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Aux (codes) sources de la poésie

14 janvier 2025 à 01:51

Le livre ./code --poetry est un objet original réunissant programmation, poésie et graphisme, que l’amoureux du code peut prendre plaisir à avoir dans sa bibliothèque pour le feuilleter de temps en temps et méditer sur toute cette littérature pour machines qu’il a écrite depuis ses premiers émois binaires. Attelage a priori improbable, Daniel Holden est programmeur et travaille dans les jeux vidéos à Montréal alors que Chris Kerr est un poète qui vit à Londres. Ils ont en fait fréquenté la même école et se connaissent depuis l’âge de onze ans. Explorons leur livre :

  • Daniel Holden et Chris Kerr, ./code --poetry, Broken Sleep Books, 2023, ISBN 978-1-915760-89-0.

    Sommaire

    Sources et rendus

    Un code poem est un code source mélangé à de la poésie, alors on pourrait traduire l’expression par un mot composé comme code-poème ou poème-source. J’utiliserai plutôt cette dernière traduction, le mot « source » ayant clairement des connotations poétiques. Pour ce qui est du concept de code poetry, poésie-source me satisfait moins. À vous de voir.

    Dans les poèmes-sources du livre, parfois les mot-clés du langage utilisé font partie du texte du poème, parfois le poème est simplement contenu dans des commentaires que la coloration syntaxique et la mise en page aideront à mettre en valeur. Utiliser des chaînes de caractères est une autre solution facile. On peut aussi généralement utiliser des noms de variables (éventuellement inutilisées), de fonctions, de labels, etc. Dans certains poèmes-sources les parties de code imprononçables sont isolées en haut ou en bas du code source comme dans chernobyl.rkt. Le code est toujours mis en forme avec soin et constitue parfois un calligramme, mot inventé par Apollinaire, par exemple une raquette de tennis pour Processing. Les auteurs se réclament également de la poésie concrète.

    On notera que dans le cas où l’on utilise également les mots-clés du langage dans le texte poétique, on sera bien sûr dans la plupart des langages plutôt incité à écrire en anglais. Mais on pourrait aussi considérer leurs mots-clés comme des parties d’un mot, par exemple for(midable=0;;) // j’étais fort minable. Sinon, on pourra utiliser un langage Logo en français ou quelques autres rares langages pour batracien hexagonal que vous pourrez citer en commentaires.

    Une contrainte majeure respectée dans le livre est qu’un programme doit être exécutable : il produit alors souvent de l’art ASCII, soit statique soit le plus souvent dynamique comme dans water.c, mais peut aussi produire un texte mixant poésie et codes informatiques (des balises HTML par exemple dans divide.php). Quant au titre du poème, c’est simplement le nom du fichier source.

    Les sujets abordés dans ces poèmes sont variés : expériences personnelles, théories du complot, dystopies, technologie et environnement, etc. D’après l’introduction du livre, chaque poème-source et sa sortie sont censés refléter le caractère du langage informatique utilisé. On trouvera pour chacun des vingt-six poèmes le code source sur la page gauche, avec coloration syntaxique, sur fond clair ou sombre, et sur la page droite la sortie. Le livre se double d’un site compagnon https://code-poetry.com/ qui a l’avantage de montrer les versions animées des sorties. Le livre essaie néanmoins de rendre cela par des successions de copies d’écran quand c’est possible. Comme la bannière en haut du site web semble boguée ou incomplète, voici les liens directs vers les vingt-six codes disponibles : Javascript, Julia, PHP, Racket, C++, Piet, Bash, Shakespeare, Perl, C, Haskell, C, J, Batch, Ruby, Objective C, Go, Processing, Ante, Befunge, C#, Python, Python, Erlang, Lua, Brainfuck. On notera que parmi les langages vedettes, le C et le Python ont droit à deux codes. Et on saluera les efforts du programmeur pour arriver à maîtriser les bases de tous ces langages pour la rédaction du livre. Si vous y trouvez un de vos langages préférés, vous pouvez partager en commentaires les particularités ou astuces des codes présentés (on frise parfois l’offuscation).

    Autres textes pour « massive nerds »

    Après les vingt-six poèmes, nous tombons sur la Code Poetry Manual Page, placée dans la section 7 des man-pages (Overview, conventions, and miscellaneous) : ./code --poetry - A collection of executable art. Chaque poème ou langage a droit à un paragraphe de commentaires (techniques, littéraires ou humoristiques).

