Les Jeux Olympiques viennent de dĂ©buter, la surveillance et la rĂ©pression y sont reines. En vue de cet Ă©vĂšnement, lâĂtat a mis en Ćuvre tous les pouvoirs sĂ©curitaires accumulĂ©s ces derniĂšres annĂ©es : drones, QR code, pĂ©rimĂštres de sĂ©curitĂ©, vidĂ©osurveillance algorithmique, assignations Ă rĂ©sidence, prĂ©sence policiĂšre intense, hĂ©licoptĂšres⊠De façon inĂ©dite, lâensemble de ces moyens sont employĂ©s en mĂȘme temps et Ă une Ă©chelle trĂšs importante. Au grĂ© de cet emballement rĂ©pressif, une autre mesure exceptionnelle mĂ©rite lâattention : lâutilisation hors norme des fichiers de police pour Ă©carter des emplois liĂ©s aux JO les personnes ayant des activitĂ©s militantes. Une forme de discrimination fondĂ©e sur des critĂšres opaques et proprement inacceptable.
Fouiller le passé au nom de la sécurité
En France, lâaccumulation dâinformations sur la population Ă travers le fichage est une pratique ancienne et Ă©normĂ©ment utilisĂ©e par la police et le renseignement. Mais depuis une vingtaine dâannĂ©es le nombre de fichiers a explosĂ©, tout comme le pĂ©rimĂštre des informations collectĂ©es et des personnes visĂ©es. En parallĂšle, leurs usages ont Ă©tĂ© largement facilitĂ©s, avec peu de contrĂŽle, tandis que leur lĂ©gitimitĂ© est de moins en moins contestĂ©e dans la sphĂšre politique et mĂ©diatique. Rappelons â au cas oĂč cela aurait Ă©tĂ© oubliĂ© â que dans une logique dĂ©mocratique, lâĂtat nâa pas Ă connaĂźtre ce que fait ou pense sa population et que ce nâest que par exception quâil peut garder en mĂ©moire certaines informations concernant les faits et gestes dâindividus. Cependant, et nous lâobservons malheureusement pour toute forme de surveillance, ces principes thĂ©oriques sont Ă©cartĂ©s au nom de la sĂ©curitĂ© et de « lâutilitĂ© ». Toute information disponible peut dĂšs lors ĂȘtre conservĂ©e de façon prĂ©ventive, peu importe la proportionnalitĂ©, la nĂ©cessitĂ© ou le fait que cela transforme chaque personne exposant des informations personnelles en potentiel suspect. Avec les Jeux Olympiques, nous avons aujourdâhui un exemple dâoĂč cette dĂ©mesure, couplĂ©e Ă une criminalisation croissante du militantisme, mĂšne.
En 2016, la loi relative Ă la procĂ©dure pĂ©nale a crĂ©Ă© la notion de « grand Ă©vĂšnement ». DĂ©finie par lâarticle L.211-11-1 du code de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure, elle recouvre des Ă©vĂšnements exposĂ©s « par leur ampleur ou leurs circonstances particuliĂšres, Ă un risque exceptionnel de menace terroriste». Lorsquâun rassemblement est dĂ©signĂ© comme tel par dĂ©cret, toute personne y travaillant de prĂšs ou loin (technicien·ne, bĂ©nĂ©vole, soignant·e, agent·e de sĂ©curitĂ©âŠ) doit alors faire lâobjet dâune enquĂȘte administrative. Ă la suite de cette enquĂȘte, le « service national des enquĂȘtes administratives de sĂ©curitĂ© » (SNEAS) crĂ©Ă© en 2017 dĂ©livre un avis dĂ©sormais contraignant. Sâil est dĂ©favorable, la personne ne pourra alors pas se rendre et travailler sur lâĂ©vĂšnement.
