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Blocage de Tiktok en Nouvelle-CalĂ©donie : le Conseil d’État se dĂ©robe en faveur de l’arbitraire

Par : bastien
2 avril 2025 Ă  10:53

On aurait prĂ©fĂ©rĂ© que ce soit un poisson d’avril : dans une dĂ©cision rendue ce 1er avril 2025, le Conseil d’État a validĂ© le principe de la censure arbitraire et opaque d’un rĂ©seau social. DerriĂšre l’apparente annulation de la dĂ©cision du Premier ministre de l’époque, Gabriel Attal, de bloquer Tiktok, la plus haute juridiction française offre en rĂ©alitĂ© le mode d’emploi de la « bonne censure Â». Cette dĂ©cision est inquiĂ©tante, tant cette affaire aura montrĂ© l’inefficacitĂ© du Conseil d’État Ă  ĂȘtre un rempart efficace contre le fascisme montant.

Le 15 mai 2024, alors que la Nouvelle-CalĂ©donie Ă©tait le thĂ©Ăątre d’une trĂšs forte contestation sociale dans un contexte de passage en force d’une rĂ©forme du collĂšge Ă©lectoral calĂ©donien, le Premier ministre Gabriel Attal annonçait, en mĂȘme temps que l’activation de l’état d’urgence, la censure de Tiktok sur tout le territoire de Nouvelle-CalĂ©donie.

Comme La Ligue des droits de l’homme, ainsi que des habitant·es calĂ©donien·nes, La Quadrature du Net avait attaquĂ© en rĂ©fĂ©rĂ© cette dĂ©cision. Ce premier recours avait Ă©tĂ© rejetĂ© dans les jours qui suivirent pour dĂ©faut d’urgence, mais nous n’avions pas voulu lĂącher l’affaire et avions continuĂ© notre combat contre cette mesure de blocage en l’attaquant Ă  nouveau, cette fois par la procĂ©dure classique -dite « au fond Â»- qui a conduit Ă  la dĂ©cision d’hier.

Formellement, le Conseil d’État a annulĂ© le blocage de Tiktok. Mais derriĂšre cette apparente victoire se cache une dĂ©cision qui ouvre la voie Ă  de futures censures de plateformes en ligne en dehors de tout contrĂŽle dĂ©mocratique.

La validation d’un arbitraire d’État

Cette affaire aura Ă©tĂ© l’occasion de tous les arbitraires. Pour justifier factuellement son blocage, le gouvernement a toujours louvoyĂ© (voir notre rĂ©capitulatif de l’affaire), laissant croire que ce serait d’abord pour lutter contre le terrorisme, puis contre des ingĂ©rences Ă©trangĂšres, pour enfin expliquer que de simples contenus violents l’autorisaient Ă  procĂ©der Ă  un tel blocage (nous revenons sur ce point plus bas). Par la suite, il justifiait lĂ©galement ce blocage en sortant de son chapeau la « thĂ©orie des circonstances exceptionnelles Â». Cette thĂ©orie est une invention du juge administratif datant de plus d’un siĂšcle. Elle a Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e Ă  l’occasion d’une guerre – c’est-Ă -dire dans un contexte de suspension du pouvoir civil – et n’avait jamais Ă©tĂ© utilisĂ©e jusqu’à prĂ©sent pour justifier de porter atteinte Ă  la libertĂ© d’expression.