    Le livre se termine par un texte de chaque auteur. Le premier texte, celui du poète, explique les contraintes liées à la mise en page et à la présentation graphique des codes sources et de leurs sorties à la fois dans le livre et sur le site compagnon, puis se termine par une liste d’autres livres déjà publiés sur le sujet, en insistant sur ce en quoi le présent livre s’en démarque.

    Le second texte est écrit par le programmeur du tandem et s’intitule (si l’on interprète le graphisme d’introduction) « I love ASCII ». Il tente d’abord d’expliquer au candide (qui serait tombé par hasard sur ce livre ?) ce qu’est un langage de programmation pour l’introduire à la culture geek. Il explique par exemple la multiplicité des langages et dit :

    Les gens ont donc tendance à s’identifier à certains langages plus qu’à d’autres, ce qui entraîne un effet d’amplification. Au fur et à mesure que les gens affluent vers le langage qui leur correspond le mieux, la culture s’homogénéise. Des frontières sont tracées, des nations se développent et des drapeaux sont hissés.
    Ces factions sont connues pour se livrer à des « guerres de religion » à propos du meilleur style de programmation. La lecture des arguments est une expérience en soi, quelque part entre un débat théorique entre physiciens des particules et une dispute enfantine sur Porsche versus Ferrari.

    Le texte se termine par la déclaration d’amour au code ASCII annoncée en titre, avec des explications intéressantes sur les origines de certains caractères. Mais quand l’auteur taquine sa compagne en lui disant qu’il va se faire tatouer les quatre-vingt-quinze caractères imprimables du code ASCII, elle lui répond en substance : « Please don’t, you massive nerd! »

    Finalement, la dernière page imprimée du livre nous invite à nous mettre au travail avec la chaîne de caractères layoutyourunrest écrite en majuscules puis en minuscules. On peut traduire ça par : « exposez votre trouble ». C’est en fait la devise de la maison d’édition Broken Sleep Books (dont le fondateur est insomniaque !), spécialisé dans la poésie et basée au Pays de Galles. Alors lecteur linuxien, es-tu inspiré ? N’es-tu pas en mal de défi depuis que TapTempo a été porté dans ton langage favori ? Are you experienced?

    Le logos informatique

    Le verbe créateur est bien sûr un thème biblique. Wikipedia rappelle également que :

    Le terme « poésie » et ses dérivés « poète », « poème » viennent du grec ancien ποίησις / poíesis par le verbe ποιέω / poiéō, « faire, créer » : le poète est donc un créateur, un inventeur de formes expressives […]

    On sait bien que les écrivains créent des mondes, certains poussant même la chose à l’extrême, comme J.R.R. Tolkien qui a créé tout un monde avec sa mythologie, son histoire, sa géographie, ses créatures, ses langues, ses poèmes et chansons, etc. Mais les développeurs ne sont pas en reste. Que le logos informatique soit créateur et crée des mondes, voire le monde, pour le meilleur et pour le pire, quiconque a vécu l’évolution de notre société depuis les débuts du web pourra difficilement en douter.

    Notes diverses

    • Difficile après cette conclusion de ne pas avoir envie de réécouter Un autre monde (1984) de Téléphone. « Dansent les ombres du monde ».
    • Cette alliance de la poésie et de la technologie m’a fait aussi penser à Anne Clark, qui dans les années 80 déclamait ses textes dans un style dit « spoken word » sur fond de musique électronique new wave. Son morceau le plus connu est Our Darkness (1984), qualifié plus récemment par certains de proto-house. Elle a continué sa carrière et en 2022 a sorti un album Borderland (Found Music for a Lost World) dans un style musique de chambre. On y trouve en particulier un poème de Mary E. Coleridge (1861-1907) intitulé L’oiseau bleu récité par Anne Clark : The Bluebird. Enfin, sur son site officiel, on voit qu’en 2024 elle a prêté sa voix à des installations réalisées par l’artiste Clemens von Wedemeyer qui s’intéresse entre autres aux relations sociales, comme on peut le voir sur ces photos montrant des graphes : Social Geometry. Malheureusement, on ne l’entendra pas ; il aurait fallu aller à Berlin.
    • Cette dépêche n’est pas sans lien non plus avec Des nouvelles de Fortran n°6 où j’évoquais récemment l’utilisation du langage dans les années 60-70 pour explorer la génération automatique de poèmes.
    • On notera que comprendre la poésie moderne anglo-saxonne peut parfois être ardu, la syntaxe de la langue, déjà plutôt souple, subissant des contorsions et le vocabulaire puisant dans le vaste répertoire de la langue anglaise. Sans compter ici le mélange avec le code source qui brouille parfois la lecture (faut-il lire les mots-clés du langage ?).