Si des sommets gĂ©opolitiques ont Ă©tĂ© qualifiĂ©s de « grand Ă©vĂšnement », câest Ă©galement le cas pour le Festival de Cannes, la Route du Rhum ou la FĂȘte du citron Ă Menton. DĂšs 2021, les Jeux Olympiques 2024 ont ainsi Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s comme « grand Ă©vĂšnement », englobant par lĂ lâensemble des infrastructures, sites et animations associĂ©s aux Jeux. Cela a donc impliquĂ© que des enquĂȘtes soient effectuĂ©es sur un nombre immense de personnes, Ă la fois les Ă©quipes et dĂ©lĂ©gations sportives mais Ă©galement toute personne devant travailler autour de cet Ă©vĂšnement. Sâagissant des Jeux Olympiques, le 17 juillet dernier, le ministre de lâintĂ©rieur annonçait que 870 000 enquĂȘtes avaient Ă©tĂ© menĂ©es conduisant Ă Ă©carter « 3 922 personnes susceptibles de constituer une menace sur la sĂ©curitĂ© de lâĂ©vĂ©nement ». GĂ©rald Darmanin se targuait ainsi que « 131 personnes fichĂ©es S » et « 167 personnes fichĂ©es Ă lâultragauche » sâĂ©taient vu refuser leur accrĂ©ditation. Mais derriĂšre cet effet dâannonce, il y a une rĂ©alitĂ©, celle dâune surveillance massive et de choix arbitraires opĂ©rĂ©s en toute opacitĂ©.
Une interconnexion massive de fichiers
ConcrĂštement, les agents du SNEAS interrogent un systĂšme dĂ©nommĂ© « ACCReD », crĂ©Ă© en 2017 et qui interconnecte dĂ©sormais 14 fichiers. Le systĂšme ACCReD a Ă©tĂ© crĂ©Ă© pour faciliter ce que lâon appelle les « enquĂȘtes administratives de sĂ©curitĂ© ». Ce type dâenquĂȘte est encadrĂ© par lâarticle L.114-1 du code de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure. Originellement prĂ©vu pour le recrutement dâemplois dans les secteurs sensibles, elle est aujourdâhui utilisĂ©e pour un spectre bien plus large, dont lâinstruction des demandes dâacquisition de la nationalitĂ© française et la dĂ©livrance des titres de sĂ©jour. La CNIL exigeait ainsi en 2019 que soit prĂ©cisĂ© le pĂ©rimĂštre de ces enquĂȘtes, dâautant quâelles « conditionnent lâadoption de dĂ©cisions administratives nombreuses, trĂšs diverses et ne prĂ©sentant pas toutes le mĂȘme degrĂ© de sensibilitĂ©1Voir la DĂ©libĂ©ration CNIL n°2019-06, 11 juillet 2019, portant avis sur un projet de dĂ©cret modifiant le dĂ©cret n°2017- 1224 du 3 aoĂ»t 2017 portant crĂ©ation dâun traitement automatisĂ© de donnĂ©es Ă caractĂšre personnel dĂ©nommĂ© « Automatisation de la consultation centralisĂ©e de renseignements et de donnĂ©es » (ACCReD), accessible ici ».
ACCReD interroge de nombreux fichiers2Voir la liste complĂšte Ă lâarticle R.211-32 du code de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure aux pĂ©rimĂštres et objets trĂšs diffĂ©rents. Parmi eux on retrouve le fichier de traitement des antĂ©cĂ©dents judiciaires (TAJ) qui rassemble les informations de toute personne ayant eu affaire Ă la police, mĂȘme si celle-ci nâa pas fait lâobjet de poursuite ou a Ă©tĂ© ensuite relaxĂ©e. Les personnes interpellĂ©es Ă lâoccasion de manifestations ou dâactions politiques sont donc dans le TAJ. Contenant environ 20 millions de fiches, le TAJ est un vĂ©ritable fourre-tout comprenant de nombreuses donnĂ©es incorrectes. Dans un rapport de 2019, des dĂ©putĂ©s pourtant de droite dĂ©nonçaient mĂȘme le dĂ©voiement de sa finalitĂ© premiĂšre « pour se rapprocher du rĂŽle du casier judiciaire » et que « le fait que le TAJ contienne de nombreuses informations inexactes (erreurs diverses, absence de prise en compte de suites judiciaires favorables par lâeffacement des donnĂ©es ou lâajout dâune mention) [puisse] en effet avoir des consĂ©quences extrĂȘmement lourdes pour les personnes concernĂ©es par une enquĂȘte administrative. 3Didier Paris, Pierre Morel-Ă-LâHuissier, Rapport dâinformation sur les fichiers mis Ă la disposition des forces de sĂ©curitĂ©, 17 octobre 2018, page 58, URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b1335_rapport-information.pdf»
