’un service public dans un seul pays – en concurrence avec le secteur privé -, il pourrait à la place constituer une base préliminaire pour la socialisation complète de la technologie. En outre, il pourrait être élargi pour inclure un cadre de justice globale qui fournit des infrastructures en guise de réparations au Sud, de la même manière que les initiatives de justice climatique font pression sur les pays riches pour qu’ils aident le Sud à remplacer les combustibles fossiles par des énergies vertes.

5. Décentraliser Internet

Les socialistes prônent depuis longtemps la décentralisation de la richesse, du pouvoir et de la gouvernance entre les mains des travailleurs et des communautés. Des projets comme FreedomBox8 proposent des logiciels libres et gratuits pour alimenter des serveurs personnels peu coûteux qui peuvent collectivement héberger et acheminer des données pour des services comme le courrier électronique, les calendriers, les applications de chat, les réseaux sociaux, etc. D’autres projets comme Solid permettent aux gens d’héberger leurs données dans des “pods” qu’ils contrôlent. Les fournisseurs d’applications, les réseaux de médias sociaux et d’autres services peuvent alors accéder aux données à des conditions acceptables pour les utilisateurs, qui conservent le contrôle de leurs données. Ces modèles pourraient être étendus pour aider à décentraliser l’internet sur une base socialiste.

6. Socialiser les plateformes

Les plateformes Internet comme Uber, Amazon et Facebook centralisent la propriété et le contrôle en tant qu’intermédiaires privés qui s’interposent entre les utilisateurs de leurs plateformes. Des projets comme le Fédivers et LibreSocial fournissent un modèle d’interopérabilité qui pourrait potentiellement s’étendre au-delà des réseaux sociaux. Les services qui ne peuvent pas simplement s’interopérer pourraient être socialisés et exploités au prix coûtant pour le bien public plutôt que pour le profit et la croissance.

7. Socialiser l’intelligence numérique et les données

Les données et l’intelligence numérique qui en découle sont une source majeure de richesse et de pouvoir économique. La socialisation des données permettrait au contraire d’intégrer des valeurs et des pratiques de respect de la vie privée, de sécurité, de transparence et de prise de décision démocratique dans la manière dont les données sont collectées, stockées et utilisées. Elle pourrait s’appuyer sur des modèles tels que le projet DECODE à Barcelone et à Amsterdam.

8. Interdire la publicité forcée et le consumérisme des plateformes

La publicité numérique diffuse un flux constant de propagande d’entreprise conçue pour manipuler le public et stimuler la consommation. De nombreux services “gratuits” sont alimentés par des publicités, ce qui stimule encore plus le consumérisme au moment même où il met la planète en danger. Des plateformes comme Google Search et Amazon sont construites pour maximiser la consommation, en ignorant les limites écologiques. Au lieu de la publicité forcée, les informations sur les produits et services pourraient être hébergées dans des répertoires, auxquels on accèderait de manière volontaire.

9. Remplacer l’armée, la police, les prisons et les appareils de sécurité nationale par des services de sûreté et de sécurité gérés par les communautés.

La technologie numérique a augmenté le pouvoir de la police, de l’armée, des prisons et des agences de renseignement. Certaines technologies, comme les armes autonomes, devraient être interdites, car elles n’ont aucune utilité pratique au-delà de la violence. D’autres technologies basées sur l’IA, dont on peut soutenir qu’elles ont des applications socialement bénéfiques, devraient être étroitement réglementées, en adoptant une approche conservatrice pour limiter leur présence dans la société. Les militants qui font pression pour réduire la surveillance de masse de l’État devraient se joindre à ceux qui militent pour l’abolition de la police, des prisons, de la sécurité nationale et du militarisme, en plus des personnes visées par ces institutions.

10. Mettre fin à la fracture numérique

La fracture numérique fait généralement référence à l’inégalité d’accès individuel aux ressources numériques telles que les appareils et les données informatiques, mais elle devrait également englober la manière dont les infrastructures numériques, telles que les fermes de serveurs cloud et les installations de recherche de haute technologie, sont détenues et dominées par les pays riches et leurs entreprises. En tant que forme de redistribution des richesses, le capital pourrait être redistribué par le biais de la fiscalité et d’un processus de réparation afin de subventionner les appareils personnels et la connectivité Internet pour les pauvres du monde entier et de fournir des infrastructures, telles que l’infrastructure cloud et les installations de recherche de haute technologie, aux populations qui ne peuvent pas se les offrir.

Comment faire du socialisme numérique une réalité

Des changements radicaux sont nécessaires, mais il y a un grand écart entre ce qui doit être fait et où nous sommes aujourd’hui. Néanmoins, nous pouvons et devons prendre certaines mesures essentielles.

Tout d’abord, il est essentiel de sensibiliser, de promouvoir l’éducation et d’échanger des idées au sein des communautés et entre elles afin qu’ensemble nous puissions co-créer un nouveau cadre pour l’économie numérique. Pour ce faire, une critique claire du capitalisme et du colonialisme numériques est nécessaire.

Un tel changement sera difficile à mettre en place si la production concentrée de connaissances reste intacte. Les universités d’élite, les sociétés de médias, les groupes de réflexion, les ONG et les chercheurs des grandes entreprises technologiques du Nord dominent la conversation et fixent l’ordre du jour de la correction du capitalisme, limitant et restreignant les paramètres de cette conversation. Nous devons prendre des mesures pour leur ôter leur pouvoir, par exemple en abolissant le système de classement des universités, en démocratisant la salle de classe et en mettant fin au financement des entreprises, des philanthropes et des grandes fondations. Les initiatives visant à décoloniser l’éducation – comme le récent mouvement de protestation étudiant #FeesMustFall en Afrique du Sud et la Endowment Justice Coalition à l’université de Yale – sont des exemples des mouvements qui seront nécessaires9.