    Bibliographie

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    Point d’étape pour l’écriture à deux mains de « L’amour en Commun »

    Par : Framasoft
    25 avril 2023 à 05:42

    Prouver par l’exemple qu’il est possible de faire autrement, tel est souvent le moteur des projets de Framasoft. Il en va ainsi pour Des Livres en Communs, qui propose un autre modèle d’édition : une bourse aux autrices et auteurs en amont de l’écriture ainsi qu’une publication de l’ouvrage sous licence libre afin de le verser dans les Communs. Nous posons pour principe que le travail d’écriture nécessite un revenu si l’on considère que l’œuvre ainsi accompagnée bénéficie ensuite à tous (davantage sur ce projet et les valeurs qu’il porte).

    C’est dans cet esprit que nous avons publié en janvier de l’année dernière notre premier Appel à projet auquel ont répondu 22 propositions « sérieuses » (qui correspondaient bien à la demande initiale). Notre petit comité de lecture a dû faire une première sélection puis trancher entre au moins trois projets de qualité que nous aurions aimé accompagner aussi… et puis c’est celui de Timothé et Margaux qui l’a emporté par son sérieux, son originalité et son caractère hybride… Voici un bref extrait de leur note d’intention :

    « nous avons choisi d’interroger comment le commun de l’amour, en tant que moyen d’organisation et moteur d’engagement, permet de construire une alternative à la société capitaliste. Cela nécessite de penser l’amour hors des structures sociales préétablies (couple hétérosexuel et monogame) pour choisir nos contrats et nos croyances, d’explorer de nouvelles manières de vivre ensemble… »

    C’est ainsi que s’est entamé en juin dernier le processus d’écriture pour eux et d’accompagnement éditorial pour nous : rencontre au framacamp et échanges par mail ou visio qui sont l’occasion de suggestions de lectures, références et interviews, mais aussi téléversement à mesure des travaux en cours sur notre Framacloud pour en faciliter les étapes de révision. Il est difficile aujourd’hui de préciser une date de publication mais d’après le planning établi ce devrait être vers la fin de l’année… Mais nous évitons de mettre trop de pression sur le duo, car nous savons bien qu’un temps long d’élaboration est nécessaire… c’est l’occasion de glisser ce clin d’œil d’un auteur célébré par beaucoup :

    “I love deadlines. I love the whooshing noise they make as they go by.”

    ― Douglas Adams

    (à peu près :« j’aime les dates limites, j’adore le bruissement de leur souffle quand elles s’évanouissent »)

    C’est le moment de faire un point d’étape avec le duo et de remercier sincèrement les donateurs et donatrices de Framasoft qui ont permis le financement de cette expérimentation.

    la lettre F de Framasoft fait se rejoindre le C et le O des Commons

    Logo de DLeC

     

    Bonjour Margaux et Timothé. L’équipe de DLeC a pu faire votre connaissance déjà, mais les lecteurs du Framablog ne vous connaissent pas encore, pouvez-vous vous présenter un peu ?
    Photo de Margaux Lallemant, souriante, vêtement à motif floral— Je m’appelle Margaux Lallemant, je viens d’un petit village du sud de la France où la couleur du ciel alimente l’encre des stylos. J’ai baladé mes carnets de Lyon à Saint-Étienne, en passant par Paris et Kaohsiung. J’écris de la poésie, publiée dans des revues comme Point de Chute, Dissonances, par le Serveur vocal poétique ou le podcast Mange tes mots. J’anime des ateliers d’écriture pour des publics variés, et je bricole une émission de radio qui s’appelle Poésie SCHLAG*.
    Et je suis une grande amoureuse. Je me soigne, je déconstruis, je lis et je discute, mais rien à faire, les martinets, les sous-bois, les bulles de bière dans un regard, les sourires francs, les chansons de Barbara et le mouvement d’un corps qui danse continuent de propager en moi des vagues d’endorphine déraisonnables.