Il y a Ă©galement le fichier des personnes recherchĂ©es (FPR) contenant les cĂ©lĂšbres fiches S compilĂ©es de maniĂšre discrĂ©tionnaire par la police, le fichier des donnĂ©es relatives aux objets et vĂ©hicules volĂ©s ou signalĂ©s ainsi que le fichier dâinformation Schengen sur les personnes recherchĂ©es dans lâUnion europĂ©enne. Mais ACCReD interroge aussi dâautres fichiers de renseignement politique comme le PASP et le GIPASP, contestĂ©s il y a quelques annĂ©es en justice pour leur champ extrĂȘmement large : opinions politiques, Ă©tat de santĂ©, activitĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux ou encore convictions religieuses⊠Ces fichiers ayant malgrĂ© tout Ă©tĂ© validĂ©s par le Conseil dâĂtat, la police et la gendarmerie sont donc autorisĂ©es Ă collecter de nombreuses informations sur les personnes « dont lâactivitĂ© individuelle ou collective indique quâelles peuvent porter atteinte Ă la sĂ©curitĂ© publique ou Ă la sĂ»retĂ© de lâĂtat ». Cette dĂ©finition large et floue permet en pratique de cibler de nombreuses personnes, et notamment des militant·es.
Dâautres fichiers de renseignements sont interrogĂ©s mais ceux-ci sont classĂ©s secret-dĂ©fense ou font lâobjet de dĂ©crets non publiĂ©s, ce qui signifie quâil est impossible de savoir prĂ©cisĂ©ment ce quâils contiennent et qui y a accĂšs4Lâ article 1er du dĂ©cret n°2007-914 du 15 mai 2007 liste lâensemble des fichiers de renseignement qui ne font pas lâobjet de publication. Il en est ainsi du fichier de traitement des signalements pour la prĂ©vention de la radicalisation Ă caractĂšre terroriste (FSPRT), du fichier CRISTINA, (pour « centralisation du renseignement intĂ©rieur pour la sĂ©curitĂ© du territoire et des intĂ©rĂȘts nationaux ») du fichier GESTEREXT (« Gestion du terrorisme et des extrĂ©mistes Ă potentialitĂ© violente ») gĂ©rĂ© par la Direction du renseignement de la PrĂ©fecture de Police de Paris (DRPP). Depuis fin 2023, lâextrait B2 du casier judiciaire, deux fichiers dâInterpol ainsi que deux fichiers de renseignement non publiĂ©s ont fait leur entrĂ©e dans ACCReD, en lâoccurrence le fichier SIRCID (systĂšme dâinformation du renseignement de contre-ingĂ©rence de la dĂ©fense) et le fichier TREX de la Direction gĂ©nĂ©rale de la sĂ©curitĂ© extĂ©rieure (DGSE). Pour en savoir plus sur lâensemble de ces fichiers, vous pouvez trouver des informations dans la brochure « La folle volontĂ© de tout contrĂŽler », qui propose Ă©galement des modĂšles de courriers pour demander Ă accĂ©der Ă ses donnĂ©es et faire supprimer des fiches.
On le comprend, Ă travers la consultation de ces fichiers â aussi appelĂ© « criblage » â le SNEAS a accĂšs a une montagne dâinformations. Si le nom de la personne apparaĂźt dans un ou plusieurs de ces fichiers, lâagent du service doit, en thĂ©orie, Ă©valuer Ă partir des informations accessibles si son comportement ou ses agissements « sont de nature Ă porter atteinte Ă la sĂ©curitĂ© des personnes, Ă la sĂ©curitĂ© publique ou Ă la sĂ»retĂ© de lâĂtat ». Si tel est le cas, il dĂ©livre un avis dĂ©favorable que lâorganisateur de lâĂ©vĂšnement est obligĂ© de suivre et doit donc refuser dâemployer la personne. Mais en pratique, il nâexiste aucune information sur la maniĂšre dont cette Ă©valuation est faite ni sur les critĂšres utilisĂ©s pour Ă©valuer un tel « risque ». Cette apprĂ©ciation se fait donc de maniĂšre opaque et arbitraire, sur la base dâune dĂ©finition large et floue, et la motivation du rejet ne sera jamais communiquĂ©e.
