Comment dégafamiser une MJC – un témoignage
Nous ouvrons volontiers nos colonnes aux témoignages de dégooglisation, en particulier quand il s’agit de structures locales tournées vers le public. C’est le cas pour l’interview que nous a donnée Fabrice, qui a entrepris de « dégafamiser » au sein de son association. Il évoque ici le cheminement suivi, depuis les constats jusqu’à l’adoption progressive d’outils libres et éthiques, avec les résistances et les passages délicats à négocier, ainsi que les alternatives qui se sont progressivement imposées. Nous souhaitons que l’exemple de son action puisse donner envie et courage (il en faut, certes) à d’autres de mener à leur tour cette « migration » émancipatrice.
Bonjour, peux-tu te présenter brièvement pour le Framablog ?
Je m’appelle Fabrice, j’ai 60 ans et après avoir passé près de 30 années sur Paris en tant que DSI, je suis venu me reposer au vert, à la grande campagne… Framasoft ? Je connais depuis très longtemps… Linux ? Aussi puisque je l’ai intégré dans une grande entreprise française, y compris sur des postes de travail, il y a fort longtemps…
Ce n’est que plus tard que j’ai pris réellement conscience du pouvoir néfaste des GAFAM et que je défends désormais un numérique Libre, simple, accessible à toutes et à tous et respectueux de nos libertés individuelles. Ayant du temps désormais à accorder aux autres, j’ai intégré une association en tant que bénévole, une asso qui compte un peu moins de 10 salariés et un budget annuel avoisinant les 400 K€.
Quel a été le déclencheur de l’opération de dégafamisation ?
En fait, quand je suis arrivé au sein de l’association le constat était un peu triste :
- des postes de travail (PC sous Windows 7, 8, 10) poussifs, voire inutilisables, avec 2 ou 3 antivirus qui se marchaient dessus, sans compter les utilitaires en tout genre (Ccleaner, TurboMem, etc.)
- une multitude de comptes Gmail à gérer (plus que le nb d’utilisateurs réels dans l’asso.)
- des partages de Drive incontrôlables
- des disques durs portables et autres clés USB qui faisaient office aussi de « solutions de partage »
- un niveau assez faible de compréhension de toutes ces « technologies »
Il devenait donc urgent de « réparer » et j’ai proposé à l’équipe de remettre tout cela en ordre mais en utilisant des outils libres à chaque fois que cela était possible. À ce stade-là, je pense que mes interlocuteurs ne comprenaient pas exactement de quoi je parlais, ils n’étaient pas très sensibles à la cause du Libre et surtout, ils ne voyaient pas clairement en quoi les GAFAM posaient un problème…
En amont de votre « dégafamisation », avez-vous organisé en interne des moments pour créer du consensus sur le sujet et passer collectivement à l’action (lever aussi les éventuelles résistances au changement) ? Réunions pour présenter le projet, ateliers de réflexion, autres ?
Le responsable de la structure avait compris qu’il allait y avoir du mieux – personne ne s’occupait du numérique dans l’asso auparavant – et il a dit tout simplement « banco » à la suite de quelques démos que j’ai pu faire avec l’équipe :
- démo d’un poste de travail sous Linux (ici c’est Mint)
- démo de LibreOffice…
Pour être très franc, je ne pense pas que ces démos aient emballé qui que ce soit…
Franchement, il était difficile d’expliquer les mises à jour de Linux Mint à un utilisateur de Windows qui ne les faisait de toutes façons jamais, d’expliquer LibreOffice Writer à une personne qui utilise MS Word comme un bloc-notes et qui met des espaces pour centrer le titre de son document…
Néanmoins, après avoir dressé le portrait peu glorieux des GAFAM, j’ai tout de même réussi à faire passer un message : les valeurs de l’association (ici une MJC) sont à l’opposé des valeurs des GAFAM ! Sous-entendu, moins on se servira des GAFAM et plus on sera en adéquation avec nos valeurs !
