Par sa volontĂ© de dĂ©centralisation, le logiciel libre est prĂ©sentĂ© comme porteur de valeurs anarchistes, et parfois vilipendĂ© par certaines institutions pour cela. Mais pour autant que les mĂ©thodes de travail puissent ĂȘtre reliĂ©es Ă des pratiques libertaires, voire revendiquĂ©es comme telles, peut-on rĂ©ellement considĂ©rer quâil en adopte toutes les valeurs, les ambitions et le message politique ?
Framatophe vous propose ici de retracer un peu la façon dont les mouvements du logiciel libre et des mouvements anarchistes se sont cĂŽtoyĂ©s au fil des ans et, surtout, comment ils pourraient mieux apprendre lâun de lâautre.
Logiciel libre et anarchisme
Ă travers le monde et Ă travers lâhistoire, les mouvements anarchistes ont toujours subi la surveillance des communications. Interdiction des discours publics et rassemblements, arrestations dâimprimeurs, interceptions tĂ©lĂ©phoniques, surveillance numĂ©rique. Lorsque je parle ici de mouvements anarchistes, je dĂ©signe plutĂŽt tous les mouvements qui contiennent des valeurs libertaires. Bien au-delĂ des anciennes luttes productivistes des mouvements ouvriers, anarcho-syndicalistes et autres, le fait est quâaujourdâhui Ă©normĂ©ment de luttes solidaires et pour la justice sociale ont au moins un aspect anarchiste sans pour autant quâelles soient issues de mouvements anarchistes « historiques ». Et lorsquâen vertu de ce « dĂ©jĂ -là » anarchiste qui les imprĂšgne les sociĂ©tĂ©s font valoir leurs libertĂ©s et leurs souhaits en se structurant en organes collectifs, les Ătats et les organes capitalistes renforcent leurs capacitĂ©s autoritaires dont lâun des aspects reconnaissables est le contrĂŽle des outils numĂ©riques.
Cela aboutit parfois Ă des mĂ©langes quâon trouverait cocasses sâils ne dĂ©montraient pas en mĂȘme temps la volontĂ© dâorganiser la confusion pour mieux dĂ©nigrer lâanarchisme. Par exemple cette analyse lamentable issue de lâĂcole de Guerre Ăconomique, au sujet de lâemploi du chiffrement des communications, qui confond anarchisme et crypto-anarchisme comme une seule « idĂ©ologie » dangereuse. Or il y a bien une diffĂ©rence entre prĂ©munir les gens contre lâautoritarisme et le contrĂŽle numĂ©rique et souhaiter lâavĂšnement de nouvelles fĂ©odalitĂ©s ultra-capitalistes au nom dĂ©voyĂ© de la libertĂ©. Cette confusion est dâautant plus savamment orchestrĂ©e quâelle cause des tragĂ©dies. En France, lâaffaire dite du 8 dĂ©cembre 20201, sorte de remake de lâaffaire Tarnac, relate les gardes Ă vue et les poursuites abusives Ă lâencontre de personnes dont le fait dâavoir utilisĂ© des protocoles de chiffrement et des logiciels libres est dĂ©clarĂ© suspect et assimilable Ă un comportement dont le risque terroriste serait avĂ©rĂ© â en plus dâavoir lu des livres dâauteurs anarchistes comme Blanqui et Kropotkine. Avec de tels fantasmes, il va falloir construire beaucoup de prisons.

Die Hackerbibel, Chaos Computer Club, 1998, illlustration page 15
Le logiciel libre a pourtant acquis ses lettres de noblesses. Par exemple, si Internet fonctionne aujourdâhui, câest grĂące Ă une foule de logiciels libres. Ces derniers sont utilisĂ©s par la plupart des entreprises aujourdâhui et il nây a guĂšre de secteurs dâactivitĂ©s qui en soient exempts. En revanche, lorsquâon considĂšre lâensemble des pratiques numĂ©riques basĂ©es sur lâutilisation de tels communs numĂ©riques, elles font trĂšs souvent passer les utilisateurs experts pour de dangereux hackers. Or, lorsque ces utilisations ont pour objectif de ne pas dĂ©pendre dâune multinationale pour produire des documents, de protĂ©ger lâintimitĂ© numĂ©rique sur Internet, de faire fonctionner des ordinateurs de maniĂšre optimale, ne sont-ce pas lĂ des prĂ©occupations tout Ă fait lĂ©gitimes ? Ces projections Ă©tablissent un lien, souvent pĂ©joratif, entre logiciel libre, activitĂ© hacker et anarchisme. Et ce lien est postulĂ© et mentionnĂ© depuis longtemps. Le seul fait de bricoler des logiciels et des machines est-il le seul rapport entre logiciel libre et anarchisme ? Que des idiots trouvent ce rapport suspect en fait-il pour autant une rĂ©alitĂ© tangible, un lien Ă©vident ?
Le logiciel libre comporte quatre libertĂ©s : celle dâutiliser comme bon nous semble le logiciel, celle de partager le code source tout en ayant accĂšs Ă ce code, celle de le modifier, et celle de partager ces modifications. Tout cela est contractuellement formalisĂ© par les licences libres et la premiĂšre dâentre elles, la Licence Publique GĂ©nĂ©rale, sert bien souvent de point de repĂšre. LâaccĂšs ouvert au code combinĂ© aux libertĂ©s dâusage et dâexploitation sont communĂ©ment considĂ©rĂ©s comme les meilleurs exemples de construction de communs numĂ©riques et de gestion collective, et reprĂ©sentent les meilleures garanties contre lâexploitation dĂ©loyale des donnĂ©es personnelles (on peut toujours savoir et expertiser ce que fait le logiciel ou le service). Quelle belle idĂ©e que de concevoir le Libre comme la traduction concrĂšte de principes anarchistes : la lutte contre lâaccaparement du code, son partage collaboratif, lâautogestion de ce commun, lâhorizontalitĂ© de la conception et de lâusage (par opposition Ă la verticalitĂ© dâun pouvoir arbitraire qui dirait seul ce que vous pouvez faire du code et, par extension, de la machine). Et tout cela pourrait ĂȘtre mis au service des mouvements anarchistes pour contrecarrer la surveillance des communications et le contrĂŽle des populations, assurer la libertĂ© dâexpression, bref crĂ©er de nouveaux communs, avec des outils libres et une libertĂ© de gestion.
Belle idĂ©e, partiellement concrĂ©tisĂ©e Ă maints endroits, mais qui recĂšle une grande part dâombre. Sur les communs que composent les logiciels libres et toutes les Ćuvres libres (logiciels ou autres), prolifĂšre tout un Ă©cosystĂšme dont les buts sont en rĂ©alitĂ© malveillants. Il sâagit de lâaccaparement de ces communs par des acteurs moins bien intentionnĂ©s et qui paradoxalement figurent parmi les plus importants contributeurs au code libre / open source. Câest que face Ă la libertĂ© dâuser et de partager, celle dâabuser et dâaccaparer nâont jamais Ă©tĂ© contraintes ni Ă©liminĂ©es : les licences libres ne sont pas moralistes, pas plus quâelles ne peuvent lĂ©gitimer une quelconque autoritĂ© si ce nâest celle du contrat juridique quâelles ne font que proposer. On verra que câest lĂ leur fragilitĂ©, nĂ©cessitant une identification claire des luttes dont ne peut se dĂ©partir le mouvement du logiciel libre.
Collaboration sans pouvoir, contribution et partage : ce qui pourrait bien sâapparenter Ă de grands principes anarchistes fait-il pour autant des mouvements libristes des mouvements anarchistes et du logiciel libre un pur produit de lâanarchie ? Par exemple, est-il lĂ©gitime que le systĂšme dâexploitation Android de Google-Alphabet soit basĂ© sur un commun libre (le noyau Linux) tout en imposant un monopole et des contraintes dâusage, une surveillance des utilisateurs et une extraction lucrative des donnĂ©es personnelles ? En poussant un peu plus loin la rĂ©flexion, on constate que la crĂ©ation dâun objet technique et son usage ne sont pas censĂ©s vĂ©hiculer les mĂȘmes valeurs. Pourtant nous verrons que câest bien Ă lâanarchie que font rĂ©fĂ©rence certains acteurs du logiciel libre. Cette imprĂ©gnation trouve sa source principale dans le rejet de la propriĂ©tĂ© intellectuelle et du pouvoir quâelle confĂšre. Mais elle laisse nĂ©anmoins lâesprit anarchiste libriste recroquevillĂ© dans la seule production technique, ouvrant la voie aux critiques, entre tentation libertarienne, techno-solutionnisme et mĂ©pris de classe. Sous certains aspects, lâĂ©thique des hackers est en effet tout Ă fait fongible dans le nĂ©olibĂ©ralisme. Mais il y a pourtant un potentiel libertaire dans le libre, et il ne peut sâexprimer quâĂ partir dâune convergence avec les luttes anticapitalistes existantes.
Des libertés fragiles
Avant dâentrer dans une discussion sur le rapport historique entre logiciel libre et anarchie, il faut expliquer le contexte dans lequel un tel rapport peut ĂȘtre analysĂ©. Deux points de repĂšre peuvent ĂȘtre envisagĂ©s. Le premier point de repĂšre consiste Ă prendre en compte que logiciel libre et les licences libres proposent des dĂ©veloppements et des usages qui sont seulement susceptibles de garantir nos libertĂ©s. Cette nuance a toute son importance. Le second point consiste Ă se demander, pour chaque outil numĂ©rique utilisĂ©, dans quelle mesure il participe du capitalisme de surveillance, dans quelle mesure il ouvre une brĂšche dans nos libertĂ©s (en particulier la libertĂ© dâexpression), dans quelle mesure il peut devenir un outil de contrĂŽle. Câest ce qui ouvre le dĂ©bat de lâimplication des mouvements libristes dans diverses luttes pour les libertĂ©s qui dĂ©passent le seul logiciel en tant quâobjet technique, ou lâĆuvre intellectuelle ou encore artistique placĂ©e sous licence libre.
Ce sont des techniquesâŠ
Il ne faut jamais perdre de vue que, en tant que supports de pensĂ©e, de communication et dâĂ©changes, les logiciels (quâils soient libres ou non) les configurent en mĂȘme temps2. Câest la question de lâaliĂ©nation qui nous renvoie aux anciennes conceptions du rapport production-machine. Dâun point de vue marxiste, la technique est dâabord un moyen dâoppression aux mains des classes dominantes (lâactivitĂ© travail dominĂ©e par les machines et perte ou Ă©loignement du savoir technique). Le logiciel libre nâest pas exempt de causer cet effet de domination ne serait-ce parce que les rapports aux technologies sont rarement Ă©quilibrĂ©s. On a beau postuler lâhorizontalitĂ© entre concepteur et utilisateur, ce dernier sera toujours dĂ©pendant, au moins sur le plan cognitif. Dans une Ă©conomie contributive idĂ©ale du Libre, concepteurs et utilisateurs devraient avoir les mĂȘmes compĂ©tences et le mĂȘme degrĂ© de connaissance. Mais ce nâest gĂ©nĂ©ralement pas le cas et comme disait Lawrence Lessig, « Code is law »3.