De plus, la loi prĂ©cise bien que les enquĂȘtes administratives ne peuvent pas concerner les spectateur·ices des grands Ă©vĂšnements. Pourtant, le prĂ©fet de police Laurent Nuñez a affirmĂ© lors dâune confĂ©rence de presse le 25 avril dernier que la prĂ©fecture avait « la possibilitĂ© de faire un certain nombre dâenquĂȘtes » sur les spectateur·ices de la cĂ©rĂ©monie dâouverture. Le mĂ©dia AEF indique ainsi que lâentourage de Darmanin a Ă©voquĂ© « un criblage par la Direction du renseignement de la PrĂ©fecture de police (DRPP) de toute personne dont on pense sĂ©rieusement quâelle prĂ©sente un problĂšme ». En effet, puisque les spectateur·ices Ă©taient obligé·es de sâinscrire sur une plateforme, il Ă©tait possible de rĂ©cupĂ©rer leurs noms et de faire une enquĂȘte via des moyens dĂ©tournĂ©s. En lâoccurrence, la DRPP est un service de renseignement dit du « second cercle », qui dispose de nombreuses attributions, parmi lesquelles la consultation de fichiers identiques Ă ceux prĂ©sents dans dans le systĂšme ACCReD. Ainsi, lâarticle R234-4 du code de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure lui permet de consulter le fichier TAJ et lâarticle R236-16 lâautorise Ă accĂ©der au PASP, câest Ă dire les deux fichiers susceptibles de contenir des informations sur les activitĂ©s politiques. Au nom des Jeux Olympiques, lâĂtat et la prĂ©fecture de police contournent la loi et jouent avec le droit pour Ă©tendre toujours plus leur contrĂŽle.
Une discrimination politique inédite
Alors que ce « criblage » a concernĂ© des centaines de milliers de personnes, des rĂ©cits relatifs Ă des refus dâaccrĂ©ditation ont commencĂ© Ă Ă©merger ces derniĂšres semaines. Il en ressort que la principale cause potentielle de la mise Ă lâĂ©cart de certaines personnes rĂ©side dans leur activitĂ© militante, Ă lâinstar de LĂ©on, intermittent du spectacle dont le tĂ©moignage a Ă©tĂ© publiĂ© par Mediapart. Nous avons donc lancĂ© un appel Ă tĂ©moignages, et ceux-ci se sont avĂ©rĂ©s nombreux. En voici quelques-uns (tous les prĂ©noms ont Ă©tĂ© modifiĂ©s).
Jeanne est secouriste bĂ©nĂ©vole et lâassociation dont elle fait partie a Ă©tĂ© sollicitĂ©e pour les JO. Jeanne sâest donc proposĂ©e pour se mobiliser une semaine. En parallĂšle, elle milite contre le dĂ©rĂšglement climatique depuis plusieurs annĂ©es et a notamment participĂ© Ă diffĂ©rentes actions de dĂ©sobĂ©issance civile au cours desquelles elle sâest fait arrĂȘter par la police, sans jamais ĂȘtre poursuivie ni condamnĂ©e. DĂ©but juin, le prĂ©sident de lâantenne locale de son association de secourisme a reçu une lettre de refus de lâorganisation des JO. Elle ne pourra pas exercer comme secouriste durant les JO, malgrĂ© la demande.
Marc est salariĂ© dâun opĂ©rateur de transport et devait travailler pendant les JO pour les dĂ©pĂŽts de bus des accrĂ©ditĂ©s et athlĂštes. Mais Marc fait partie dâExtinction Rebellion. Il a Ă©tĂ© contrĂŽlĂ© en manifestation et a participĂ© Ă des actions de dĂ©sobĂ©issance civile, ce qui lâa menĂ© Ă ĂȘtre arrĂȘtĂ© et gardĂ© Ă vue deux fois. Il est le seul des 300 personnes de son employeur mobilisĂ©es sur ces sites Ă sâĂȘtre vu refuser son accrĂ©ditation.