    — Je m’appelle Timothé, je suis un homme cis blanc hétéro, petit-fils de réfugiés. Mes parents font partie de la classe moyenne, ce qui leur a permis de me transmettre un capital social, culturel, de financer mes études… Je viens de la campagne corrézienne, sans m’être jamais senti rural.photo de Timothé qui met en avant un bouquet de fleurs
    Pendant la majorité de ma vie, je n’ai rien fait qui ait le moindre intérêt pour ce livre. J’ai été un élève studieux dans une famille aimante, j’ai intégré les codes du patriarcat, j’ai développé une conscience politique de gauche bobo, je me suis pensé féministe. J’ai fait des études et un doctorat en physique, parce que je ne voulais pas être de nouveau au chômage. La thèse m’a mené à une crise d’adulescence, un profond mal-être et finalement à une psychothérapie. J’ai alors compris que le patriarcat avait fait de moi un « estropié émotionnel », comme le dit bell hooks. De lectures en podcasts, de l’écoute aux discussions, j’ai pris conscience du chemin qu’il me restait à parcourir pour déconstruire ces normes en moi. J’ai profité de cette expérience pour écrire un livre à destination des mecs : Masculinités, apprentissage pratique de la déconstruction, que j’auto-édite.
    Quand on me demande où je me vois dans 5 ans j’ai juste envie de répondre « je ne sais pas, ça dépendra de la température », alors d’ici là autant essayer d’aimer.

    Qu’est-ce qui vous a décidés à soumettre votre projet initial et comment l’avez-vous conçu ?

    Margaux : Avec Timothé, on s’est souvent dit que la vie amoureuse de nos ami⋅es était trépidante et qu’il faudrait prendre le temps de les interviewer pour consigner toutes les modalités de faire relation qui existaient autour de nous. C’est à peu près au même moment qu’est sorti l’appel à candidature de Framasoft pour la bourse d’auteur⋅ice. On s’est croisés un soir, vaguement éméché⋅s dans la cuisine, et on s’est dit qu’on allait proposer un projet sur l’amour.

    Ensuite, en construisant le projet, nous avons voulu questionner l’articulation possible entre le fait de parler d’amour à un niveau interpersonnel et des pistes sociales de sortie du capitalisme. Nous avions envie de parler du couple, de la famille et du patriarcat, mais aussi de ZAD, de squats, d’autres rapports au vivant que celui de l’exploitation.

    Plusieurs questions nous animaient avec Timothé : en quoi l’amour constitue une base de l’engagement et de la mise en commun ? Comment redéfinir l’amour pour engendrer de nouvelles manières de faire, de nous relier, pour favoriser le commun ? En quoi l’amour est-il le premier commun ? Pourquoi est-il nécessaire de sortir l’amour des phénomènes d’enclosure autour de la famille et du couple ?

    D’où le titre, l’Amour en commun !

    autre logo de Des livres en communs, avec le pinchot de Framasoft sur fond de livre ouvert

    Comment se sont passés vos premiers contacts avec l’équipe d’édition ?

    Margaux : Ces contacts ont été très porteurs pour nous. Il y a souvent des moments de découragement dans le processus d’écriture. Personnellement, j’ai été inquiète de réussir à articuler concrètement tous les thèmes dont nous voulions parler, tout en gardant un fil directeur politique. Grâce aux conseils de lectures pour articuler nos idées et aux temps d’échange avec l’équipe de Frama, nous avons toujours eu la petite impulsion nécessaire pour continuer.

    Timothé : J’avoue que quand j’ai aperçu le Framacamp lors de notre rencontre à Lyon, j’ai été surpris de l’ambiance très libre et fun qui semble y régner. Pour le reste l’équipe a été super rassurante et elle a vraiment pris le temps de nous expliquer les différentes licences libres, avec leurs implications pour le livre et pour nous et je les en remercie.

    Vous avez choisi de réaliser un essai sous forme hybride, pouvez-vous donner un aperçu de ses différents aspects (analyse, réflexion sur l’expérience, collecte de témoignage, atelier, poésie, …)

    Timothé : Pour l’instant l’hybridation est difficile à montrer, car dans un premier temps nous nous concentrons plus sur la partie plus « essai ». Nous avons déjà réalisé plusieurs entretiens, qui donneront des podcasts, mais cette partie de la création étant chronophage, il a été convenu de la réaliser plutôt en fin d’écriture. Un pote qui a travaillé à Radio France nous a fait une formation sur l’arrangement de podcast et les enregistrements, c’est amusant ce qu’il faut apprendre pour écrire !