Le point de vue de Simondon, lui, est tout aussi acceptable. En effet lâautomatisation â autonomisation de la technique (Ă©mancipation par rapport au travail) suppose aussi une forme dâaliĂ©nation des possĂ©dants vis-Ă -vis de la technique4. Le capital permet la perpĂ©tuation de la technique dans le non-sens du travail et des comportements, leur algorithmisation, ce qui explique le rĂȘve de lâusine automatisĂ©e, Ă©tendu Ă la consommation, au-delĂ du simple fait de se dĂ©barrasser des travailleurs (ou de la libertĂ© des individus-consommateurs). Cependant la culture technique nâĂ©quivaut pas Ă la maĂźtrise de la technique (toujours subordonnĂ©e au capital). CensĂ© nous livrer une culture technique Ă©mancipatrice Ă la fois du travail et du capital (la licence libre opposĂ©e Ă la propriĂ©tĂ© intellectuelle du « bien » de production quâest le logiciel), le postulat libriste de lâĂ©quilibre entre lâutilisateur et le concepteur est dans les faits rarement accompli, Ă la fois parce que les connaissances et les compĂ©tences ne sont pas les mĂȘmes (voir paragraphe prĂ©cĂ©dent) mais aussi parce que le producteur lui-mĂȘme dĂ©pend dâun systĂšme Ă©conomique, social, technique, psychologique qui lâenferme dans un jeu de dĂ©pendances parfois pas si diffĂ©rentes de celles de lâutilisateur. LâĂ©quilibre peut alors ĂȘtre trouvĂ© en crĂ©ant des chaĂźnes de confiance, câest-Ă -dire des efforts collectifs de crĂ©ation de communs de la connaissance (formations, entraide, vulgarisation) et des communs productifs : des organisations Ă tendances coopĂ©ratives et associatives capables de proposer des formules dâĂ©mancipation pour tous. CrĂ©er du Libre sans proposer de solutions collectives dâĂ©mancipation revient Ă dĂ©montrer que la libertĂ© existe Ă des esclaves enchaĂźnĂ©s tout en les rendant responsables de leurs entraves.
âŠIssues de la culture hacker
La culture hacker est un hĂ©ritage Ă double tranchant. On a longtemps glorifiĂ© les communautĂ©s hackers des annĂ©es 1960 et 1970 parce quâelles sont Ă lâorigine de lâaventure libĂ©ratrice de lâordinateur et des programmes hors du monde hiĂ©rarchisĂ© de la DĂ©fense et de lâUniversitĂ©. Une sorte de « dĂ©mocratisation » de la machine. Mais ce quâon glorifie surtout câest le mode de production informatique, celui qui a donnĂ© lieu aux grandes histoires des communautĂ©s qui partageaient la mĂȘme Ă©thique des libertĂ©s numĂ©riques et que Steven LĂ©vy a largement popularisĂ© en dĂ©finissant les contours de cette « Ă©thique hacker »5. Le projet GNU de R. M. Stallman, Ă lâorigine dans les annĂ©es 1980 de la Licence Publique GĂ©nĂ©rale et de la formulation des libertĂ©s logicielles en droit, est surtout lâillustration dâune Ă©conomie logicielle qui contraint la contribution (câest la viralitĂ© de la licence copyleft) et promeut un mode de dĂ©veloppement collectif. Ce quâon retient aussi de la culture hacker, câest la rĂ©action aux notions de propriĂ©tĂ© intellectuelle et dâaccaparement du code. On lui doit aussi le fait quâInternet sâest construit sur des protocoles ouverts ou encore les concepts dâouverture des formats. Pourtant lâĂ©tat de lâĂ©conomie logicielle et de lâInternet des plateformes montre quâaujourdâhui nous sommes loin dâune Ă©thique de la collaboration et du partage. Les enjeux de pouvoir existent toujours y compris dans les communautĂ©s libristes, lorsque par exemple des formats ou des protocoles sont imposĂ©s davantage par effet de nombre ou de mode que par consensus6.

Die Hackerbibel, Chaos Computer Club, 1998, couverture
Comme le montre trĂšs bien SĂ©bastien Broca7, lâĂ©thique hacker nâest pas une simple utopie contrariĂ©e. Issue de la critique antihiĂ©rarchique des sixties, elle a aussi intĂ©grĂ© le discours nĂ©omanagĂ©rial de lâaccomplissement individuel qui voit le travail comme expression de soi, et non plus du collectif. Elle a aussi suivi les transformations sociales quâa entraĂźnĂ© le capitalisme de la fin du XXe siĂšcle qui a remodelĂ© la critique artistique des sixties en solutionnisme technologique dont le fleuron est la Silicon Valley. Câest Fred Tuner qui lâĂ©crit si bien dans un ouvrage de rĂ©fĂ©rence, Aux sources de lâutopie numĂ©rique : de la contre culture Ă la cyberculture8. Et pour paraphraser un article rĂ©cent de ma plume Ă son propos9 : quelle ironie de voir comment les ordinateurs sont devenus synonymes dâĂ©mancipation sociale et de rapprochements entre les groupes sociaux, alors quâils sont en mĂȘme temps devenus les instruments du capitalisme, du nouveau management et de la finance (ce que Detlef Hartmann appelait lâoffensive technologique10), aussi bien que les instruments de la surveillance et de la « sociĂ©tĂ© du dossier ». Câest bien en tant que « menaces sur la vie privĂ©e » que les dĂ©peignaient les premiers dĂ©tracteurs des bases de donnĂ©es gouvernementales et des banques Ă lâinstar dâAlan Westin11 au soir des annĂ©es 1960. Tout sâest dĂ©roulĂ© exactement comme si les signaux dâalerte ne sâĂ©taient jamais dĂ©clenchĂ©s, alors que depuis plus de 50 ans de nombreuses lois entendent rĂ©guler lâappĂ©tit vorace des plateformes. Pourquoi ? Fred Turner y rĂ©pond : parce que la prioritĂ© avait Ă©tĂ© choisie, celle de transformer le personal is political12 en idĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale par le biais dâune philosophie hacker elle-mĂȘme dĂ©voyĂ©e au nom de la libertĂ© et de lâaccomplissement de soi.
Des communs mal compris et mal protégés
Ces communs sont mal compris parce quâils sont la plupart du temps invisibilisĂ©s. La majoritĂ© des serveurs sur Internet fonctionnent grĂące Ă des logiciels libres, des protocoles parmi les plus courants sont des protocoles ouverts, des systĂšmes dâexploitation tels Android sont en fait construits sur un noyau Linux, etc. De tout cela, la plupart des utilisateurs nâont cure⊠et câest trĂšs bien. On ne peut pas attendre dâeux une parfaite connaissance des infrastructures numĂ©riques. Cela plonge nĂ©anmoins tout le monde dans un univers dâincomprĂ©hensions.
Dâun cĂŽtĂ©, il y a lâignorance du public (et bien souvent aussi des politiques publiques) du fait que la majeure partie des infrastructures numĂ©riques dâaujourdâhui reposent sur des communs, comme lâa montrĂ© N. Egbhal13. Ce fait crĂ©e deux effets pervers : le ticket dâentrĂ©e dans la « nouvelle Ă©conomie », pour une start-up dont le modĂšle repose sur lâexploitation dâun systĂšme dâinformation logiciel, nĂ©cessite bien moins de ressources dâinfrastructure que dans les annĂ©es 1990 au point que la quasi-exclusivitĂ© de la valeur ajoutĂ©e repose sur lâexploitation de lâinformation et non la crĂ©ation logicielle. Il en rĂ©sulte un appauvrissement des communs (on les exploite mais on ne les enrichit pas14) et un accroissement de lâĂ©conomie de plateforme au dĂ©triment des infrastructures elles-mĂȘmes : pour amoindrir encore les coĂ»ts, on sâen remet toujours plus aux entreprises monopolistes qui sâoccupent de lâinfrastructure matĂ©rielle (les cĂąbles, les datacenter). Dâun autre cĂŽtĂ©, il y a le fait que beaucoup dâorganisations nâenvisagent ces communs numĂ©riques quâĂ lâaune de la rentabilitĂ© et de la compromission avec la propriĂ©tĂ© productive, ce qui a donnĂ© son grain Ă moudre Ă lâOpen Source Initiative et sa postĂ©ritĂ©, relĂ©guant les libristes dans la catĂ©gorie des doux utopistes. Mais lâutopie elle-mĂȘme a ses limites : ce nâest pas parce quâun service est rendu par des logiciels libres quâil est sĂ©curisĂ©, durable ou protĂšge pour autant les utilisateurs de lâexploitation lucrative de leurs donnĂ©es personnelles. Tout dĂ©pend de qui exploite ces communs. Cela relĂšve en rĂ©alitĂ© du degrĂ© de confiance quâon est capable de prĂȘter aux personnes et aux organisations qui rendent le service possible.
Les licences libres elles-mĂȘmes sont mal comprises, souvent vĂ©cues comme un abandon de lâĆuvre et un manque Ă gagner tant les concepts de la « propriĂ©tĂ© intellectuelle » imprĂšgnent jusquâĂ la derniĂšre fibre le tissu Ă©conomique dans lequel nous sommes plus ou moins contraints dâopĂ©rer. Cela est valable pour les logiciels comme pour les productions intellectuelles de tous ordres, et cela empĂȘche aussi le partage lĂ oĂč il pourrait ĂȘtre le plus bĂ©nĂ©fique pour tous, par exemple dans le domaine de la recherche mĂ©dicale.
Au lieu de cela, on assiste Ă un pillage des communs15, un phĂ©nomĂšne bien identifiĂ© et qui connaĂźt depuis les annĂ©es 2000 une levĂ©e en force dâorganisations de lutte contre ce pillage, quâil sâagisse des biens communs matĂ©riels (comme lâeau, les ressources cultivables, le code gĂ©nĂ©tiqueâŠ) ou immatĂ©riels (lâart, la connaissance, les logicielsâŠ). Câest la raison pour laquelle la dĂ©centralisation et lâautogestion deviennent bien plus que de simples possibilitĂ©s Ă opposer Ă lâaccaparement gĂ©nĂ©ral des communs, mais elles sont aussi autant de voies Ă envisager par la jonction mĂ©thodologique et conceptuelle des organisations libristes, de lâĂ©conomie solidaire et des mouvements durabilistes16.
Le libre et ses luttes, le besoin dâune convergence
Alors si le Libre nâest ni lâalpha ni lâomĂ©ga, si le mouvement pour le logiciel Libre a besoin de rĂ©viser sa copie pour mieux intĂ©grer les modĂšles de dĂ©veloppement solidaires et Ă©mancipateurs, câest parce quâon ne peut manifestement pas les dĂ©corrĂ©ler de quatre autres luttes qui structurent ou devraient structurer les mouvements libristes aujourdâhui.
Une lutte pour imposer de nouveaux Ă©quilibres en droit
Les licences libres et leurs domaines dâapplication, en particulier dans les communs immatĂ©riels, ont besoin de compĂ©tences et dâalliances pour ne plus servir dâĂ©pouvantail, de libre-washing ou, pire, ĂȘtre dĂ©tournĂ©s au profit dâune lucrativitĂ© de lâaccĂšs ouvert (comme câest le cas dans le monde des revues scientifiques). Elles ont aussi besoin de compĂ©tences et dâalliances pour ĂȘtre mieux dĂ©fendues : mĂȘme si beaucoup de juristes sâen sont fait une spĂ©cialitĂ©, leur travail est rendu excessivement difficile tant le cadre du droit est rigide et fonctionne en rĂ©fĂ©rence au modĂšle Ă©conomique dominant.
Une lutte pour imposer de nouveaux Ă©quilibres en Ă©conomie
Pouvons-nous sciemment continuer Ă fermer les yeux sur lâusage dâune soi-disant Ă©thique hacker au nom de la libertĂ© Ă©conomique sachant quâune grande part des modĂšles Ă©conomiques qui reposent sur des communs immatĂ©riels ont un intĂ©rĂȘt public extrĂȘmement faible en proportion des capacitĂ©s dâexploitation lucrative et de la prolĂ©tarisation17 quâils entraĂźnent. Cela explique par exemple que des multinationales telles Intel et IBM ou Google et Microsoft figurent parmi les grands contributeurs au Logiciel libre et open source18 : ils ont besoin de ces communs19. Et en mĂȘme temps, on crĂ©e des inĂ©galitĂ©s sociales et Ă©conomiques : lâexploitation de main-dâĆuvre bon marchĂ© (comme les travailleurs du clic20) dont se gavent les entreprises du numĂ©rique repose elle aussi sur des infrastructures numĂ©riques libres et open source. Les communs numĂ©riques ne devraient plus ĂȘtre les supports de ce capitalisme21.