Comment avez-vous organisé votre dégafamisation ? Plan stratégique machiavélique puis passage à l’opérationnel ? Ou par itérations et petit à petit, au fil de l’eau ?
Pour montrer que j’avais envie de bien faire et que mon bénévolat s’installerait dans la durée, j’ai candidaté pour participer au Conseil d’Administration et j’ai été élu. J’ai présenté le projet aux membres du C.A sans véritable plan, si ce n’est de remettre tout d’équerre avec du logiciel Libre ! Là encore, les membres du C.A n’avaient pas forcément une exacte appréhension le projet mais à partir du moment où je leur proposais mieux, ils étaient partants !
Le plan (étalé sur 12 mois) :
Priorité no1 : remettre en route les postes de travail (PC portables) afin qu’ils soient utilisables dans de bonnes conditions. Certains postes de moins de 5 ans avaient été mis au rebut car ils « ramaient »…
- choix de la distribution : Linux Mint Cinnamon ou Linux Mint XFCE pour les machines les moins puissantes
- choix du socle logiciel : sélection des logiciels nécessaires après analyse des besoins / observations
Priorité no 2 : stopper l’utilisation de Gmail pour la messagerie et mettre en place des boites mail (avec le nom de domaine de l’asso), boites qui avaient été achetées mais jamais utilisées…
Priorité no 3 : augmenter le niveau des compétences de base sur les outils numériques
Prorité no 4 : mettre en place un cloud privé afin de stocker, partager, gérer toutes les données de l’asso (350Go) et cesser d’utiliser les clouds des GAFAM…
Est-ce que vous avez rencontré des résistances que vous n’aviez pas anticipées, qui vous ont pris par surprise ?
Bizarrement, les plus réticents à un poste de travail Libre étaient ceux qui maîtrisaient le moins l’utilisation d’un PC…
« Nan mais tu comprends, Windows c’est quand même vachement mieux… Ah bon, pourquoi ? Ben j’sais pô…c’est mieux quoi… »
* Quand on représente la plus grosse association de sa ville, il y a de nombreux échanges avec les collectivités territoriales et, on s’arrache les cheveux à la réception des docx ou pptx tout pourris… Il en est de même avec les services de l’État et l’utilisation de certains formulaires PDF qui ont un comportement étrange…
* Quand un utilisateur resté sous Windows utilise encore des solutions Google alors que nous avons désormais tout en interne pour remplacer les services Google, je ne me bats pas…
* Quand certains matériels (un Studio de podcast par exemple) requièrent l’utilisation de Windows et ne peuvent pas fonctionner sous Linux, c’est désormais à prendre en compte dans nos achats…
* Quand Il faut aussi composer avec les services civiques et autres stagiaires qui débarquent, ne jurent que par les outils d’Adobe et expliquent au directeur que sans ces outils, leur création est diminuée…
* Quand le directeur commence à douter sur le choix des logiciels libres, je lui rappelle gentiment que le véhicule de l’asso est une Dacia et non une Tesla…
* Quand on se rend compte qu’un mail provenant des serveurs Gmail est rarement considéré comme SPAM par les autres alors que nos premiers mails avec OVH et avec notre nom de domaine ont eu du mal à « passer » les premières semaines…et de temps en temps encore maintenant…
Est-ce qu’au contraire, il y a eu des changements que vous redoutiez et qui se sont passés comme sur des roulettes ?
Rassembler toutes les données de l’asso. et de ses utilisateurs au sein de notre cloud privé (Nextcloud) était vraiment la chose qui me faisait le plus peur et qui est « passée crème » ! Peut-être tout simplement parce que certaines personnes avaient un peu « oublié » où étaient rangées leurs affaires auparavant…
… et finalement quels outils ou services avez-vous remplacés par lesquels ?