    Margaux : Pour donner une idée, j’ai envie d’écrire une troisième partie plus SF, qui donnerait vie aux thèmes qu’on aborde dans le livre. Raconter des histoires, c’est une autre voie pour gagner la guerre des imaginaires ! Pour l’instant, j’anime des ateliers d’écriture sur le « Monde Nouveau » avec toutes sortes de publics pour m’inspirer.

    Votre ouvrage, suivant le principe de DLeC, sera versé aux Communs (culturels), qu’est-ce que ça représente pour vous ?

    Timothé : Ne pas avoir besoin d’aller faire la danse du ventre chez les éditeurs ! (rire). Pour ma part, en tant qu’auteur quasi inconnu et qui ne compte pas sur l’écriture pour vivre, mon premier souhait est d’être lu. En cela, le fait que le contenu soit libre augmente largement les chances de diffusion du texte. Plus largement, ayant moi-même proposé une version libre de mon essai précédent, la diffusion en libre correspond à mes valeurs.

    Margaux : Dans le processus d’écriture d’un essai, je me rends compte qu’il n’y a jamais d’idée nouvelle, sortie du chapeau. Nous devons tellement à tous les auteur⋅ices qui ont pensé avant nous, c’est comme une grande chaîne de redevabilité qui relierait tous les écrivain⋅es ! Sauf qu’on se rend rapidement compte que l’accès à cette chaîne est payante et loin d’être accessible. Verser ce livre dans les communs, c’est participer à la vulgarisation des savoirs auxquels nous avons eu accès. Exprimer notre gratitude en rendant accessible à tous ce que les idées des autres nous ont aidé à formuler !

    Entrons un peu dans le vif de la réalisation dont le lectorat du framablog est sans doute curieux : où en êtes-vous à peu près ? L‘avancée est-elle à peu près celle que vous envisagiez ? Qu’est-ce qui la ralentit ou retarde éventuellement ?

    Timothé : Pour ma part ce qui la ralentit, c’est en tout premier lieu, le travail salarié (dont je ne peux malheureusement pas me passer pour remplir mon assiette). Quand j’ai écrit mon essai précédent, j’attendais les corrections de ma thèse. C’était une situation incroyablement confortable, j’étais payé et j’avais des journées entières pour écrire, faire une pause, lire, échanger et écrire de nouveau. Maintenant ce n’est plus le cas, après une journée de 7h, c’est pour moi très difficile de m’installer devant mon ordinateur pour écrire. Trouver l’espace mental, rassembler mes idées, me concentrer de nouveau et produire. Pour écrire, j’ai besoin d’avoir un temps continu et l’esprit un peu libre. Alors j’essaie autant que faire se peut d’aménager des moments les samedis ou les dimanches après-midi, mais c’est loin d’être facile et surtout c’est lent… Je m’en excuse auprès de Framasoft. Quand avec Margaux nous avons répondu à l’appel à projet, j’étais au chômage, j’avais prévu de faire une reconversion mais je n’étais pas sûr qu’elle aboutisse et je pensais que j’aurais plus de temps avant que ma formation ne commence pour écrire.

    Margaux : Personnellement, j’ai fini la partie sur les relations amoureuses, je suis en train de rédiger celle sur la fin des binarismes, de la Nature au genre. J’avance à peu près au rythme prévu. Ce qui me retarde, c’est le temps de repos que nécessite chacune des parties avant de les reprendre, puis dans un second temps d’en faire le deuil pour passer à une autre. J’écris relativement vite, mais j’ai besoin de beaucoup de temps pour m’assurer que c’est bien ça que j’ai envie d’écrire, puis pour me décider sur ce que j’ai envie de raconter après !

    Qu’est-ce qui vous a semblé plus facile/difficile qu’initialement envisagé ?

    tête de maître Capelovici (lunettes, cravate rouge)qui le doigt sur son dico dit : "c'est de bon aloi"

    Maître Capelo, image empruntée à ce site

    Margaux : Articuler les différents thèmes que nous voulions traiter en gardant une ligne politique, sans que cela devienne une espèce de liste de Prévert des luttes et pensées politiques qui nous parlaient. Se battre contre le sentiment d’illégitimité aussi, j’ai toujours l’impression qu’un vieil universitaire avec des lunettes va nous taper sur les doigts en disant : c’est n’importe quoi ce qu’ils disent !