Une lutte pour un rééquilibrage infrastructurel
Parce que crĂ©er du code libre ne suffit pas, encore faut-il sâassurer de la protection des libertĂ©s que la licence implique. En particulier la libertĂ© dâusage. Ă quoi sert un code libre si je ne peux lâutiliser que sur une plateforme non libre ? Ă quoi sert un protocole ouvert si son utilisation est accaparĂ©e par des systĂšmes dâinformation non libres ? Ă dĂ©faut de pouvoir rendre collectifs les cĂąbles sous-marins (eux-mĂȘmes soumis Ă des contraintes gĂ©opolitiques), il est toutefois possible de dĂ©velopper des protocoles et des logiciels dont la conception elle-mĂȘme empĂȘche ces effets dâaccaparement. Dans une certaine mesure câest ce qui a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© avec les applications du Fediverse22. Ce dernier montre que la crĂ©ation logicielle nâest rien si les organisations libristes ne se mobilisent pas autour dâun projet commun et imaginent un monde numĂ©rique solidaire.
Une lutte contre les effets sociaux du capitalisme de surveillance
Quâil sâagisse du conformisme des subjectivitĂ©s engendrĂ© par lâextraction et lâexploitation des informations comportementales (ce qui dure depuis trĂšs longtemps23) ou du contrĂŽle des populations rendu possible par ces mĂȘmes infrastructures numĂ©riques dont la technopolice se sert (entre autres), les communautĂ©s libristes sâimpliquent de plus en plus dans la lutte anti-surveillance et anti-autoritaire. Câest une tradition, assurĂ©ment, mais ce quâil manque cruellement encore, câest la multiplication de points de contact avec les autres organisations impliquĂ©es dans les mĂȘmes luttes et qui, bien souvent, se situent sur la question bien plus vaste des biens communs matĂ©riels. Combien dâorganisations et de collectifs en lutte dans les domaines durabilistes comme lâĂ©cologie, le partage de lâeau, les enjeux climatiques, en sont encore Ă communiquer sur des services tels Whatsapp alors quâil existe des canaux bien plus protĂ©gĂ©s24 ? RĂ©ciproquement combien dâassociations libristes capables de dĂ©ployer des solutions et de les vulgariser ne parlent jamais aux durabilistes ou autres ? Or, penser les organisations libristes sur un mode solidaire et anti-capitaliste revient Ă participer concrĂštement aux luttes en faveur des biens communs matĂ©riels, crĂ©er des alliances de compĂ©tences et de connaissances pour rendre ces luttes plus efficaces.
Le (mauvais) calcul anarchiste
Il y a toute une littĂ©rature qui traite du rapport entre librisme et anarchisme. Bien quâelle ne soit pas toujours issue de recherches acadĂ©miques, cela nâenlĂšve rien Ă la pertinence et la profondeur des textes qui ont toujours le mĂ©rite dâidentifier les valeurs communes tels lâanti-autoritarisme de lâĂ©thique hacker, le copyleft conçu comme une lutte contre la propriĂ©tĂ© privĂ©e, le partage, ou encore les libertĂ©s dâusage. Et ces valeurs se retrouvent dans de nombreuses autres sphĂšres inspirĂ©es du modĂšle libriste25 et toutes anticapitalistes. Pour autant, lâĂ©thique hacker ou lâutopie « concrĂšte » du logiciel libre, parce quâelles sont dâabord et avant tout des formes de pratiques technologiques, ne portent pas per se ces valeurs. Comme je lâai mentionnĂ© plus haut, lâĂ©thique hacker et les utopies plus ou moins issues de la tradition hippie des annĂ©es 1960 et 1970 sont aussi dĂ©positaires du capitalisme techno-solutionniste exprimĂ©, pour les besoins de la cause, par lâidĂ©ologie de la Silicon Valley.
Câest ce point de tension qui a tendance aujourdâhui Ă causer la diffusion dâune conception binaire du lien entre anarchisme et philosophie hacker. Elle repose sur lâidĂ©e selon laquelle câest lâanarchisme amĂ©ricain qui donne une part fondatrice Ă la philosophie hacker et qui crĂ©e en quelque sorte une opposition interne entre une faction « de gauche » attachĂ©e aux combats contre la propriĂ©tĂ© et une faction « de droite » fongible dans le capitalisme dans la mesure oĂč câest lâefficacitĂ© dans lâinnovation qui emporte le reste, câest-Ă -dire un anarchisme rĂ©duit Ă ĂȘtre un mode dâorganisation de la production et un faire-valoir dâune libertĂ© de lucrativitĂ© « dĂ©complexĂ©e ».
Câest caricatural, mais la premiĂšre partie nâest pas inexacte. En effet, nous parlons pour lâessentiel dâun mouvement nĂ© aux Ătats-Unis et, qui plus est, dans une pĂ©riode oĂč sâest structurĂ©e la Nouvelle Gauche AmĂ©ricaine en phase avec des mouvements libertaires et/ou utopistes issus de la gĂ©nĂ©ration anti-guerre des annĂ©es 1950. SimultanĂ©ment, les ordinateurs mainframe ont commencĂ© Ă ĂȘtre plus accessibles dans les milieux universitaires et les entreprises, favorisant la naissance des communautĂ©s hackers dans un mouvement dâapprentissage, de partage de connaissances et de pratiques. Par la suite ces communautĂ©s se structurĂšrent grĂące aux communications numĂ©riques, en particulier Internet, et sâagrandirent avec lâapparition de la microinformatique.
Se reconnaissent-elles dans lâanarchisme ? MĂȘme si ses pratiques sont anarchistes, un collectif nâa nul besoin de se reconnaĂźtre en tant que tel. Il peut mĂȘme ne pas en avoir conscience. Câest donc du cĂŽtĂ© des pratiques et in situ quâil faut envisager les choses. Les communautĂ©s hacker sont issues dâune conjonction historique classique entre la cristallisation des idĂ©es hippies et libertaires et lâavĂšnement des innovations techniques qui transforment alors radicalement lâĂ©conomie (les systĂšmes dâinformation numĂ©riques). Cela crĂ©e par effet rĂ©troactif des communautĂ©s qui gĂ©nĂšrent elles-mĂȘmes des objets techniques en se rĂ©appropriant ces innovations, et en changeant Ă leur tour le paysage Ă©conomique en proposant dâautres innovations. On pense par exemple aux Bulletin Board Systems (par exemple le projet Community Memory, premier forum Ă©lectronique gĂ©ant et collaboratif), aux systĂšmes dâexploitation (comment Unix fut crĂ©Ă©, ou comment Linux devint lâun des plus grands projets collaboratifs au monde), Ă des logiciels (le projet GNU), etc. Toutes ces pratiques remettent en cause la structure autoritaire (souvent acadĂ©mique) de lâaccĂšs aux machines, provoquent une dĂ©mocratisation des usages informatiques, incarnent des systĂšmes de collaboration fondĂ©s sur le partage du code et des connaissances, permettent lâadoption de pratiques de prise de dĂ©cision collective, souvent consensuelles. Couronnant le tout, lâapparition de la Licence Publique GĂ©nĂ©rale initiĂ©e par Richard M. Stallman et Eben Moglen avec la Free Software Foundation propose une remise en question radicale de la propriĂ©tĂ© intellectuelle et du pouvoir quâelle confĂšre.
Le rapport avec lâanarchisme est de ce point de vue exprimĂ© Ă maintes reprises dans lâhistoire des communautĂ©s hacker. On y croise trĂšs souvent des rĂ©fĂ©rences. Dans la biographie de Richard M. Stallman26, par exemple, le AI Lab qui devient le haut lieu de la « Commune Emacs », est dĂ©crit ainsi : « La culture hacker qui y rĂ©gnait et sa politique dâanarchie allaient confĂ©rer au lieu lâaura dâĂ©ternel rebelle ». Plus loin dans le mĂȘme livre, E. Moglen se remĂ©more sa rencontre avec R. M. Stallman quâil dĂ©crit comme la rencontre de deux anarchistes. Inversement, R. M. Stallman ne sâest jamais dĂ©fini comme un anarchiste. Il va mĂȘme jusquâĂ soutenir que le logiciel libre est un mĂ©lange de communisme (au sens dâappropriation collective de la production), de capitalisme « Ă©thique » (pouvoir en tirer des avantages lucratifs tant quâon respecte les libertĂ©s des autres), et dâanarchisme (rĂ©duit Ă la libertĂ© de contribuer ou non et dâuser comme on veut)27.
Une approche fondĂ©e sur une enquĂȘte plus solide montre nĂ©anmoins que les principes anarchistes ne sont pas considĂ©rĂ©s comme de simples Ă©tiquettes dans les communautĂ©s hacker dâaujourdâhui. MenĂ©e au cĆur des communautĂ©s libristes californiennnes, lâenquĂȘte de Michel Lallement dans LâĂąge du faire28 montre une typologie intĂ©ressante chez les hackers entre les « pur jus », parmi les plus anciens le plus souvent des hommes au charisme de leader ou de gourous et qui se rĂ©clament dâun certain radicalisme anarchiste (sur lequel je vais revenir plus loin) et la masse plus diffuse, plus ou moins concernĂ©e par lâaspect politique. Majoritaires sont cependant ceux qui ont tendance Ă la compromission, jusquâau point oĂč parfois le travail Ă lâintĂ©rieur de la communautĂ© est valorisĂ© dans lâexercice mĂȘme de la rĂ©ussite capitaliste Ă lâextĂ©rieur. Jâirais mĂȘme jusquâĂ dire, pour en avoir cĂŽtoyĂ©, que certains voient dans le hacking et lâĂ©thique hacker une sorte dâexutoire de la vie professionnelle Ă©touffĂ©e par lâĂ©conomie capitaliste.
Sur lâaspect proprement amĂ©ricain, ce qui est surtout mis en avant, câest lâopposition entre la bureaucratie (entendue au sens de lâaction procĂ©duriĂšre et autoritaire) et lâanarchisme. Ă lâimage des anciennes communautĂ©s hacker calquĂ©es sur lâantique Homebrew Club, ce refus de lâautoritĂ© institutionnelle sâapparente surtout Ă une forme de potacherie corporatiste. Le point commun des communautĂ©s, nĂ©anmoins, consiste Ă sâinterroger sur les process de prise de dĂ©cision communautaire, en particulier la place faite au consensus : câest lâefficacitĂ© qui est visĂ©e, câest-Ă -dire la meilleure façon de donner corps Ă une dĂ©libĂ©ration collective. Câest ce qui permet de regrouper Noisebridge, MetaLab ou le Chaos Computer Club. Certes, au point de vue du fonctionnement interne, on peut invoquer beaucoup de principes anarchistes. Une critique pointerait cependant que ces considĂ©rations restent justement internalistes. On sait que le consensus consolide le lien social, mais la technologie et les savoir-faire ont tendance Ă concentrer la communautĂ© dans une sorte dâexclusion Ă©lective : diplĂŽmĂ©e, issue dâune classe sociale dominante et bourgeoise, en majoritĂ© masculine (bien que des efforts soient menĂ©s sur la question du genre).