Simon devait travailler pour lâaccueil du public dans un stade oĂč il y a des Ă©preuves des JO. Il avait dĂ©jĂ reçu son emploi du temps lorsquâil a reçu son refus dâaccrĂ©ditation le 12 juillet dernier. Par le passĂ©, il a Ă©tĂ© reconnu coupable pour entrave Ă la circulation dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, mais a Ă©tĂ© dispensĂ© de peine. Il milite Ă©galement au sein dâExtinction Rebellion et des SoulĂšvements de la Terre.
Juliette est une militante qui a subi quelques gardes Ă vue dans le cadre de manifestations. Poursuivie une fois, elle a Ă©tĂ© relaxĂ©e avec un stage de citoyennetĂ©. Elle devait ĂȘtre bĂ©nĂ©vole en secourisme, mais nâa jamais reçu son autorisation, quand le reste des membres de son association lâont eue.
Mathieu travaille depuis plusieurs annĂ©es pour une chaĂźne de tĂ©lĂ©vision comme opĂ©rateur de prise de vue. Il a militĂ© pendant plus dâune dizaine dâannĂ©es dans des associations de chĂŽmeurs avec lesquelles il a fait des actions dâoccupation, ce qui lâa conduit Ă des interpellations et des gardes Ă vue il y a plus de 10 ans. Plus rĂ©cemment, en 2020, il a Ă©tĂ© envoyĂ© par une chaĂźne afin de filmer les militant·es dâAlternatiba lors de lâenvahissement du tarmac de Roissy. Il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© avec elles et eux, et malgrĂ© sa lettre de mission et lâintervention de lâavocat de la chaĂźne, il a fait 12 heures de garde Ă vue. Depuis 2023, il se voit dĂ©sormais refuser lâentrĂ©e des ministĂšres au sein desquels il doit filmer, alors quâil lâa fait pendant 20 ans. Pour les JO, il reçoit le mĂȘme traitement de faveur : un avis dĂ©favorable du SNEAS qui lâempĂȘche dâaccĂ©der au Paris Media Center. MĂȘme si son employeur est comprĂ©hensif, il est nĂ©anmoins beaucoup moins appelĂ© quâauparavant pour des missions de travail.
Camille devait travailler pendant les Jeux et animer des visites pour les touristes, via un opĂ©rateur affiliĂ© Ă Paris 2024. Elle participe Ă des activitĂ©s de dĂ©sobĂ©issance civile depuis une petite annĂ©e. Son identitĂ© a Ă©tĂ© relevĂ©e par les policiers au cours dâune de ces actions. Son nom a aussi Ă©tĂ© utilisĂ© pour dĂ©clarer une manifestation dĂ©nonçant les violences sexistes et sexuelles devant une Ă©cole de commerce, oĂč Ă©taient prĂ©sents des agents des renseignements territoriaux. Elle a Ă©tĂ© prĂ©venue la derniĂšre semaine de juin quâelle ne pourrait pas travailler pendant les JO. Elle nâa jamais obtenu de rĂ©ponse de la part de lâadresse mail indiquĂ©e Ă laquelle elle a Ă©crit pour contester.
Thomas, professionnel de lâaudiovisuel, avait obtenu un contrat pour participer Ă la rĂ©alisation des Jeux afin dâopĂ©rer une prestation technique complexe. DĂ©but juillet, il est extrĂȘmement surpris quand il reçoit un refus dâaccrĂ©ditation. Il nâa jamais eu aucune interaction avec la police Ă part pour une altercation en voiture, il y a longtemps. Il Ă©volue dans un cercle amical militant et a participĂ© il y a quelques annĂ©es Ă des actions et rĂ©unions dâExtinction Rebellion, sans en avoir Ă©tĂ© organisateur. Il soupçonne donc ĂȘtre dans un fichier de renseignement.