Dans sa dĂ©cision, le Conseil d’État admet que cette « thĂ©orie des circonstances exceptionnelles Â» puisse ĂȘtre invoquĂ©e, pour justifier lĂ©galement le blocage d’une plateforme en ligne dans le cas d’une « pĂ©riode de troubles Ă  l’ordre public d’une gravitĂ© exceptionnelle Â». ArrĂȘtons-nous dĂ©jĂ  sur cette premiĂšre brĂšche Ă  l’État de droit : cela signifie que lorsque cette condition de « trouble Â» est remplie, un gouvernement peut donc porter des atteintes Ă  la libertĂ© d’expression, alors qu’aucune loi existante ne l’y autorise et donc qu’aucune condition prĂ©vue par le lĂ©gislateur n’est Ă  respecter. Cette « thĂ©orie des circonstances exceptionnelles Â» n’a jamais Ă©tĂ© reprise par le lĂ©gislateur : elle ne comporte aucune limite prĂ©cise et n’est prĂ©sente nulle part ailleurs que dans les quelques dĂ©cisions du Conseil d’État. Ce dernier autorise donc un empiĂ©tement pur et simple du pouvoir exĂ©cutif sur le pouvoir lĂ©gislatif.

Et quels sont ces « troubles Ă  l’ordre public d’une gravitĂ© exceptionnelle Â» qui permettent de nier le principe de sĂ©paration des pouvoirs ? On peut lĂ©gitimement se demander si les manifestations des gilets jaunes en 2018 et 2019, Ă©maillĂ©es de violences souvent entretenues par une politique de maintien de l’ordre dĂ©sastreuse, auraient pu ĂȘtre qualifiĂ©es de suffisamment graves. De mĂȘme, les rĂ©voltes suite Ă  la mort de Nahel Merzouk auraient-elles pu justifier le blocage des rĂ©seaux sociaux alors que la droite rĂ©actionnaire française voyait dans ces derniers le coupable idĂ©al et que Emmanuel Macron s’était, Ă  cette occasion, prononcĂ© en faveur de leur censure ?

Ne soyons pas naĂŻf·ves : tout est « exceptionnellement grave Â» pour l’exĂ©cutif et la police. GrĂące Ă  cette notion floue, la voie Ă  tous les abus est ouverte. N’importe quoi servira de prĂ©texte, demain, pour continuer dans la direction de la censure, de la rĂ©ponse rĂ©pressive facile au lieu d’une remise en cause profonde du systĂšme qui a conduit aux violences.

Et l’arbitraire d’État ne s’arrĂȘte pas lĂ  : le Conseil d’État a, d’une certaine maniĂšre, autorisĂ© le gouvernement Ă  ne pas respecter la loi lorsque celle-ci ne lui convient pas. En effet, au moment de la censure, la loi sur l’état d’urgence avait Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e. Celle-ci autorisait bel et bien le blocage d’une plateforme, mais uniquement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Or, dans le cas du blocage de Tiktok, il ne s’agissait justement pas de lutte contre le terrorisme. Alors qu’une telle possibilitĂ© de censure visant une plateforme en ligne, prĂ©vue par la loi sur l’état d’urgence, est dĂ©jĂ  trĂšs contestable en soi1Nous avions initialement demandĂ© Ă  ce qu’une question prioritaire de constitutionnalitĂ© (QPC) soit transmise au Conseil constitutionnel. Celle-ci a Ă©tĂ© rejetĂ©e par le Conseil d’État parce qu’il estimait que la loi sur l’état d’urgence n’était pas applicable au litige puisqu’il ne s’agissait pas de lutte contre le terrorisme., le Conseil d’État neutralise encore plus le lĂ©gislateur en permettant d’avoir recours Ă  une thĂ©orie jurisprudentielle qui permet de contourner ces limites.

Un contrĂŽle juridictionnel de pacotille

L’auditoire optimiste pourrait se dire que le juge administratif resterait prĂ©sent pour empĂȘcher les abus de ce recours Ă  la censure en cas de « troubles Ă  l’ordre public d’une gravitĂ© exceptionnelle . Et aprĂšs tout, en ce qui concerne Tiktok, on pourrait ĂȘtre tentĂ© de se rassurer par le fait que la dĂ©cision de censurer le rĂ©seau social a finalement Ă©tĂ© annulĂ©e par le Conseil d’État. Pourtant, dans cette affaire, aprĂšs avoir refusĂ© d’agir au moment oĂč sa dĂ©cision aurait Ă©tĂ© utile, c’est-Ă -dire lorsqu’il Ă©tait saisi en rĂ©fĂ©rĂ© l’annĂ©e derniĂšre, le Conseil d’État a repris Ă  son compte toutes les affirmations grossiĂšres du gouvernement pour justifier le besoin de bloquer la plateforme.