Messagerie Google–> Messagerie OVH + Client Thunderbird ou Client mail de Nextcloud (pour les petits utilisateurs)Gestion des Contacts Google–> Nextcloud ContactsCalendrier Google–> Nextcloud CalendrierMS Office–> LibreOfficeDrive Google, Microsoft, Apple–> Nextcloud pour les fichiers personnels et tous ceux à partager en interne comme en externeDoodle–> Nextcloud PollGoogle Forms–> Nextcloud Forms
NB : Concernant les besoins en création graphique ou vidéo on utilise plusieurs solutions libres selon les besoins (Gimp, Krita, Inkscape, OpenShotVideo,…) et toutes les autres solutions qui étaient utilisées de manière « frauduleuse » ont été mises à la poubelle ! Nous avons néanmoins un compte payant sur canva.com
À combien estimez-vous le coût de ce changement ? Y compris les coûts indirects : perte de temps, formation, perte de données, des trucs qu’on faisait et qu’on ne peut plus faire ?
Il s’agit essentiellement de temps, que j’estime à 150 heures dont 2/3 passées en « formation/accompagnement/documentation » et 1/3 pour la mise au point des outils (postes de travail, configuration du Nextcloud).
Côté coûts directs : notre serveur Nextcloud dédié, hébergé par un CHATONS pour 360 €/an et, c’est tout, puisque les boîtes mail avaient déjà été achetées avec un hébergement web mais non utilisées…
Il n’y a eu aucune perte de données, au contraire on en a retrouvé !
À noter que les anciens mails des utilisateurs (stockés chez Google donc) n’ont pas été récupérés, à la demande des utilisateurs eux-mêmes ! Pour eux c’était l’occasion de repartir sur un truc propre !
À ma connaissance, il n’y a rien que l’on ne puisse plus faire aujourd’hui, mais nous avons conservé deux postes de travail sous Windows pour des problèmes de compatibilité matérielle.
Cerise sur le gâteau : des PC portables ont été ressuscités grâce à une distribution Linux, du coup, nous en avons trop et n’en avons pas acheté cette année !
Est-ce que votre dégafamisation a un impact direct sur votre public ou utilisez-vous des services libres uniquement en interne ? Si le public est en contact avec des solutions libres, comment y réagit-il ? Est-il informé du fait que c’est libre ?
Un impact direct ? Oui et non…
En fait, en plus de notre démarche, on invite les collectivités et autres assos à venir « voir » comment on a fait et à leur prouver que c’est possible, ce n’est pas pour autant qu’on nous a demandé de l’aide.
Pour eux, la marche peut s’avérer trop haute et ils n’ont pas forcément les compétences pour franchir le pas sans aide. Imaginez un peu, notre mairie continue de sonder la population à coups de GoogleForms alors qu’on leur a dit quantité de fois qu’il existe des alternatives plus éthiques et surtout plus légales !
Et encore oui, bien que nous utilisions essentiellement ces outils en interne le public en est informé, les « politiques » et autres collectivités qui nous soutiennent le sont aussi et ils sont toujours curieux et, de temps en temps, admiratifs ! La gestion même de nos adhérents et de nos activités se fait au travers d’une application client / serveur développée par nos soins avec LibreOffice Base. Les données personnelles de nos adhérents sont ainsi entre nos mains uniquement.
Est-ce qu’il reste des outils auxquels vous n’avez pas encore pu trouver une alternative libre et pourquoi ?
Oui… nos équipes continuent à utiliser Facebook et WhatsApp… Facebook pour promouvoir nos activités, actions et contenus auprès du grand public et WhatsApp pour discuter instantanément ensemble (en interne) ou autour d’un « projet »avec des externes. Dans ces deux cas, il y a certes de très nombreuses alternatives, mais elles sont soit incomplètes (ne couvrent pas tous les besoins), soit inconnues du grand public (donc personne n’adhère), soit trop complexes à utiliser (ex. Matrix) mais je garde un œil très attentif sur tout cela, car les usages changent vite…
Quels conseils donneriez-vous à des structures comparables à la vôtre (MJC, Maison de quartier, centre culturel…) qui voudrait se dégafamiser aussi ? Des erreurs à ne pas commettre, des bonnes pratiques éprouvées à l’usage ?