    D’où l’importance pour nous de rappeler que ce n’est pas un essai scientifique. Ce livre est militant, ce livre est poétique, ce livre est témoignage, ce livre est boîte à outils, ce livre est chemins de traverses, questionnements personnels et sociétaux, ce livre est bricolé. Et c’est ce qui nous plaît : s’inspirer de la vie réelle et de témoignages d’individus sur leurs pratiques, exposer nos idées communes en retraçant le fil de nos lectures et de nos rencontres, explorer poétiquement les possibles et donner une assise imaginaire à nos tentatives de réinvention.

    Au cours de votre travail, avez-vous infléchi en partie votre démarche, si oui dans quel sens ?

    Timothé : Sur la partie qui m’occupe le plus depuis le début, c’est-à-dire « La famille », j’ai complètement infléchi ma pensée au fur et à mesure de la recherche et de l’écriture. J’étais parti à lire sur les habitats partagés, sur l’histoire de la famille, avec comme idée principale de broder autour de la possibilité de faire des colocations familiales… Finalement, je me dirige plus sur la proposition de la « parenté » qui me semble un concept bien plus ouvert que la famille, une réponse à l’extrême-droite et une possibilité d’ajuster nos besoins et nos envies de vie collective. Avec Margaux, nous nous sommes lancé⋅es dans l’inconnu avec ce livre. Nous avions des bases sur certains sujets que nous voulions traiter, mais pas sur tous. En plus, regarder un sujet et se demander « Où est l’amour là-dedans ? », ce n’est pas une démarche habituelle, ni pour nous et encore moins pour les auteurices qui nous ont précédé⋅es. Il m’a fallu vraiment du temps pour trouver une direction, car les textes que j’ai lus n’abordaient pas du tout le sujet des familles par le prisme de l’amour (peut être ai-je raté certaines références). L’inflexion vient à la fois du processus de recherche et de celui d’écriture qui oblige à clarifier des idées.

    Margaux : J’ai l’impression d’avoir affiné ma pensée au fil de mes lectures et de l’écriture de ce livre. Cela m’a donné envie d’appréhender ces sujets autrement. La partie sur le genre n’était pas prévue au départ. Mais elle s’est imposée à un moment comme une nécessité pour approfondir la critique du système hétérosexuel et la manière dont il sert le capitalisme. Au contraire, j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans l’écriture de la partie sur les relations au vivant, par peur de me lancer dans quelque chose de naïf et de désincarné après tout ça. L’angle d’attaque du binarisme m’a permis de me lancer, quitte à laisser de côté pour l’instant l’aspect de la spiritualité que je pensais aborder.

    Nous sommes aussi curieux et curieuses de comprendre comment vous travaillez à « quatre mains » ou plutôt deux claviers.
    Timothé : Pour l’instant nous avons avancé chacun.e de notre côté. D’abord parce que nous n’avons pas le même volume horaire à consacrer à l’écriture. Margaux peut passer plusieurs jours de la même semaine à écrire, moi non. Si nous écrivions sur les mêmes parties, il se créerait des disparités d’avancement qui retarderaient l’écriture. Dans une autre situation, nous aurions sûrement essayé d’écrire le plus souvent à quatre mains, mais dans la configuration actuelle il nous a semblé plus sage d’avancer chacun⋅e sur des parties différentes. Nous avons prévu d’écrire à quatre mains le chapitre sur les ZADs, car il sera en partie le résultat de notre expérience partagée de ce terrain.

    énorme canard en plastique jaune flottant dans le port de Hong Kong

    « Hong Kong Giant Rubber Duck » par IQRemix, licence CC BY-SA 2.0.

    Pour ce qui est de l’équipe, il faut que je me lâche et j’accepte d’essayer ce concept du « canard en plastique », en envoyant ma partie alors qu’elle n’est pas encore dans un état où je me dis « allez c’est bon, c’est propre, je peux la faire lire ». Je n’ai jamais essayé cette méthode et c’est un peu impressionnant.

    Margaux : Pour ma part les retours de l’équipe sont très précieux parce qu’ils me permettent d’affiner ma pensée, de la rendre plus précise et d’éviter les non-sens. Il y a aussi les yeux de lynx pour les fautes, les coquilles, les niveaux de langage non adéquats. Entre le brouillon et la version finale, il y a des commentaires et de nombreuses relectures. Merci pour ça !