Loris travaille pour lâhĂŽtel de luxe du Collectionneur, dans lequel le comitĂ© international olympique rĂ©side pour les JO. Loris est dĂ©lĂ©guĂ© Syndical CGT et participe aux nĂ©gociations annuelles qui ont lieu en ce moment. Mais il ne peut plus se rendre Ă lâhĂŽtel â et donc nĂ©gocier â depuis quâil a reçu un avis nĂ©gatif du SNEAS. Par le passĂ©, il avait Ă©tĂ© interpellĂ© et contrĂŽlĂ© par la police dans le cadre de sa participation Ă la dĂ©fense de la cause armĂ©nienne. La CGT a publiĂ© un communiquĂ© dĂ©nonçant cette situation inĂ©dite.
ThĂ©o, intermittent du spectacle, devait effectuer une mission de dix jours en tant que technicien afin dâinstaller les systĂšmes de sonorisation de la cĂ©rĂ©monie dâouverture. Il ne fait pas partie dâune association en particulier, mais a participĂ© Ă un certain nombre de manifestations. Il a Ă©tĂ© interpellĂ© lâannĂ©e derniĂšre lors des arrestations massives ayant eu lieu pendant le mouvement contre la rĂ©forme des retraites. Il est ressorti sans poursuite, mais il nâa pas pu travailler, faute dâavis favorable. Une situation trĂšs proche de celle dâElie, Ă©galement technicien son. Pour sa part, il avait fait une garde Ă vue aprĂšs une manifestation Ă©tudiante le lendemain de lâannonce du recours au 49-3. Elie a aussi pu ĂȘtre arrĂȘtĂ© â sans poursuite â au cours de free parties.
Une criminalisation aux conséquences concrÚtes
Au regard des situations dĂ©crites ci-dessus, il semble trĂšs probable que le SNEAS ait eu pour consigne dâĂ©carter toute les personnes ayant un lien avec des actions militantes, sans une quelconque forme de nuance. La plupart dâentre elles se sont vu notifier abruptement cette dĂ©cision, sans aucun moyen de la contester ou de faire un recours. Pour toutes ces personnes â et toutes les autres qui seraient concernĂ©es â un tel refus signifie faire une croix sur une mission, sur une activitĂ© souhaitĂ©e, et pour la majoritĂ© sur de lâargent sur lequel elles comptaient pour vivre. Câest aussi devoir se justifier et dĂ©voiler sa vie privĂ©e Ă la structure qui les emploie ou celle oĂč elles exercent, pour expliquer un tel avis dĂ©favorable, et risquer dâautres consĂ©quences futures. Enfin, câest comprendre quâelles se retrouvent « marquĂ©es » comme de potentiel·les dĂ©linquant·es ou en tout cas comme une source de risques pour la sĂ©curitĂ©.
Surtout, ces tĂ©moignages dĂ©voilent non seulement lâampleur de lâĂ©difice de fichage qui sâest construit petit Ă petit mais Ă©galement les potentielles applications concrĂštes de discrimination Ă une Ă©chelle importante. CouplĂ©e aux mĂ©canismes « dâexception » dĂ©veloppĂ©s en rĂ©action aux attentats des annĂ©es 2010 â dont les « grands Ă©vĂšnements » font partie â cette accumulation dâinformation sur la population permet de façon bien concrĂšte dâĂ©carter des personnes de la sociĂ©tĂ©, en tant quâ« ennemis dâĂtat ».
Au sein de La Quadrature du Net, nous avons connaissance de ces dispositifs, nous en suivons les terribles Ă©volutions et nous en documentons les risques de potentielles utilisations liberticides. Ici câest une application massive et plus que dangereuse qui sâest concrĂ©tisĂ©e au prĂ©texte de sĂ©curiser les Jeux Olympiques. Le systĂšme tentaculaire du contrĂŽle policier et de la multiplication des fichiers de police montre une nouvelle efficacitĂ© : ĂȘtre en capacitĂ© â Ă trĂšs grande Ă©chelle â dâexclure, isoler, contraindre des individus et de les priver de leurs libertĂ©s en dehors de tout cadre judiciaire et par des dĂ©cisions administratives arbitraires. Cela peut se faire en dehors de toute condamnation passĂ©e ou dans une forme de « double peine » possible Ă vie pour des condamnations pourtant trĂšs limitĂ©es. Loin de toute mesure supposĂ©ment « ciblĂ©e » â comme le gouvernement aime le laisser entendre â il sâagit bel et bien dâune surveillance massive de la population sur laquelle est opĂ©rĂ©e un tri arbitraire et politique.