Deuxièmement, nous devons connecter les mouvements de justice numérique avec d’autres mouvements de justice sociale, raciale et environnementale. Les militants des droits numériques devraient travailler avec les écologistes, les abolitionnistes, les défenseurs de la justice alimentaire, les féministes et autres. Une partie de ce travail est déjà en cours – par exemple, la campagne #NoTechForIce menée par Mijente, un réseau de base dirigé par des migrants, remet en question l’utilisation de la technologie pour contrôler l’immigration aux États-Unis – mais il reste encore beaucoup à faire, notamment en ce qui concerne l’environnement.

Troisièmement, nous devons intensifier l’action directe et l’agitation contre les Big Tech et l’empire américain. Il est parfois difficile de mobiliser un soutien derrière des sujets apparemment ésotériques, comme l’ouverture d’un centre de cloud computing dans le Sud (par exemple en Malaisie) ou l’imposition de logiciels des Big Tech dans les écoles (par exemple en Afrique du Sud). Cela est particulièrement difficile dans le Sud, où les gens doivent donner la priorité à l’accès à la nourriture, à l’eau, au logement, à l’électricité, aux soins de santé et aux emplois. Cependant, la résistance réussie à des développements tels que Free Basics de Facebook en Inde et la construction du siège d’Amazon sur des terres indigènes sacrées au Cap, en Afrique du Sud, montrent la possibilité et le potentiel de l’opposition civique.

Ces énergies militantes pourraient aller plus loin et adopter les tactiques de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), que les militants anti-apartheid ont utilisées pour cibler les sociétés informatiques vendant des équipements au gouvernement d’apartheid en Afrique du Sud. Les militants pourraient créer un mouvement #BigTechBDS, qui ciblerait cette fois l’existence des grandes entreprises technologiques. Les boycotts pourraient annuler les contrats du secteur public avec les géants de la technologie et les remplacer par des solutions socialistes de technologies du peuple10. Des campagnes de désinvestissement pourraient forcer des institutions comme les universités à se désinvestir des pires entreprises technologiques. Et les militants pourraient faire pression sur les États pour qu’ils appliquent des sanctions ciblées aux entreprises technologiques américaines, chinoises et d’autres pays.

Quatrièmement, nous devons œuvrer à la création de coopératives de travailleurs de la tech11 qui peuvent être les éléments constitutifs d’une nouvelle économie socialiste numérique. Il existe un mouvement de syndicalisation des grandes entreprises technologiques, qui peut contribuer à protéger les travailleurs de la technologie en cours de route. Mais syndiquer les entreprises des Big Tech revient à syndiquer les compagnies des Indes orientales, le fabricant d’armes Raytheon, Goldman Sachs ou Shell – ce n’est pas de la justice sociale et cela n’apportera probablement que de légères réformes. De même que les militants sud-africains de la lutte contre l’apartheid ont rejeté les principes de Sullivan – un ensemble de règles et de réformes en matière de responsabilité sociale des entreprises qui permettaient aux entreprises américaines de continuer à faire des bénéfices dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – et d’autres réformes légères, en faveur de l’étranglement du système de l’apartheid, nous devrions avoir pour objectif d’abolir complètement les Big Tech et le système du capitalisme numérique. Et cela nécessitera de construire des alternatives, de s’engager avec les travailleurs de la tech, non pas pour réformer l’irréformable, mais pour aider à élaborer une transition juste pour l’industrie.

Enfin, les personnes de tous horizons devraient travailler en collaboration avec les professionnels de la technologie pour élaborer le plan concret qui constituerait un Accord des Technologies Numériques. Ce projet doit être pris aussi au sérieux que les “accords” verts actuels pour l’environnement. Avec un Accord des Technologies Numériques, certains travailleurs – comme ceux du secteur de la publicité – perdraient leur emploi, il faudrait donc prévoir une transition équitable pour les travailleurs de ces secteurs. Les travailleurs, les scientifiques, les ingénieurs, les sociologues, les avocats, les éducateurs, les militants et le grand public pourraient réfléchir ensemble à la manière de rendre cette transition pratique.

Aujourd’hui, le capitalisme progressiste est largement considéré comme la solution la plus pratique à la montée en puissance des Big Tech. Pourtant, ces mêmes progressistes n’ont pas su reconnaître les méfaits structurels du capitalisme, la colonisation technologique menée par les États-Unis et l’impératif de décroissance. Nous ne pouvons pas brûler les murs de notre maison pour nous garder au chaud. La seule solution pratique est de faire ce qui est nécessaire pour nous empêcher de détruire notre seule et unique maison – et cela doit intégrer l’économie numérique. Le socialisme numérique, concrétisé par un Accord des Technologies Numériques, offre le meilleur espoir dans le court laps de temps dont nous disposons pour un changement radical, mais il devra être discuté, débattu et construit. J’espère que cet article pourra inviter les lecteurs et d’autres personnes à collaborer dans cette direction.

Sur l’auteur

Michael Kwet a obtenu son doctorat en sociologie à l’université de Rhodes et il est membre invité du projet de société de l’information à la Yale Law School. Il est l’auteur de Digital colonialism : US empire and the new imperialism in the Global South, hôte du podcast Tech Empire, et a été publié par VICE News, The Intercept, The New York Times, Al Jazeera et Counterpunch.

Retrouvez Micheal sur Twitter : @Michael_Kwet.

Sur la traduction

Ce texte a été d’abord traduit avec Deepl, et ensuite revu, corrigé et commenté par moi-même. N’étant pas un traducteur professionnel, j’accueillerai avec plaisir les propositions d’amélioration.

Illustration à la une par Zoran Svilar

 

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