Si nous restons sur le plan internaliste, on peut tenter de comprendre ce quâest ce drĂŽle dâanarchisme. Pour certains auteurs, il sâagit de se concentrer sur lâapparente opposition entre libre et open source, câest-Ă -dire le rapport que les communautĂ©s hacker entretiennent avec le systĂšme Ă©conomique capitaliste. On peut prendre pour repĂšres les travaux de Christian Imhorst29 et Dale A. Bradley30. Pour suivre leur analyse il faut envisager lâanarchisme amĂ©ricain comme il se prĂ©sentait Ă la fin des annĂ©es 1970 et comment il a pu imprĂ©gner les hackers de lâĂ©poque. Le sous-entendu serait que cette imprĂ©gnation perdure jusquâĂ aujourdâhui. Deux Ă©tapes dans la dĂ©monstration.
En premier lieu, la remise en cause de la propriĂ©tĂ© et de lâautoritĂ© est perçue comme un radicalisme beaucoup plus fortement quâelle ne pouvait lâĂȘtre en Europe au regard de lâhĂ©ritage de Proudhon et de Bakhounine. Cela tient essentiellement au fait que la structuration du radicalisme amĂ©ricain sâest Ă©tablie sur une rĂ©verbĂ©ration du bipartisme amĂ©ricain. Câest ce quâanalyse bien en 1973 la chercheuse Marie-Christine Granjon au moment de lâĂ©veil de la Nouvelle Gauche aux Ătats-Unis : chasser les radicaux du paysage politique en particulier du paysage ouvrier dont on maintenait un niveau de vie (de consommation) juste assez Ă©levĂ© pour cela, de maniĂšre à « maintenir en place la structure monopolistique de lâĂ©conomie sur laquelle repose le Welfare State â lâĂtat des monopoles, des managers, des boss du monde syndical et de la politique â, pour protĂ©ger cette AmĂ©rique, terre de lâĂ©galitĂ©, de la libertĂ© et de la poursuite du bonheur, oĂč les idĂ©ologies nâavaient plus de raison dâĂȘtre, oĂč les radicaux Ă©taient vouĂ©s Ă la marginalitĂ© et tolĂ©rĂ©s dans la mesure de leur inaction et de leur audience rĂ©duite »31. En dâautres termes, ĂȘtre radical câest ĂȘtre contre lâĂtat amĂ©ricain, donc soit contre le bien-ĂȘtre du peuple et ses libertĂ©s, soit le contraire (et chercher Ă le dĂ©montrer), mais en tout cas, contre lâĂtat amĂ©ricain.
En second lieu, la dichotomie entre anarchisme de droite et anarchisme de gauche pourrait se rĂ©sumer Ă la distinction entre libertariens et communautaires anticapitalistes. Ce nâest pas le cas. Mais câest ainsi que posent les prĂ©misses du problĂšme C. Imhorst comme D. A. Bradley et avec eux beaucoup de ceux qui rĂ©duisent la distinction open-source / librisme. Sur ce point on reprend souvent la cĂ©lĂšbre opposition entre les grandes figures des deux « camps », dâun cĂŽtĂ© R. M. Stallman, et de lâautre cĂŽtĂ© Eric S. Raymond, auteur de La CathĂ©drale et le bazar, Ă©vangĂ©liste du marchĂ© libre ne retenant de la pensĂ©e hacker que lâefficacitĂ© de son organisation non hiĂ©rarchique. Cette lecture binaire de lâanarchisme amĂ©ricain, entre droite et gauche, est exprimĂ©e par David DeLeon en 1978 dans son livre The American as Anarchist32, assez critiquĂ© pour son manque de rigueur Ă sa sortie, mais plusieurs fois rĂ©Ă©ditĂ©, et citĂ© de nombreuses fois par C. Imhorst. Dans la perspective de DeLeon, lâanarchisme amĂ©ricain est essentiellement un radicalisme qui peut sâexprimer sur la droite de lâĂ©chiquier politique comme le libertarianisme, profondĂ©ment capitaliste, individualiste-propriĂ©tariste et contre lâĂtat, comme sur la gauche, profondĂ©ment anticapitaliste, communautaire, contre la propriĂ©tĂ© et donc aussi contre lâĂtat parce quâil protĂšge la propriĂ©tĂ© et reste une institution autoritaire. En Ă©cho, rĂ©duire le mouvement libriste « radical » Ă la figure de R. M. Stallman, et lâopposer au libertarianisme de E. S. Raymond, revient Ă nier toutes les nuances exprimĂ©es en quarante ans de dĂ©bats et de nouveautĂ©s (prenons simplement lâexemple de lâapparition du mouvement Creative Commons).
Le but, ici, nâest pas tant de critiquer la simplicitĂ© de lâanalyse, mais de remarquer une chose plus importante : si le mouvement hacker est perçu comme un radicalisme aux Ătats-Unis dĂšs son Ă©mergence, câest parce quâĂ cette mĂȘme Ă©poque (et câest pourquoi jâai citĂ© deux rĂ©fĂ©rences de lâanalyse politique des annĂ©es 1970) le radicalisme est conçu hors du champ politique bipartite, contre lâĂtat, et donc renvoyĂ© Ă lâanarchisme. En retour, les caractĂ©ristiques de lâanarchisme amĂ©ricain offrent un choix aux hackers. Ce mĂȘme choix qui est exprimĂ© par Fred Turner dans son analyse historique : comment articuler les utopies hippies de la Nouvelle Gauche avec la technologie dâun cĂŽtĂ©, et le rendement capitaliste de lâautre. Si on est libertarien, le choix est vite effectuĂ© : lâefficacitĂ© de lâorganisation anarchiste dans une communautĂ© permet de sâaffranchir de nombreux cadres vĂ©cus comme des freins Ă lâinnovation et dans la mesure oĂč lâindividualisme peut passer pour un accomplissement de soi dans la rĂ©ussite Ă©conomique, la propriĂ©tĂ© nâa aucune raison dâĂȘtre opposĂ©e au partage du code et ce partage nâa pas lieu de primer sur la lucrativitĂ©.
ConsidĂ©rer le mouvement pour le logiciel libre comme un mouvement radical est une maniĂšre dâexacerber deux positions antagonistes qui partent des mĂȘmes principes libertaires et qui aboutissent Ă deux camps, les partageux qui ne font aucun compromis et les ultra-libĂ©raux prĂȘts Ă tous les compromis avec le capitalisme. On peut nĂ©anmoins suivre D. A. Bradley sur un point : le logiciel libre propose Ă minima la rĂ©organisation dâune composante du capitalisme quâest lâĂ©conomie numĂ©rique. Si on conçoit que la technologie nâest autre que le support de la domination capitaliste, penser le Libre comme un radicalisme reviendrait en fait Ă une contradiction, celle de vouloir lutter contre les mĂ©faits de la technologie par la technologie, une sorte de primitivisme qui sâaccommoderait dâune Ă©thique censĂ©e rendre plus supportable le techno-capitalisme. Or, les technologies ne sont pas intrinsĂšquement oppressives. Par exemple, les technologies de communication numĂ©rique, surtout lorsquâelles sont libres, permettent la mĂ©diatisation sociale tout en favorisant lâappropriation collective de lâexpression mĂ©diatisĂ©e. Leurs licences libres, leurs libertĂ©s dâusages, ne rendent pas ces technologies suffisantes, mais elles facilitent lâauto-gestion et lâĂ©mergence de collectifs Ă©mancipateurs : ouvrir une instance Mastodon, utiliser un systĂšme de messagerie sĂ©curisĂ©e, relayer les informations anonymisĂ©es de camarades qui subissent lâoppression politique, etc.
Lâanarchisme⊠productiviste, sĂ©rieusement ?
Le Libre nâest pas un existentialisme, pas plus que lâanarchisme ne devrait lâĂȘtre. Il ne sâagit pas dâopposer des modes de vie oĂč le Libre serait un retour idĂ©aliste vers lâabsence de technologie oppressive. Les technologies sont toujours les enfants du couple pouvoir-connaissance, mais comme disait Murray Bookchin, si on les confond avec le capitalisme pour en dĂ©noncer le caractĂšre oppresseur, cela revient à « masquer les relations sociales spĂ©cifiques, seules Ă mĂȘme dâexpliquer pourquoi certains en viennent Ă exploiter dâautres ou Ă les dominer hiĂ©rarchiquement ». Il ajoutait, Ă propos de cette maniĂšre de voir : « en laissant dans lâombre lâaccumulation du capital et lâexploitation du travail, qui sont pourtant la cause tant de la croissance que des destructions environnementales, elle ne fait ainsi que leur faciliter la tĂąche. » 33
Le rapport entre le libre et lâanarchisme devrait donc sâenvisager sur un autre plan que lâopposition interne entre capitalistes et communistes et/ou libertaires (et/ou commonists), dâautant plus que ce type de brouillage nâa jusquâĂ prĂ©sent fait quâaccrĂ©diter les arguments en faveur de la privatisation logicielle aux yeux de la majoritĂ© des acteurs de lâĂ©conomie numĂ©rique34. Ce rapport devrait plutĂŽt sâenvisager du point de vue Ă©mancipateur ou non par rapport au capitalisme. De ce point de vue, exit les libertariens. Mais alors, comme nous avons vu que pour lâessentiel lâanarchisme libriste est un mode de production efficace dans une Ă©conomie contributive (qui devrait ĂȘtre nĂ©anmoins plus Ă©quilibrĂ©e), a-t-il quelque chose de plus ?
Nous pouvons partir dâun autre texte cĂ©lĂšbre chez les libristes, celui dâEben Moglen, fondateur du Software Freedom Law Center, qui intitulait puissamment son article : « Lâanarchisme triomphant : le logiciel libre et la mort du copyright »35. Selon lui, le logiciel conçu comme une propriĂ©tĂ© crĂ©e un rapport de force dont il est extrĂȘmement difficile de sortir avec les seules bonnes intentions des licences libres. E. Moglen prend lâexemple du trĂšs long combat contre la mainmise de Microsoft sur les ordinateurs neufs grĂące Ă la vente liĂ©e, et nous nâen sommes pas complĂštement sortis. Aujourdâhui, nous pourrions prendre bien dâautres exemples qui, tous, sont le fait dâalliances mondialisĂ©es et de consortiums sur-financiarisĂ©s de fabricants de matĂ©riel et de fournisseurs de services. Il faut donc opposer Ă cette situation une nouvelle maniĂšre dâenvisager la production et la crĂ©ativitĂ©.
Code source et commentaires dĂ©signent le couple entre fonctionnalitĂ© et expressivitĂ© des programmes. En tant que tels, ils peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme autant de preuves que le travail intellectuel nĂ©cessaire Ă lâĂ©laboration dâun programme nâest pas uniquement le fait de travailler sur des algorithmes mais aussi en inventer les propriĂ©tĂ©s. DĂšs lors, on peut comprendre que le copyright puisse sâappliquer Ă plein. DĂšs lâinstant que les ordinateurs ont cessĂ© dâĂȘtre des machines centrales aux coĂ»ts extrĂȘmement Ă©levĂ©s, et que pour les faire fonctionner les logiciels ont cessĂ© dâĂȘtre donnĂ©s (car le coĂ»t marginal de la crĂ©ation logicielle Ă©tait faible en comparaison du coĂ»t de fabrication dâune grosse machine), lâordinateur personnel a multipliĂ© mĂ©caniquement le besoin de rĂ©aliser des plus-values sur le logiciel et enfermĂ© ce dernier dans une logique de copyright. Seulement voilĂ : lorsquâune entreprise (par exemple Microsoft) exerce un monopole sur le logiciel, bien quâelle puisse embaucher des centaines de dĂ©veloppeurs, elle ne sera jamais en mesure dâadapter, tester Ă grande Ă©chelle, proposer des variations de son logiciel en quantitĂ©s suffisantes pour quâil puisse correspondre aux besoins qui, eux, ont tendance Ă se multiplier au fur et Ă mesure que les ordinateurs pĂ©nĂštrent dans les pratiques sociales et que la sociĂ©tĂ© devient un maillage en rĂ©seau. Si bien que la qualitĂ© et la flexibilitĂ© des logiciels privateurs nâest jamais au rendez-vous. Si ce dĂ©faut de qualitĂ© passe souvent inaperçu, câest aux yeux de lâimmense majoritĂ© des utilisateurs qui ne sont pas techniciens, et pour lesquels les monopoles crĂ©ent des cages dâassistanat et les empĂȘche (par la technique du FUD) dây regarder de plus prĂšs. AprĂšs tout, chacun peut se contenter du produit et laisser de cĂŽtĂ© des dĂ©fauts dont il peut toujours (essayer de) sâaccommoder.