- Commencer par déployer une solution comme Nextcloud est une étape très fondatrice sur le thème « reprendre le contrôle de ses données » surtout dans des structures comme les nôtres où il y a une rotation de personnels assez importante (contrats courts/aidés, services civiques, volontaires européens, stagiaires, apprentis…).
- Pour un utilisateur, le fait de retrouver ses affaires, ou les affaires des autres, dans une armoire bien rangée et bien sécurisée est un vrai bonheur. Une solution comme Nextcloud, avec ses clients de synchronisation, représente une mécanique bien huilée désormais et, accessible à chacun. L’administration de Nextcloud peut très bien être réalisée par une personne avertie (un utilisateur ++), c’est à dire une personne qui sait lire une documentation et qui est rigoureuse dans la gestion de ses utilisateurs et de leurs droits associés. Ne vous lancez pas dans l’auto-hébergement si vous n’avez pas les compétences requises ! De nombreuses structures proposent désormais « du Nextcloud » à des prix très abordables.
- À partir du moment où ce type de solution est installée, basculez-y la gestion des contacts, la gestion des calendriers et faites la promotion, en interne, des autres outils disponibles (gestion de projets, de budget, formulaires…)
- Fort de ce déploiement et, si votre messagerie est encore chez les GAFAM, commencez à chercher une solution ailleurs en sachant qu’il y aura des coûts, des coups et des pleurs… Cela reste un point délicat compte-tenu des problèmes exposés plus haut… Cela prend du temps mais c’est tout à fait possible ! Pour les jeunes, le mail est « ringard », pour les administratifs c’est le principal outil de communication avec le monde extérieur… Là aussi, avant de vous lancer, analysez bien les usages… Si Google vous autorise à envoyer un mail avec 50 destinataires, ce ne sera peut-être pas le cas de votre nouveau fournisseur…
- Le poste de travail (le PC) est, de loin, un sujet sensible : c’est comme prendre la décision de jeter à la poubelle le doudou de votre enfant, doudou qui l’a endormi depuis de longues années… Commencez par recycler des matériels “obsolètes” pour Windows mais tout à fait corrects pour une distribution Linux et faites des heureux ! Montrer aux autres qu’il s’agit de systèmes non intrusifs, simple, rapides et qui disposent d’une logithèque de solutions libres et éthiques incommensurable !
Cela fait deux ans que notre asso. est dans ce mouvement et si je vous dis que l’on utilise FFMPEG pour des traitements lourds sur les médias de notre radio FM associative, traitements que l’on n’arrivait pas à faire auparavant avec un logiciel du commerce ? Si je vous dis qu’avec un simple clic-droit sur une image, un utilisateur appose le logo de notre asso en filigrane (merci nemo-action !). Si je vous dis que certains utilisateurs utilisent des scripts en ligne de commande afin de leur faciliter des traitements fastidieux sur des fichiers images, audios ou vidéos ? Elle est pas belle la vie ?
Néanmoins, cela n’empêche pas des petites remarques de-ci de-là sur l’utilisation de solutions libres plutôt que de « faire comme tout le monde » mais ça, j’en fais mon affaire et tant que je leur trouverai une solution libre et éthique pour répondre à leurs besoins alors on s’en sortira tous grandis !
Ah, j’oubliais : cela fait bien longtemps maintenant qu’il n’est plus nécessaire de mettre les mains dans le cambouis pour déployer un poste de travail sous Linux, le support est quasi proche du zéro !
Merci Fabrice d’avoir piloté cette opération et d’en avoir partagé l’expérience au lectorat du Framablog !