Cette discrimination politique sâaccompagne de la rĂ©pression et de lâinvisibilisation de toute forme de critique des Jeux Olympiques. Des personnes ont Ă©tĂ© assignĂ©es Ă rĂ©sidence, des manifestations ont Ă©tĂ© interdites sur le parcours de la flamme, des militant·es ont Ă©tĂ© arrĂȘté·es notamment pour avoir collĂ© des stickers dans le mĂ©tro ou ont Ă©tĂ© considĂ©ré·es comme saboteurices pour des bottes de paille, tandis que des journalistes ont Ă©tĂ© placĂ©s en garde Ă vue pour avoir couvert une visite symbolique des dĂ©gĂąts causĂ©s par les Jeux en Seine-Saint-Denis, organisĂ©e par Saccage 2024. Cette rĂ©pression inquiĂ©tante sâinscrit dans la continuitĂ© des discours et des volontĂ©s politiques visant Ă criminaliser toute forme dâactivisme.
En rĂ©gime reprĂ©sentatif, la critique du pouvoir et de ses institutions par des actions militantes est la condition de tout rĂ©el processus dĂ©mocratique. Pourtant, en France, les formes de contestation â chaque jour plus essentielles au regard des urgences liĂ©es au dĂ©rĂšglement climatique et Ă la rĂ©surgence forte des idĂ©es racistes â sont de plus en plus rĂ©primĂ©es, quels que soient leurs modes dâexpression (manifestation, dĂ©sobĂ©issance civile, blocage, expression sur les rĂ©seaux sociauxâŠ). Cette modification rapide et brutale de la maniĂšre dont sont perçues et bloquĂ©es des actions de contestation, qui Ă©taient depuis toujours tolĂ©rĂ©es et mĂȘme Ă©coutĂ©es par les pouvoirs publics, renverse lâĂ©quilibre voulu en dĂ©mocratie. Quand tout le monde ou presque peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une menace potentielle, quand on doit questionner ses opinions politiques pour obtenir un emploi, quand il apparaĂźt acceptable que lâĂtat en sache toujours plus sur sa population au nom dâun risque pour la sĂ©curitĂ© qui est prĂ©sentĂ© comme permanent et impĂ©rieux, comment se prĂ©tendre encore du camp dĂ©mocratique ?
MalgrĂ© une machine rĂ©pressive lancĂ©e Ă pleine vitesse, malgrĂ© lâinquiĂ©tude lĂ©gitime, il est nĂ©anmoins toujours plus urgent et crucial de continuer Ă militer, de continuer Ă organiser des actions pour se faire entendre. Cela demeure la meilleure mĂ©thode pour dĂ©noncer les abus de pouvoirs et les dĂ©rives liberticides aujourdâhui amplifiĂ©es au nom de « lâesprit olympique ».
References
â1 | Voir la DĂ©libĂ©ration CNIL n°2019-06, 11 juillet 2019, portant avis sur un projet de dĂ©cret modifiant le dĂ©cret n°2017- 1224 du 3 aoĂ»t 2017 portant crĂ©ation dâun traitement automatisĂ© de donnĂ©es Ă caractĂšre personnel dĂ©nommĂ© « Automatisation de la consultation centralisĂ©e de renseignements et de donnĂ©es » (ACCReD), accessible ici |
â2 | Voir la liste complĂšte Ă lâarticle R.211-32 du code de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure |
â3 | Didier Paris, Pierre Morel-Ă-LâHuissier, Rapport dâinformation sur les fichiers mis Ă la disposition des forces de sĂ©curitĂ©, 17 octobre 2018, page 58, URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b1335_rapport-information.pdf |
â4 | Lâ article 1er du dĂ©cret n°2007-914 du 15 mai 2007 liste lâensemble des fichiers de renseignement qui ne font pas lâobjet de publication |