En somme, les utilisateurs ont Ă©tĂ© sciemment Ă©cartĂ©s du processus de production logicielle. Alors quâĂ lâĂ©poque plus ancienne des gros ordinateurs, on adaptait les logiciels aux besoins et usages, et on pouvait les Ă©changer et les amĂ©liorer en partant de leur utilisation. Or, lâhistoire des sciences et des technologies nous apprend que lâavancement des sciences et technologies dĂ©pendent dâapprentissages par la pratique, dâappropriations collectives de lâexistant, dâinnovation par incrĂ©mentation et implications communautaires (câest ce quâont montrĂ© David Edgerton36 et Clifford Conner37). En ce sens, le modĂšle Ă©conomique des monopoles du logiciel marche contre lâhistoire.

Câest de ce point de vue que le logiciel libre peut ĂȘtre envisagĂ© non seulement comme la production dâun mouvement de rĂ©sistance38, mais aussi comme un mode de production conçu avant tout comme une rĂ©action Ă la logique marchande, devant lutter sans cesse contre la « plasticitĂ© du capitalisme » (au sens de F. Braudel39), avec des rĂ©sultats plus ou moins tangibles. MĂȘme si la question de lâĂ©criture collective du code source mĂ©riterait dâĂȘtre mieux analysĂ©e pour ses valeurs performatives intrinsĂšques40.
Comme le dit Eben Moglen racontant le projet GNU de R. M. Stallman : le logiciel libre pouvait « devenir un projet auto-organisĂ©, dans lequel aucune innovation ne serait perdue Ă travers lâexercice des droits de propriĂ©tĂ© ». Depuis le milieu des annĂ©es 1980 jusquâĂ la fin des annĂ©es 1990, non seulement des logiciels ont Ă©tĂ© produits de maniĂšre collective en dehors du copyright, mais en plus de cela, des systĂšmes dâexploitation comme GNU Linux aux logiciels de serveurs et Ă la bureautique, leur reconnaissance par lâindustrie elle-mĂȘme (normes et standards) sâest imposĂ©e Ă une Ă©chelle si vaste que le logiciel libre a bel et bien gagnĂ© la course dans un monde oĂč la concurrence Ă©tait faussĂ©e si lâon jouait avec les mĂȘmes cartes du copyright.
Câest ce qui fait dire Ă Eben Moglen que « lorsquâil est question de faire de bons logiciels, lâanarchisme gagne ». Il oppose deux choses Ă lâindustrie copyrightĂ©e du logiciel :
- les faits : le logiciel libre est partout, il nâest pas une utopie,
- le mode de production : lâanarchisme est selon lui la meilleure « organisation » de la production.
Reste Ă voir comment il conçoit lâanarchisme. Il faut confronter ici deux pensĂ©es qui sont contemporaines, celle dâEben Moglen et celle de Murray Bookchin. Le second Ă©crit en 1995 que le mot « anarchisme » allait bientĂŽt ĂȘtre employĂ© comme catĂ©gorie dâaction bourgeoise41 :
« les objectifs rĂ©volutionnaires et sociaux de lâanarchisme souffrent dâune telle dĂ©gradation que le mot « anarchie » fera bientĂŽt partie intĂ©grante du vocabulaire chic bourgeois du siĂšcle Ă venir : une chose quelque peu polissonne, rebelle, insouciante, mais dĂ©licieusement inoffensive ».
Bookchin Ă©crivait aussi « Ainsi, chez nombre dâanarchistes autoproclamĂ©s, le capitalisme disparaĂźt, remplacĂ© par une « sociĂ©tĂ© industrielle » abstraite. »
Mais dâun autre cĂŽtĂ©, Ă peine six ans plus tard, il y a cette volontĂ© dâE. Moglen dâutiliser ce mot et dâentrer en confrontation assez directe avec ce que M. Bookchin disait de la tendance new age fĂ©rue dâindividualisme et de primitivisme et qui nâavait plus de rien de socialiste. En fin de compte, si on conçoit avec E. Moglen lâanarchisme comme un mode de production du logiciel libre, alors on fait aussi une jonction entre la lutte contre le modĂšle du monopole et du copyright et la volontĂ© de produire des biens numĂ©riques, Ă commencer par des logiciels, tout en changeant assez radicalement lâorganisation sociale de la production contre une machinerie industrielle. Et cette lutte nâa alors plus rien dâabstrait. La critique de M. Bookchin, Ă©tait motivĂ©e par le fait que lâanarchisme sâest transformĂ© des annĂ©es 1970 aux annĂ©es 1990 et a fini par dĂ©voyer complĂštement les thĂ©ories classiques de lâanarchisme au profit dâune culture individualiste et dâun accomplissement de soi exclusif. Le logiciel libre, de ce point de vue, pourrait avoir le mĂ©rite de resituer lâaction anarchiste dans un contexte industriel (la production de logiciels) et social (les Ă©quilibres de conception et dâusage entre utilisateurs et concepteurs).
Et lâĂtat dans tout cela ? est-il Ă©vacuĂ© de lâĂ©quation ? Ces derniĂšres dĂ©cennies sont teintĂ©es dâun nĂ©olibĂ©ralisme qui façonne les institutions et le droit de maniĂšre Ă crĂ©er un espace marchand oĂč les ĂȘtres humains sont transformĂ©s en agents compĂ©titifs. La production communautaire de logiciel libre ne serait-elle quâun enfermement dans une plasticitĂ© capitaliste telle quâelle intĂšgre elle-mĂȘme le mode de production anarchiste du libre dans une compĂ©tition dont le grand gagnant est toujours celui qui rĂ©ussit Ă piller le mieux les communs ainsi produits ? Car si câest le cas, alors M. Bookchin avait en partie raison : lâanarchisme nâa jamais pu rĂ©soudre la tension entre autonomie individuelle et libertĂ© sociale autrement quâen se contentant de sâopposer Ă lâautoritĂ© et Ă lâĂtat, ce quâon retrouve dans la reductio de lâanarchisme des libertariens â et contre cela M. Bookchin propose un tout autre programme, municipaliste et environnementaliste. Or, si on suit E. Moglen, on ne perçoit certes pas dâopposition frontale contre lâĂtat, mais dans un contexte nĂ©olibĂ©ral, les monopoles industriels ne peuvent-ils pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme les nouvelles figures dâopposition dâautoritĂ© et de pouvoir ?
Pour ma part, je pense que quâĂtat et monopoles se contractent dans le capitalisme de surveillance, un LĂ©viathan contre lequel il faut se confronter. Toute la question est de savoir Ă quelle sociĂ©tĂ© libertaire est censĂ© nous mener le logiciel libre. Jâai bien lâimpression que sur ce point les libristes old school qui sâautoproclament anarchistes se trompent : ce nâest pas parce que le mouvement du logiciel libre propose une auto-organisation de la production logicielle et culturelle, contre les monopoles mais avec une simple injonction Ă lâĂ©mancipation, que cela peut dĂ©boucher sur un ordre social libertaire.
LĂ oĂč le logiciel libre pourrait se rĂ©clamer de lâanarchisme, câest dans le fait quâil propose une trĂšs forte opposition aux institutions sociales oppressives que sont les monopoles et lâĂtat, mais seulement Ă partir du moment oĂč on conçoit le mouvement du logiciel libre non comme un mode de production anarchiste, mais comme un moment qui prĂ©figure42 un ordre social parce quâil sâengage dans une lutte contre lâoppression tout en mettant en Ćuvre un mode de production alternatif, et quâil constitue un modĂšle qui peut sâĂ©tendre Ă dâautres domaines dâactivitĂ© (prenons lâexemple des semences paysannes). Et par consĂ©quent il devient un modĂšle anarchiste.
Si on se contente de nây voir quâun mode de production, le soi-disant anarchisme du logiciel libre est vouĂ© Ă nâĂȘtre quâun modĂšle bourgeois (pour reprendre lâidĂ©e de M. Bookchin), câest Ă dire dĂ©nuĂ© de projet de lutte sociale, et qui se contente dâamĂ©liorer le modĂšle Ă©conomique capitaliste qui accapare les communs : il devient lâun des rouages de lâoppression, il nâest conçu que comme une utopie « bourgeoisement acceptable ». Câest-Ă -dire un statut duquel on ne sort pas ou bien les pieds devant, comme un mode de production que le nĂ©omanagement a bel et bien intĂ©grĂ©. Or, sâil y a une lutte anarchiste Ă concevoir aujourdâhui, elle ne peut pas se contenter dâopposer un modĂšle de production Ă un autre, elle doit se confronter de maniĂšre globale au capitalisme, son mode de production mais aussi son mode dâexploitation sociale.
Les limites de lâanarchisme utopique du Libre ont Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©es depuis un moment dĂ©jĂ . LâElectronic Frontier Foundation (oĂč Eben Moglen officie) le reconnaĂźt implicitement dans un article de mai 2023 Ă©crit par Cory Doctorow et publiĂ© par lâEFF 43 :
« Alors que les rĂ©gulateurs et les lĂ©gislateurs rĂ©flĂ©chissent Ă lâamĂ©lioration de lâinternet pour les ĂȘtres humains, leur prioritĂ© absolue devrait ĂȘtre de redonner du pouvoir aux utilisateurs. La promesse dâInternet Ă©tait de supprimer les barriĂšres qui se dressaient sur notre chemin : la distance, bien sĂ»r, mais aussi les barriĂšres Ă©rigĂ©es par les grandes entreprises et les Ătats oppressifs. Mais les entreprises ont pris pied dans cet environnement de barriĂšres abaissĂ©es, se sont retournĂ©es et ont Ă©rigĂ© de nouvelles barriĂšres de leur cĂŽtĂ©. Des milliards dâentre nous se sont ainsi retrouvĂ©s piĂ©gĂ©s sur des plateformes que beaucoup dâentre nous nâaiment pas, mais quâils ne peuvent pas quitter. »
Il faut donc des alternatives parce que les acteurs qui avaient promis de rendre les rĂ©seaux plus ouverts (le Donât be evil de Google) ont non seulement failli mais, en plus, dĂ©ploient des stratĂ©gies juridiques et commerciales perverses pour coincer les utilisateurs sur leurs plateformes. DĂšs lors, on voit bien que le problĂšme qui se pose nâest pas dâopposer un mode de production Ă un autre, mais de tenter de gagner les libertĂ©s que le capitalisme de surveillance contient et contraint. On voit aussi que depuis 2001, les problĂ©matiques se concentrent surtout sur les rĂ©seaux et le pouvoir des monopoles. LĂ , on commence Ă toucher sĂ©rieusement les questions anarchistes. DĂšs lors lâEFF propose deux principes pour re-crĂ©er un Internet « dâintĂ©rĂȘt public » :
- le chiffrement de bout en bout et la neutralité du Net,
- contourner les grandes plateformes.