    L’attribution d’une bourse de création par DLeC est une tentative modeste de montrer que le travail initial d’écriture devrait dans un monde idéal être rémunéré en amont. Quel est l’apport de cette bourse dans votre travail ? Aurait-il existé ? Aurait-il eu la même forme ? Selon vous, en fonction de votre expérience, quel devrait être le statut « idéal » d’auteur-autrice ?
    Timothé : C’est à la fois super chouette car cela permet de décharger en partie l’auteurice de la nécessité de faire une œuvre commerciale, mais c’est aussi une très grosse pression. Être contractuellement engagés à écrire, cela veut dire que nous devons réussir. C’est moteur, cela pousse à ne pas lâcher le morceau, mais pour moi c’est aussi une pression car l’échec est toujours possible. Néanmoins, décharger les auteurices, surtout professionnel⋅les de la précarité durant la phrase d’écriture est une magnifique ambition qui ne peut qu’être encouragée.

    sur l'herbe au bord de l'eau, les outils offerts par une main engageante à qui veut écrire : machine à écrire (mécanique, d'autrefois), coussin rouge, théière, brioche, cookies, rame de papier

    Illustration CC BY David Revoy (sources)

     

    Margaux : Je suis d’accord, ce projet ne se serait jamais concrétisé sans cette bourse. Personnellement, je ne pense pas que j’aurais écrit d’essai. C’est vraiment une chance incroyable d’affiner ma pensée politique, de prendre le temps de lire des essais, de me demander « qu’est-ce que je pense à ce sujet ? » … et de créer des liens, comme une toile d’araignée, entre mes lectures, mes discussions, des idées politiques qui a priori ne réclament pas de filiations les unes avec les autres…
    Dans l’idéal, je pense que le statut d’artiste-auteur⋅ice devrait rejoindre le régime d’intermittent.e. En vérité, la frontière est très fine. De nombreux auteur⋅ices réalisent des lectures, des performances, des masterclass, des ateliers qui sont très similaires au travail d’un⋅e comédien⋅ne. De la même manière qu’iels ont besoin de temps pour écrire et monter leur pièce de théâtre, les auteur⋅ices ont besoin de temps rémunéré pour créer une œuvre et la faire vivre dans le monde.

    gros plan sur une main de petite fille qui écrit avec un crayon sur une page blanche

    « Get Ready, Get Set, Write » par MellieRene, licence CC BY-NC 2.0

    Même question pour le rapport avec l’éditeur ?
    Timothé : Sans un éditeur qui nous pousse à écrire, ce travail serait juste resté dans nos têtes ! Nous aurions sûrement refait le passé autour d’un verre en nous demandant si nous aurions changé ou pas le monde avec « L’amour en Commun ». Personnellement, je n’avais pas prévu d’écrire un autre livre, si « L’amour en Commun » existe dans le futur, ce sera entièrement sous l’impulsion de Framasoft, des Livres en Commun et aussi un peu de Margaux qui a entendu parler de l’appel à écriture et m’a poussé à répondre avec elle.
    D’un point de vue plus applicatif, c’est pour moi la première fois que j’ai un éditeur à qui je suis redevable de ce que j’écris. C’est super de pouvoir être confirmé et conseillé mais comme tout ce qui inclut plus d’une personne, cela va nous obliger à nous entendre.

    Margaux : Je n’ai encore jamais été éditée, mis à part en revue. Mais les revues que je préfère sont celles qui m’ont demandé de modifier mon texte et avec lesquelles nous avons eu de vrais échanges à ce sujet ! Pour moi, un⋅e éditeur⋅ice, ce n’est pas seulement quelqu’un qui tamponne le sceau « publiable » sur notre manuscrit, ou le met en vente. Cela devrait être une véritable relation de soutien, de regard critique, d’échange et d’accompagnement pour amener ledit manuscrit vers la forme finie du livre. Je tiens beaucoup à cet espace collectif du retravail. Je crois qu’il est très important pour passer de l’intime à l’objet « livre », indépendant de l’auteur⋅ice. Vous êtes très bons là-dessus Frama, merci beaucoup pour votre soutien et votre patience !

    Merci Margaux et Timothé, à bientôt !

     

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