La question de l’existence de certains contenus qui seraient illĂ©gaux au point de couper tout le rĂ©seau social a Ă©tĂ© longuement dĂ©battue en mai 2024 Ă  l’occasion de notre rĂ©fĂ©rĂ©. AprĂšs avoir Ă©tĂ© mis en difficultĂ© lors de l’audience de rĂ©fĂ©rĂ©, le gouvernement s’était enfin dĂ©cidĂ© Ă  produire des exemples de contenus prĂ©tendument illicites
 qui Ă©taient en fait totalement lĂ©gaux. Nous publions ces contenus2Politico avait dĂ©jĂ  publiĂ© certains de ces contenus l’annĂ©e derniĂšre. pour que chacun·e puisse constater que leur illĂ©galitĂ© ne saute pas aux yeux : dĂ©noncer des violences policiĂšres, la constitution de milices privĂ©es avec le soutien des forces de l’ordre, les agressions racistes sur des policiers kanaks, ou encore prendre des photos ou vidĂ©os de lieux en flamme comme l’a fait la presse locale est donc, pour le gouvernement, susceptible de justifier une restriction Ă  la libertĂ© d’expression


Depuis ces quelques exemples produits l’annĂ©e derniĂšre, le gouvernement n’a pas complĂ©tĂ© ses dires. On devine un certain embarras Ă  travers ce silence sur ces fameux contenus censĂ©s ĂȘtre « violents Â» : cette dĂ©cision de bloquer Tiktok ne semble en rĂ©alitĂ© pas avoir Ă©tĂ© prise en raison d’un besoin impĂ©ratif pour restaurer l’ordre sur l’archipel, mais pour couvrir une dĂ©cision politique du Haut-Commissaire (l’équivalent du prĂ©fet en Nouvelle-CalĂ©donie). Fin mai 2024, La Lettre Ă©crivait ainsi que « TrĂšs vite, cependant, le premier ministre a Ă©tĂ© averti de la fragilitĂ© juridique de cette dĂ©cision, prise par le haut-commissaire Louis Le Franc, Ă  la demande du Gouvernement de la Nouvelle-CalĂ©donie, l’organe exĂ©cutif de la collectivitĂ© prĂ©sidĂ© par Louis Mapou. Â» Le mĂ©dia spĂ©cialisĂ© prĂ©cisait Ă©galement que « l’exĂ©cutif a Ă©cartĂ© l’hypothĂšse de dĂ©savouer publiquement le haut-commissaire et les Ă©lus locaux Â» et que le gouvernement n’avait « aucun grief contre TikTok Â». Ce qu’a admis en creux le reprĂ©sentant de Tiktok quelques jours aprĂšs devant le SĂ©nat : il a indiquĂ©, sous serment, que la plateforme n’a non seulement pas reçu de demande de retrait de contenus de la part de l’exĂ©cutif, mais n’a Ă©galement pas dĂ©tectĂ© lui-mĂȘme de contenus illicites une fois le blocage dĂ©cidĂ© par le gouvernement.