Faut-il pour autant, comme le propose Kristin Ross44, pratiquer une sorte dâĂ©vacuation gĂ©nĂ©rale et se replier, certes de maniĂšre constructive, sur des objets de lutte plus fondamentaux, au risque de ne concevoir de lutte pertinente que des luttes exclusives, presque limitĂ©es Ă la paysannerie et lâĂ©conomie de subsistance ? Je ne suis pas dâaccord. Oui, il faut composer avec lâexistant mais dans les zones urbaines, les zones rurales comme dans le cyberespace on peut prĂ©figurer des formes dâorganisation autonomes et des espaces Ă dĂ©fendre. Le repli individualiste ou collectiviste-exclusif nâest pas une posture anarchiste. PremiĂšrement parce quâelle nâagit pas concrĂštement pour les travailleurs, deuxiĂšmement parce que cela revient Ă abandonner ceux qui ne peuvent pas pratiquer ce repli de subsistance au risque de ce quâon reprochait dĂ©jĂ aux petits-bourgeois communautaires hippies des annĂ©es 1970, et troisiĂšmement enfin, parce que je ne souhaite pas vivre dans une Ă©conomie de subsistance, je veux vivre dans lâabondance culturelle, scientifique et mĂȘme technique et donc lutter pour un nouvel ordre social Ă©galitaire gĂ©nĂ©ral et pas rĂ©servĂ© Ă ceux qui feraient un choix de retrait, individuel et (il faut le reconnaĂźtre) parfois courageux.
Alors, vers quel anarchisme se diriger ?
Le potentiel libertaire de la technologie
En 1971, Sam Dolgoff publie un article sans concession dans la petite revue Newyorkaise Libertarian Analysis. Lâarticle fut ensuite tirĂ© Ă part Ă plusieurs reprises si bien que, sous le titre The Relevance of Anarchism to Modern Society45, le texte figure parmi les must read de la fin des annĂ©es 1970. Dolgoff y dĂ©crit lâĂ©tat de lâanarchisme dans une sociĂ©tĂ© prise dans les contradictions de la contre-culture des annĂ©es 1960, et dont les effets se rapportent Ă autant de conceptions erronĂ©es de lâanarchisme qui se cristallisent dans un « nĂ©o-anarchisme » bourgeois discutable. Ce contre quoi S. Dolgoff avance ses arguments est lâidĂ©e selon laquelle lâanarchisme « filiĂšre historique » serait dĂ©passĂ© Ă©tant donnĂ© la tendance mondiale vers la centralisation Ă©conomique, fruit des rĂ©cents dĂ©veloppements des sciences et des techniques, une sorte de fin de lâhistoire (avant lâheure de celle de Fukuyama en 1992) contre laquelle on ne pourrait rien. Le sous-entendu met en avant la contradiction entre le positivisme dont sâinspire pourtant lâanarchisme de Proudhon Ă Bakounine, câest-Ă -dire le dĂ©veloppement en soi Ă©mancipateur des sciences et des techniques (Ă condition dâune Ă©ducation populaire), et le fait que cet Ă©lan positiviste a produit une mondialisation capitaliste contre laquelle aucune alternative anarchiste nâa pu sâimposer. Le rĂ©flexe social quâon retrouve dans le mouvement contre-culturel des annĂ©es 1960 et 1970, associĂ© Ă ce que S. Dolgoff nomme le nĂ©o-anarchisme (bourgeois)46 (et qui sera repris en partie par M. Bookchin plus tard), amĂšne Ă penser lâanarchisme comme une rĂ©action Ă cette contradiction et par consĂ©quent un moment de critique de lâanarchisme classique qui nâenvisagerait pas correctement la complexitĂ© sociale, câest-Ă -dire la grande diversitĂ© des nuances entre compromission et radicalisme, dans les rapports modernes entre Ă©conomie, sciences, technologies et sociĂ©tĂ©. Ce qui donne finalement un anarchisme rĂ©actionnaire en lieu et place dâun anarchisme constructif, câest-Ă -dire une auto-organisation fĂ©dĂ©raliste qui accepte ces nuances, en particulier lors de lâavĂšnement dâune sociĂ©tĂ© des mĂ©dias, du numĂ©rique et de leur mondialisation (en plus des inĂ©galitĂ©s entre les pays).
Or, S. Dolgoff oppose Ă cette idĂ©e pessimiste le fait que la pensĂ©e anarchiste a au contraire toujours pris en compte cette complexitĂ©. Cela revient Ă ne justement pas penser lâanarchisme comme une sĂ©rie dâalternatives simplistes au gouvernementalisme (le contrĂŽle de la majoritĂ© par quelques-uns). Il ne suffit pas de sâopposer au gouvernementalisme pour ĂȘtre anarchiste. Et câest pourtant ce que les libertariens vont finir par faire, de maniĂšre absurde. Lâanarchisme, au contraire a toujours pris en compte le fait quâune sociĂ©tĂ© anarchiste implique une adaptation des relations toujours changeantes entre une sociĂ©tĂ© et son environnement pour crĂ©er une dynamique qui recherche Ă©quilibre et harmonie indĂ©pendamment de tout autoritarisme. DĂšs lors les sciences et techniques ont toujours Ă©tĂ© des alliĂ©es possibles. Pour preuve, cybernĂ©tique et anarchisme ont toujours fait bon mĂ©nage, comme le montre T. Swann dans un article au sujet de Stafford Beer, le concepteur du projet Cybersyn au Chili sous la prĂ©sidence S. Allende47 : un mĂ©canisme de contrĂŽle qui serait extĂ©rieur Ă la sociĂ©tĂ© implique lâautoritarisme et un contrĂŽle toujours plus contraignant, alors quâun mĂ©canisme inclus dans un systĂšme auto-organisĂ© implique une adaptation optimale au changement48. Lâoptimisation sociale implique la dĂ©centralisation, câest ce quâont toujours pensĂ© les anarchistes. En ce sens, les outils numĂ©riques sont des alliĂ©s possibles.
En 1986, quinze ans aprĂšs son article de 1971, dans le premier numĂ©ro de la revue quâil participe Ă fonder (la Libertarian Labor Review), S. Dolgoff publie un court article intitulĂ© « Modern Technology and Anarchism »49. Il revient sur la question du lien entre lâanarchisme et les nouvelles technologies de communication et dâinformation quâil a vu naĂźtre et sâimposer dans le mouvement dâautomatisation de lâindustrie et plus gĂ©nĂ©ralement dans la sociĂ©tĂ©. Les rĂ©seaux sont pour lui comme un pharmakon (au sens de B. Stiegler), ils organisent une dĂ©possession par certains aspects mais en mĂȘme temps peuvent ĂȘtre des instruments dâĂ©mancipation.
Cet article de 1986 est quelque peu redondant avec celui de 1971. On y retrouve dâailleurs Ă certains endroits les mĂȘmes phrases et les mĂȘmes idĂ©es. Pour les principales : il y a un dĂ©jĂ -lĂ anarchiste, et la sociĂ©tĂ© est un rĂ©seau cohĂ©rent de travail coopĂ©ratif. Pour S. Dolgoff, la technologie moderne a rĂ©solu le problĂšme de lâaccĂšs aux avantages de lâindustrie moderne, mais ce faisant elle a aussi accru significativement la dĂ©centralisation dans les entreprises avec la multiplication de travailleurs hautement qualifiĂ©s capables de prendre des dĂ©cisions aux bas niveaux des organisations. S. Dolgoff cite plusieurs auteurs qui ont fait ce constat. Ce dernier est certes largement terni par le fait que cette dĂ©centralisation fait Ă©cho Ă la mondialisation qui a transformĂ© les anciennes villes industrielles en villes fantĂŽmes, mais cette mondialisation est aussi un moment que lâanarchie ne peut pas ne pas saisir. En effet, cette mise en rĂ©seau du monde est aussi une mise en rĂ©seau des personnes. Si les technologies modernes dâinformation, les ordinateurs et les rĂ©seaux, permettent dâĂ©liminer la bureaucratie et abandonner une fois pour toutes la centralisation des dĂ©cisions, alors les principes de coopĂ©ration et du dĂ©jĂ -lĂ anarchiste pourront se dĂ©ployer. Faire circuler librement lâinformation est pour S. Dolgoff la condition nĂ©cessaire pour dĂ©ployer tout le « potentiel libertaire de la technologie ». Mais lĂ oĂč il pouvait se montrer naĂŻf quinze ans auparavant, il concĂšde que les obstacles sont de taille et sont formĂ©s par :
« Une classe croissante de bureaucraties Ă©tatiques, locales, provinciales et nationales, de scientifiques, dâingĂ©nieurs, de techniciens et dâautres professions, qui jouissent tous dâun niveau de vie bien supĂ©rieur Ă celui du travailleur moyen. Une classe dont le statut privilĂ©giĂ© dĂ©pend de lâacceptation et du soutien du systĂšme social rĂ©actionnaire, qui renforce considĂ©rablement les variĂ©tĂ©s « dĂ©mocratiques », « sociales » et « socialistes » du capitalisme. (âŠ) Tous reprennent les slogans de lâautogestion et de la libre association, mais ils nâosent pas lever un doigt accusateur sur lâarc sacrĂ© de lâĂtat. Ils ne montrent pas le moindre signe de comprĂ©hension du fait Ă©vident que lâĂ©limination de lâabĂźme sĂ©parant les donneurs dâordres des preneurs dâordres â non seulement dans lâĂtat mais Ă tous les niveaux â est la condition indispensable Ă la rĂ©alisation de lâautogestion et de la libre association : le cĆur et lâĂąme mĂȘme de la sociĂ©tĂ© libre. »
Peu dâannĂ©es avant son dĂ©cĂšs, et aprĂšs une longue carriĂšre qui lui avait permis de prendre la mesure de lâautomatisation de lâindustrie et voir lâarrivĂ©e des ordinateurs dans les processus de production et de contrĂŽle, Sam Dolgoff a bien saisi la contradiction entre le « potentiel libertaire de la technologie » et lâapparition dâune classe sociale qui, avec lâaide de lâĂtat et forte de subventions, rĂ©ussit le tour de force dâaccaparer justement ce potentiel dans une dĂ©marche capitaliste tout en parant des meilleures intentions et des meilleurs slogans ce hold-hup sur le travail collectif et la coopĂ©ration.
Câest pourquoi il est pertinent de parler dâidĂ©ologie concernant la Silicon Valley, et câest dâailleurs ce que Fred Turner avait bien vu50 :
« La promesse utopique de la Valley est la suivante : Venez ici, et construisez-y lâavenir avec dâautres individus partageant les mĂȘmes idĂ©es. Immergez-vous dans le projet et ressortez-en en ayant sauvĂ© lâavenir. »
Les nouvelles frontiĂšres sociales des utopistes de la Silicon Valley ont Ă©tĂ© une interprĂ©tation du potentiel libertaire de la technologie, faite de nĂ©o-communautarisme et de cette Nouvelle Gauche que S. Dolgoff critiquait dĂšs 1971. Mais ces nouvelles frontiĂšres ont Ă©tĂ© transformĂ©es en mythe parce que la question est de savoir aujourdâhui qui dĂ©cide de ces nouvelles frontiĂšres, qui dĂ©cide de consommer les technologies de communication censĂ©es permettre Ă tous dâavoir accĂšs Ă lâinnovation. Qui dĂ©cide quâun tĂ©lĂ©phone Ă plus de 1000⏠est la meilleure chose Ă avoir sur soi pour une meilleure intĂ©gration sociale ? Qui dĂ©cide que la nouvelle frontiĂšre repose sur la circulation de berlines sur batteries en employant une main-dâĆuvre bon marchĂ© ?