Tout cela n’a pourtant pas empĂȘchĂ© le Conseil d’État de valider l’obsession gouvernementale. Pour les juges, il s’agit bien de « contenus incitant au recours Ă  la violence Â»3Les juristes remarqueront probablement que le Conseil d’État ne parle plus de contenus « manifestement illicites Â», mais adopte une formulation beaucoup plus englobante.. Pour appuyer l’illĂ©galitĂ© des contenus diffusĂ©s Ă  l’époque sur Tiktok, le Conseil d’État explique que les « algorithmes Â» de ce rĂ©seau social favoriseraient leur diffusion trĂšs rapide. Il est vrai que des Ă©tudes, notamment d’Amnesty International, ont montrĂ© la grande toxicitĂ© des choix algorithmiques de Tiktok. Et nous ne nous cachons pas sur le fait que nous combattons en gĂ©nĂ©ral ce modĂšle Ă©conomique et technique de rĂ©seau social. Mais, pour ce qui est de la Nouvelle-CalĂ©donie, le gouvernement s’est contentĂ© d’affirmations non-sourcĂ©es, sans rien dĂ©montrer. Dans son mĂ©moire, le Premier ministre affirmait ainsi simplement que le choix de bloquer Tiktok Ă©tait justifiĂ© par « les caractĂ©ristiques des algorithmes utilisĂ©s par “Tiktok”, qui amplifient l’effet de valorisation mimĂ©tique Â» sans fournir d’étude ni mĂȘme de constatations par ses services. Autrement dit, le Conseil d’État se contente d’affirmations du gouvernement pour en faire une gĂ©nĂ©ralitĂ©, crĂ©ant ainsi une forme de prĂ©somption de nĂ©cessitĂ© de bloquer Tiktok. Et, Ă  supposer mĂȘme qu’il y ait eu quelques contenus manifestement illicites sur Tiktok, cela ne devrait pourtant pas permettre de prendre une mesure aussi grave que limiter ou bloquer toute un rĂ©seau social. Ce qu’autorise pourtant le Conseil d’État.

En fin de compte, dans cette affaire, le seul point qui a permis au Conseil d’État d’affirmer que le blocage Ă©tait illĂ©gal rĂ©side dans le fait que le gouvernement n’a pas cherchĂ© Ă  d’abord limiter certaines fonctionnalitĂ©s de la plateforme avant d’en ordonner le blocage complet. En d’autres mots, la dĂ©cision de bloquer est jugĂ©e disproportionnĂ©e uniquement sur le fait que le gouvernement aurait d’abord dĂ» prĂ©venir Tiktok et lui demander de limiter les contenus, avant de pouvoir ordonner le blocage du rĂ©seau social. Le principe mĂȘme de bloquer n’est pas remis en question.

Cet argument s’inscrit dans la continuitĂ© d’une idĂ©e exprimĂ©e par Emmanuel Macron, aprĂšs les rĂ©voltes faisant suite Ă  la mort de Nahel Merzouk, de limiter certaines fonctionnalitĂ©s des rĂ©seaux sociaux, voire les bloquer lors de prochaines Ă©meutes. Le Conseil d’État lĂ©gitime le chantage auquel s’était dĂ©jĂ  adonnĂ© le gouvernement en 2023 : fin juin 2023, les reprĂ©sentants de TikTok, Snapchat, Twitter et Meta Ă©taient convoquĂ©s par le ministre de l’intĂ©rieur, dans le but de mettre une « pression maximale Â» sur les plateformes pour qu’elles coopĂšrent et qui a conduit Ă  des demandes de retraits de contenus hors de tout cadre lĂ©gal (voir notre analyse de l’époque). DĂ©sormais, le gouvernement a une nouvelle arme, la menace de censure, fraĂźchement inventĂ©e par le Conseil d’État, pour forcer les plateformes Ă  collaborer, quitte Ă  retirer des contenus lĂ©gaux.

Mode d’emploi pour le fascisme montant

Il ne s’agit donc absolument pas d’une victoire. Le Conseil d’État valide quasiment toute la dĂ©marche du Premier ministre. DĂ©sormais, mĂȘme pour sauver la face d’un prĂ©fet qui prĂ©fĂšre censurer avant de rĂ©flĂ©chir, un gouvernement peut bloquer une plateforme en ligne, Ă  la condition de trouver sur cette plateforme quelques contenus vaguement violents et de justifier de « troubles Ă  l’ordre public d’une gravitĂ© exceptionnelle Â».

Pas besoin de justifier d’une habilitation par le lĂ©gislateur. Pas besoin de justifier de maniĂšre rigoureuse des contenus incriminĂ©s. Pas besoin de faire la moindre publicitĂ© autour de cette dĂ©cision. Les associations se dĂ©brouilleront pour comprendre l’ampleur et les raisons du blocage, et le gouvernement pourra mĂȘme changer de version si les premiĂšres justifications qu’il aura trouvĂ©es s’avĂšrent bancales.

Lors de l’audience publique, l’avocat de la Ligue des droits de l’Homme, elle aussi requĂ©rante dans cette affaire, avait prĂ©venu que les futurs rĂ©gimes illibĂ©raux s’empareront du mode d’emploi ainsi apportĂ© par le Conseil d’État. De notre cĂŽtĂ©, nous avions rappelĂ© que les rĂ©gimes qui se sont jusqu’alors aventurĂ©s dans la voie de la censure arbitraire d’Internet et qui se sont fait condamner par la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme sont tous des rĂ©gimes autoritaires, Russie et Turquie en tĂȘte. Et peut-ĂȘtre, demain, la France.

Car cette dĂ©cision doit ĂȘtre replacĂ©e dans son contexte : celui d’un autoritarisme qui fait la courte-Ă©chelle depuis des annĂ©es Ă  un fascisme dĂ©sormais aux portes du pouvoirs ; celui de garde-fous qui s’avĂšrent inefficaces lorsque l’accompagnement de l’État dans ses dĂ©lires sĂ©curitaires prend la place de la protection des droits ; celui de proximitĂ©s entre dĂ©cideurs publics et lobbys sĂ©curitaires qui interrogent ; celui d’un pouvoir politique qui prĂ©fĂšre la rĂ©ponse facile ou la dĂ©sinformation plutĂŽt que de revoir de fond en comble le systĂšme de violence qu’il renforce ; celui de la remise en question quotidienne d’un du principe fondateur de nos dĂ©mocraties modernes qu’est l’État de droit, par un ministre de l’intĂ©rieur rĂ©cidiviste, ou par une alliance inquiĂ©tante entre une extrĂȘme droite prise la main dans le pot de confiture, un Premier ministre qui sait qu’il sera peut-ĂȘtre le prochain, et une gauche qui a manquĂ© une occasion de se taire.

Quand on voit avec quelle rapiditĂ© l’État de droit est en train de s’écrouler aux États-Unis, on ne peut que s’inquiĂ©ter. Car mĂȘme si Tiktok est une plateforme intrinsĂšquement problĂ©matique, utilisĂ©e comme caisse de rĂ©sonance pour la dĂ©sinformation et autres contenus extrĂȘmement toxiques, la fin ne peut pas tout justifier. L’État de droit se dĂ©compose et le fascisme est aux portes du pouvoir. Il est urgent de porter une voix hautement critique sur ces institutions incapables de protĂ©ger la dĂ©mocratie alors qu’elles devraient ĂȘtre Ă  l’avant-garde de la lutte contre l’extrĂȘme droite et l’autoritarisme. Alors si vous le pouvez, vous pouvez nous aider en nous faisant un don.

References[+]

References
↑1 Nous avions initialement demandĂ© Ă  ce qu’une question prioritaire de constitutionnalitĂ© (QPC) soit transmise au Conseil constitutionnel. Celle-ci a Ă©tĂ© rejetĂ©e par le Conseil d’État parce qu’il estimait que la loi sur l’état d’urgence n’était pas applicable au litige puisqu’il ne s’agissait pas de lutte contre le terrorisme.
↑2 Politico avait dĂ©jĂ  publiĂ© certains de ces contenus l’annĂ©e derniĂšre.
↑3 Les juristes remarqueront probablement que le Conseil d’État ne parle plus de contenus « manifestement illicites Â», mais adopte une formulation beaucoup plus englobante.