Ouvrir le Libre
Il est temps de rĂ©habiliter la pensĂ©e de Sam Dolgoff. Le Libre nâest pas quâun mode de production anarchiste, il peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un instrument de libĂ©ration du potentiel libertaire de la technologie.
Scander haut et fort que les hackers sont des anarchistes ne veut rien dire, tant que le modĂšle organisationnel et Ă©conomique ne sert pas Ă autre chose que de dĂ©velopper du code. Rester dans le positivisme hĂ©ritĂ© des anarchistes de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle a ce double effet : un sentiment de dĂ©passement lorsquâon considĂšre combien le « progrĂšs » technologique sert Ă nous oppresser, et un sentiment dâabandon parce que celleux qui sont en mesure de proposer des alternatives techniques dâĂ©mancipation ont tendance Ă le faire en vase clos et reproduisent, souvent inconsciemment, une forme de domination.
Ce double sentiment a des consĂ©quences qui dĂ©passent largement la question des logiciels. Il est toujours associĂ© Ă la tendance toujours plus grande de lâĂtat Ă accroĂźtre les inĂ©galitĂ©s sociales, associĂ© aux consĂ©quences climatiques du systĂšme Ă©conomique dominant qui nous conduit au dĂ©sastre Ă©cologique, associĂ© Ă la rĂ©pression toujours plus forte par lâautoritarisme des gouvernements qui dĂ©fendent les intĂ©rĂȘts des plus riches contre les travailleurs et contre tout le reste. Il en rĂ©sulte alors un dĂ©sarmement technologique des individus lĂ oĂč il faut se dĂ©fendre. Ă dĂ©faut, les solutions envisagĂ©es ont toujours petit goĂ»t pathĂ©tique : des plaidoyers qui ne sont jamais Ă©coutĂ©s et trouvent encore moins dâĂ©cho dans la reprĂ©sentation Ă©lective, ou des actions pacifiques rĂ©primĂ©es dans la violence.

Les Vieux Fourneaux, Lupanu et Cauuet, extrait de la BD
Le potentiel libertaire du logiciel libre a cette capacitĂ© de rĂ©armement technologique des collectifs car nous Ă©voluons dans une sociĂ©tĂ© de la communication oĂč les outils que nous imposent les classes dominantes sont toujours autant dâoutils de contrĂŽle et de surveillance. Il a aussi cette capacitĂ© de rĂ©armement conceptuel dans la mesure oĂč notre seule chance de salut consiste Ă accroĂźtre et multiplier les communs, quâils soient numĂ©riques ou matĂ©riels. Or, la gestion collective de ces communs est un savoir-faire que les mouvements libristes possĂšdent et diffusent. Ils mettent en pratique de vieux concepts comme lâautogestion, mais savent aussi innover dans les pratiques coopĂ©ratives, collaboratives et contributives.
Occupy Wall Street, Nuit Debout, et bien dâautres Ă©vĂšnements du genre, ont Ă©tĂ© qualifiĂ©s de prĂ©figuratifs parce quâils opposaient de nouveaux imaginaires et de nouvelles maniĂšres de penser le monde tout en mettant en pratique les concepts mĂȘmes quâils proposaient. Mais ce spontanĂ©isme a tendance Ă se montrer Ă©vanescent face Ă des concrĂ©tisations prĂ©figuratives comme les ZAD, la Comuna de Oaxaca, le mouvement zapatiste, et des milliers dâautres concrĂ©tisations Ă travers le monde et dont la liste serait fastidieuse. Rien quâen matiĂšre dâautogestion, il suffit de jeter un Ćil sur les 11 tomes ( !) de lâencyclopĂ©die de lâAssociation Autogestion (2019)51. Or, dans tous ces mouvements, on retrouve du logiciel libre, on retrouve des libristes, on retrouve des pratiques libristes. Et ce nâest que trĂšs rarement identifiĂ© et formalisĂ©.
Que faire ? Peut-ĂȘtre commencer par sâaccorder sur quelques points, surtout entre communautĂ©s libristes et communautĂ©s libertaires :
- Ce nâest pas parce quâon est libriste quâon est anarchiste, et lâĂ©thique hacker nâest pas un marqueur dâanarchisme. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, mieux vaut se mĂ©fier de lâautoproclamation dans ce domaine, surtout si, en pratique, il sâagit de lĂ©gitimer le pillage des communs. Par contre il y a beaucoup dâanarchistes libristes.
- Les pratiques anarchistes nâimpliquent pas obligatoirement lâutilisation et/ou la crĂ©ation de logiciels libres ou dâautres productions libres des communs numĂ©riques. Le Libre nâa pas Ă sâimposer. Mais dans notre monde de communication, le Libre en tant quâoutil est un puissant moteur libertaire. Il permet aux libertaires de mettre en Ćuvre des actions de communication, de coopĂ©ration et de stratĂ©gie.
- Proposer le logiciel libre ou les licences libres nâest pas un acte altruiste ni solidaire sâil nâest pas accompagnĂ© de discours ou dâactes Ă©mancipateurs. Il peut mĂȘme crĂ©er lâinverse par excĂšs, submersion de connaissances et finalement exclusion. Il faut travailler de plus en plus les conditions dâadoption de solutions techniques libres dans les collectifs, mieux partager les expĂ©riences, favoriser lâinclusion dans la dĂ©cision dâadoption de telles ou telles techniques. Elles doivent apporter du sens Ă lâaction (et nous revoici dans la rĂ©flexion dĂ©jĂ ancienne du rapport entre travailleurs et machines).
- Il vaut mieux privilĂ©gier lâĂ©mancipation non-numĂ©rique Ă la noyade techno-solutionniste qui rĂ©sulte dâun manque de compĂ©tences et de connaissances.
- La solidaritĂ© doit ĂȘtre le pilier dâune Ă©ducation populaire au numĂ©rique. Cela ne concerne pas uniquement lâanarchisme. Mais un collectif ne peut pas seul effectuer une dĂ©marche critique sur ses usages numĂ©riques sâil nâa pas en mĂȘme temps les moyens de les changer efficacement. Les collectifs doivent donc Ă©changer et sâentraider sur ces points (combien de groupes anarchistes utilisent Facebook / Whatsapp pour sâorganiser ? ce nâest pas par plaisir, sĂ»r !).
Notes
- La Quadrature du Net, « Affaire du 8 dĂ©cembre : le chiffrement des communications assimilĂ© Ă un comportement terroriste », 5 juin 2023, URL.â©ïž
- On peut prendre un exemple trivial, celui du microblogage qui transforme la communication en flux dâinformation. Le fait de ne pouvoir sâexprimer quâavec un nombre limitĂ© de caractĂšre et de considĂ©rer lâoutil comme le support dâun rĂ©seau social (oĂč le dialogue est primordial), fait que les idĂ©es et les concepts ne peuvent que rarement ĂȘtre dĂ©veloppĂ©s et discutĂ©s, ce qui transforme lâoutil en support de partage dâopinions non dĂ©veloppĂ©es, raccourcies, caricaturales. Ajoutons Ă cela le fait que, sur un systĂšme de microblogage commercial, les algorithmes visant Ă gĂ©nĂ©rer de la lucrativitĂ© attentionnelle, ce sont les contenus les poins pertinents pour la pensĂ©e et les plus pertinents pour le trafic qui sont mis en avant. Contrairement Ă ce quâannoncent les plateformes commerciales de microblogage, ce dernier ne constitue absolument pas un support dâexpression libre, au contraire il rĂ©duit la pensĂ©e Ă lâopinion (ou ne sert que de support dâannonces diverses). Un autre exemple concerne la « rĂ©daction web » : avec la multiplication des sites dâinformation, la maniĂšre dâĂ©crire un article pour le web est indissociable de lâoptimisation du rĂ©fĂ©rencement. Le rĂ©sultat est que depuis les annĂ©es 2000 les contenus sont tous plus ou moins calibrĂ©s de maniĂšre identique et les outils rĂ©dactionnels sont configurĂ©s pour cela.â©ïž
- Lawrence Lessig, « Code is Law â On Liberty in Cyberspace », Harvard Magazine, janvier 2000. Trad. Fr sur Framablog.org, 22 mai 2010.â©ïž
- AliĂ©nation de tout le monde en fait. « LâaliĂ©nation apparaĂźt au moment oĂč le travailleur nâest plus propriĂ©taire de ses moyens de production, mais elle nâapparaĂźt pas seulement Ă cause de cette rupture du lien de propriĂ©tĂ©. Elle apparaĂźt aussi en dehors de tout rapport collectif aux moyens de production, au niveau proprement individuel, physiologique et psychologique (âŠ) Nous voulons dire par lĂ quâil nâest pas besoin de supposer une dialectique du maĂźtre et de lâesclave pour rendre compte de lâexistence dâune aliĂ©nation dans les classes possĂ©dantes ». G. Simondon, Du mode dâexistence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 118.â©ïž
- Steven Levy, Hackers. Heroes of the Computer Revolution, New York, Dell Publishing, 1994. Steven LĂ©vy, LâĂ©thique des hackers, Paris, Globe, 2013.â©ïž
- Ainsi on peut sâinterroger sur la tendance du protocole ouvert ActivityPub (qui fait fonctionner Mastodon, par exemple) Ă couvrir de nombreuses applications du Fediverse sans quâune discussion nâait Ă©tĂ© rĂ©ellement menĂ©e entre les collectifs sur une stratĂ©gie commune multiformats dans le Fediverse. Cela crĂ©e une brĂšche rĂ©cemment exploitĂ©e par lâintention de Meta de vouloir intĂ©grer le Fediverse avec Threads, au risque dâune stratĂ©gie de contention progressive des utilisateurs qui mettrait en danger lâutilisation mĂȘme dâActivityPub et par extension lâensemble du Fediverse. On peut lire Ă ce sujet la tribune de La Quadrature du Net : « LâarrivĂ©e de Meta sur le FĂ©divers est-elle une bonne nouvelle ? », 09 aoĂ»t 2023, URL.â©ïž
- SĂ©bastien Broca, Utopie du logiciel libre. Lyon, Ăditions le Passager clandestin, 2018.â©ïž
- Fred Turner, Aux sources de lâutopie numĂ©rique : De la contre culture Ă la cyberculture. Stewart Brand, un homme dâinfluence, Caen, C&F Editions, 2012.â©ïž
- Christophe Masutti, « Lire Fred Turner : de lâusage de lâhistoire pour prĂ©figurer demain », dans Retour dâUtopie. De lâinfluence du livre de Fred Turner, Caen, Les cahiers de C&F Ă©ditions 6, juin 2023, p. 70-82.â©ïž
- Detlef Hartmann, Die Alternative : Leben als Sabotage â zur Krise der technologischen Gewalt, TĂŒbingen : IVA-Verlag, 1981. Voir aussi Capulcu Kollektiv, DISRUPT ! â Widerstand gegen den technologischen Angriff, sept. 2017 (URL).â©ïž
- Alan F. Westin, Privacy and Freedom, New York, Atheneum, 1967.â©ïž
- Câest le ralliement des mouvements pour les droits et libertĂ©s individuels, le lien entre lâexpĂ©rience personnelle (par exemple les inĂ©galitĂ©s de race ou de genre dont des individus pourraient faire lâexpĂ©rience quotidienne) et les structures politiques et sociales qui sont Ă la source des problĂšmes et dont il fallait procĂ©der Ă la remise en question.â©ïž
- Nadia Eghbal, Sur quoi reposent nos infrastructures numĂ©riques ? : Le travail invisible des faiseurs du web. Marseille, OpenEdition Press, 2017. https://doi.org/10.4000/books.oep.1797.â©ïž
- Dans le cas de communs numĂ©riques, qui sont des biens non rivaux, il peut ĂȘtre difficile de comprendre cette notion dâappauvrissement. Pour un bien commun comme un champ cultivĂ©, si tout le monde se sert et en abuse et personne ne sĂšme ni nâentretient, le champ reste bien un commun mais il ne donne rien et va disparaĂźtre. Pour un bien non rival, la richesse dĂ©pend autant du processus contributif que du bien lui-mĂȘme, mĂȘme sâil peut ĂȘtre dupliquĂ© Ă lâinfini. Pour un logiciel par exemple, si personne ne propose de mise Ă jour, si personne nâenrichit rĂ©guliĂšrement le code et/ou organise les contributions, ce logiciel aura tendance Ă disparaĂźtre aussi.â©ïž
- Pierre CrĂ©tois (dir.), Lâaccaparement des biens communs, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2022.â©ïž
- On peut voir sur ce point le travail que rĂ©alise Laurent Marseault : https://cocotier.xyz/?ConfPompier.â©ïž
- Au sens oĂč lâentendait Bernard Stiegler, câest-Ă -dire la privation dâun sujet de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et thĂ©oriser). Voir Bernard Stiegler, Ătats de choc : bĂȘtise et savoir au XXIe siĂšcle, Paris, France, Mille et une nuits, 2012.â©ïž
- On peut voir les statistiques sur lâOpen Source Contributor Index : https://opensourceindex.io/.â©ïž
- Simon Butler et al., « On Company Contributions to Community Open Source Software Projects », IEEE Transactions on Software Engineering, 47-7, 2021, p. 1381â1401.â©ïž
- Antonio A. Casilli, En attendant les robots : enquĂȘte sur le travail du clic, Paris, France, Ăditions du Seuil, 2019.â©ïž
- Et ils sont souvent les dindons de la farce. En Europe, la situation est Ă©quivoque. Dâun cĂŽtĂ©, un espace est ouvert grĂące aux dispositifs juridiques censĂ©s protĂ©ger lâĂ©conomie europĂ©enne et les europĂ©ens contre les effets des multinationales Ă lâencontre de la vie privĂ©e, au nom de la dĂ©fense des consommateurs, et en faveur de la souverainetĂ© numĂ©rique. Les logiciels libres y trouvent quelques dĂ©bouchĂ©s pertinents auprĂšs du public et des petites structures. Mais dâun autre cĂŽtĂ©, une grande part de la production libre et open source repose sur des individus et des petites entreprises, alors mĂȘme que les gouvernements (et câest particuliĂšrement le cas en France) leur crĂ©ent des conditions dâaccĂšs au marchĂ© trĂšs dĂ©favorables et privilĂ©gient les monopoles extra-europĂ©ens par des jeux de partenariats entre ces derniers et les intĂ©grateurs, largement subventionnĂ©s. Voir Jean-Paul Smets, « Confiance numĂ©rique ou autonomie, il faut choisir », in Annales des Mines, 23, La souverainetĂ© numĂ©rique : dix ans de dĂ©bat, et aprĂšs ?, Paris, 2023., p. 30-38.â©ïž
- MĂȘme si le protocole ActivityPub pourrait ĂȘtre suffisamment dĂ©tournĂ© ou influencĂ© pour ne plus assurer lâinteropĂ©rabilitĂ© nĂ©cessaire. La communautĂ© du Fediverse doit pour cela sâopposer en masse Ă Thread, la solution que commence Ă imposer lâentreprise Meta (Facebook), dans lâoptique de combler le manque Ă gagner que reprĂ©sente le Fediverse par rapport aux mĂ©dia sociaux privateurs.â©ïž
- Christophe Masutti, « En passant par lâArkansas. Ordinateurs, politique et marketing au tournant des annĂ©es 1970 », Zilsel, 9-2, 2021, p. 29â70.â©ïž
- On peut se reporter Ă cette louable tentative issue de Itâs Going Down, et que nous avons publiĂ©e sur le Framablog. Il sâagit dâun livret dâauto-dĂ©fense en communication numĂ©rique pour les groupes anarchistes. Bien quâoffrant un panorama complet et efficace des modes de communications et rappelant le principe de base qui consiste en fait Ă les Ă©viter pour privilĂ©gier les rencontres physiques, on voit tout de mĂȘme quâelle souffre dâun certain manque de clairvoyance sur les points dâachoppement techniques et complexes quâil serait justement profitable de partager. Voir « Infrastructures numĂ©riques de communication pour les anarchistes (et tous les autresâŠ) », Framablog, 14 avril 2023.â©ïž
- Philippe Borrel, La bataille du Libre (documentaire), prod. Temps Noir, 2019, URL.â©ïž
- Sam Williams, Richard Stallman et Christophe Masutti, Richard Stallman et la rĂ©volution du logiciel libre. Une biographie autorisĂ©e, 1re Ă©d., Eyrolles, 2010.â©ïž
- Richard Stallman (interview), « Is Free Software Anarchist ? », vidĂ©o sur Youtube.â©ïž
- Michel Lallement, LâĂąge du faire : hacking, travail, anarchie, Paris, France, Ăditions Points, 2018.â©ïž
- Christian Imhorst, Die Anarchie der Hacker, Marburg, Tectum â Der Wissenschaftsverlag, 2011. Christian Imhorst, « Anarchie und Quellcode â Was hat die freie Software-Bewegung mit Anarchismus zu tun ? », in Open Source Jahrbuch 2005, Berlin, 2005.â©ïž
- Dale A. Bradley, « The Divergent Anarcho-utopian Discourses of the Open Source Software Movement », Canadian Journal of Communication, 30-4, 2006, p. 585â612.â©ïž
- Marie-Christine Granjon, « Les radicaux amĂ©ricains et le « systĂšme » », Raison prĂ©sente, 28-1, 1973, p. 93â112.â©ïž
- David DeLeon, The American as Anarchist : Reflections on Indigenous Radicalism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2019.â©ïž
- Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde. Lâanarchisme contemporain entre Ă©mancipation individuelle et rĂ©volution sociale, Marseille, Agone, 2019, pp. 61-63.â©ïž
- En 2015, câest ce qui a permis Ă Bill Gates de caricaturer, sans les citer, des personnes comme Joseph Stiglitz et dâautres partisans pour une rĂ©forme des brevets (pas seulement logiciels) en sortes de nĂ©ocommunistes qui avanceraient masquĂ©s. Voir cet entretien, cet article de LibĂ©ration, et cette « rĂ©ponse » de R. M. Stallman.â©ïž
- Eben Moglen, « Lâanarchisme triomphant. Le logiciel libre et la mort du copyright », Multitudes, 5-2, 2001, p. 146â183.â©ïž
- David Edgerton, « De lâinnovation aux usages. Dix thĂšses Ă©clectiques sur lâhistoire des techniques », Annales. Histoire, sciences sociales, 53-4, 1998, p. 815â837.â©ïž
- Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, Montreuil, France, Ăditions LâĂchappĂ©e, 2011.â©ïž
- Amaelle Guiton, Hackers : au cĆur de la rĂ©sistance numĂ©rique, Vauvert, France, Au diable Vauvert, 2013.â©ïž
- « Le capitalisme est dâessence conjoncturelle. Aujourdâhui encore, une de ses grandes forces est sa facilitĂ© dâadaptation et de reconversion », Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2018.â©ïž
- StĂ©phane Couture, « LâĂ©criture collective du code source informatique. Le cas du commit comme acte dâĂ©criture », Revue dâanthropologie des connaissances, 6, 1-1, 2012, p. 21â42.â©ïž
- Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde, op. cit., p. 12 et p. 10.â©ïž
- Comme je lâai Ă©crit dans un prĂ©cĂ©dent billet de blog, plusieurs auteurs donnent des dĂ©finitions du concept de prĂ©figuration. Ă commencer par David Graeber, pour qui la prĂ©figuration est « lâidĂ©e selon laquelle la forme organisationnelle quâadopte un groupe doit incarner le type de sociĂ©tĂ© quâil veut crĂ©er ». Un peu plus de prĂ©cision selon Darcy Leach pour qui la prĂ©figurativitĂ© est « fondĂ©e sur la prĂ©misse selon laquelle les fins quâun mouvement social vise sont fondamentalement constituĂ©es par les moyens quâil emploie, et que les mouvements doivent par consĂ©quent faire de leur mieux pour incarner â ou âprĂ©figurerâ â le type de sociĂ©tĂ© quâils veulent voir advenir. ». David Graeber, Comme si nous Ă©tions dĂ©jĂ libres, MontrĂ©al, Canada, Lux Ă©diteur, 2014. Darcy K. Leach, « Prefigurative Politics », in The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Social and Political Movements, John Wiley & Sons, Ltd, 2013.â©ïž
- Cory Doctorow, « As Platforms Decay, Letâs Put Users First », 09 mai 2023, URL.â©ïž
- Kristin Ross, La forme-Commune. La lutte comme maniĂšre dâhabiter, Paris, La Fabrique Editions, 2023.â©ïž
- Sam Dolgoff, The relevance of anarchism to modern society, TroisiĂšme Ă©dition., Tucson, AZ, See Sharp Press, 2001.â©ïž
- Sam Dolgoff, « Le NĂ©o-anarchisme amĂ©ricain. Nouvelle gauche et gauche traditionnelle », Le Mouvement social, num. 83, 1973, p. 181â99. « (âŠ) intellectuels petits-bourgeois, des Ă©tudiants et des « hippies » qui constituaient lâessentiel de la nouvelle gauche ».â©ïž
- Thomas Swann, « Towards an anarchist cybernetics : Stafford Beer, self-organisation and radical social movements | Ephemeral Journal », Ephemera. Theory and politics in organization, 18-3, 2018, p. 427â456.â©ïž
- En thĂ©orie du moins. Si on regarde de plus prĂšs lâhistoire du projet Cybersyn, câest par la force des choses que le systĂšme a aussi Ă©tĂ© utilisĂ© comme un outil de contrĂŽle, en particulier lorsque les tensions existaient entre les difficultĂ©s dâinvestissement locales et les rendements attendus au niveau national. En dâautres termes, il fallait aussi surveiller et contrĂŽler les remontĂ©es des donnĂ©es, lorsquâelles nâĂ©taient pas en phase avec la planification. Cet aspect technocratique a vite Ă©dulcorĂ© lâidĂ©e de la prise de dĂ©cision collective locale et de la participation socialiste, et a fini par classer Cybersyn au rang des systĂšmes de surveillance. Hermann Schwember, qui Ă©tait lâun des acteurs du projet est revenu sur ces questions lâannĂ©e du coup dâĂtat de Pinochet et peu de temps aprĂšs. Hermann Schwember, « ConvivialitĂ© et socialisme », Esprit, juil. 1973, vol. 426, p. 39-66. Hermann Schwember, « Cybernetics in Government : Experience With New Tools for Management in Chile 1971-1973 », In : Hartmut Bossel (dir.), Concepts and Tools of Computer Based Policy Analysis, Basel, BirkhĂ€user â Springer Basel AG, 1977, vol.1, p. 79-138. Pour une histoire complĂšte, voir Eden Medina, Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allendeâs Chile, Boston, MIT Press, 2011. Et une section de mon ouvrage Christophe Masutti, Affaires privĂ©es. Aux sources du capitalisme de surveillance, Caen, C&F Ăditions, 2020.â©ïž
- Sam Dolgoff, « Modern Technology and Anarchism », Libertarian Labor Review, 1, 1986, p. 7â12.â©ïž
- Fred Turner, « Ne soyez pas malveillants. Utopies, frontiĂšres et brogrammers », Esprit, 434, mai 2019, URL.â©ïž
- Association Autogestion, Autogestion. LâencyclopĂ©die internationale, Paris, Syllepse, 2019, vol. 1-11.â©ïž