La loi Narcotrafic est une loi de surveillance : mobilisons nous !

Par : noemie
24 février 2025 à 09:56

La semaine prochaine, l’AssemblĂ©e nationale discutera d’une proposition de loi relative au « narcotrafic Â». Contrairement Ă  ce que le nom du texte indique, les mesures qui pourraient ĂȘtre adoptĂ©es vont bien au-delĂ  du seul trafic de stupĂ©fiants. En rĂ©alitĂ©, son champ d’application est si large qu’il concernerait Ă©galement la rĂ©pression des mouvements militants. Cette loi prĂ©voit de lĂ©galiser de nombreuses mesures rĂ©pressives. Si elle Ă©tait adoptĂ©e, elle hisserait la France en tĂȘte des pays les plus avancĂ©s en matiĂšre de surveillance numĂ©rique.

C’est l’un des textes les plus dangereux pour les libertĂ©s publiques proposĂ©s ces derniĂšres annĂ©es. En rĂ©action, et face Ă  un calendrier lĂ©gislatif extrĂȘmement resserrĂ©, La Quadrature du Net lance aujourd’hui une campagne de mobilisation pour lutter contre la loi Narcotrafic. Le but est d’abord d’informer sur le contenu de ce texte, en faisant en sorte que les mesures techniques et rĂ©pressives qu’il cherche Ă  lĂ©galiser soient comprĂ©hensibles par le plus grand nombre. Nous souhaitons Ă©galement dĂ©noncer l’instrumentalisation de la problĂ©matique du trafic de stupĂ©fiants — une « guerre contre la drogue Â» qui, lĂ  encore, a une longue histoire bardĂ©e d’échecs — pour pousser des mesures sĂ©curitaires bien plus larges, Ă  grand renfort de discours sensationnalistes. Notre page de campagne rĂ©pertorie ainsi diffĂ©rents dĂ©cryptages, des ressources, mais aussi des outils pour contacter les dĂ©putĂ©â‹…es et les alerter sur les nombreux dangers de cette proposition de loi. Nous avons pour l’occasion dĂ©cidĂ© de renommer cette loi « Surveillance et narcotraficotage Â» tant elle est l’espace fourre-tout d’une large panoplie sĂ©curitaire.

Parmi les mesures proposĂ©es et largement retravaillĂ©es par le ministre de l’IntĂ©rieur Bruno Retailleau, on retrouve l’extension de la surveillance du rĂ©seau par algorithmes, la censure administrative d’Internet ou encore l’instauration d’une procĂ©dure de surveillance secrĂšte Ă©chappant aux dĂ©bats contradictoires et largement dĂ©noncĂ©e par la profession des avocat·es. Au grĂ© de son examen au SĂ©nat, la proposition de loi n’a fait qu’empirer, incluant de nouvelles techniques de surveillance extrĂȘmement intrusives, comme l’espionnage Ă  travers les camĂ©ras et micros des personnes via le piratage de leurs appareils et l’obligation pour les messageries chiffrĂ©es de donner accĂšs au contenu des communications. Cette derniĂšre mesure va Ă  contre-courant des recommandations de nombreuses institutions et pourrait conduire Ă  l’éviction de France de services comme Signal ou Whatsapp ou d’abaisser leur niveau de sĂ©curitĂ©, comme Apple vient d’ĂȘtre contraint de le faire pour ses produits au Royaume-Uni. Ces dispositions ne sont nullement limitĂ©es aux trafiquants de drogue : la police peut y avoir recours pour l’ensemble de la « criminalitĂ© organisĂ©e Â», un rĂ©gime juridique extrĂȘmement large qui est notamment utilisĂ© dans la rĂ©pression des actions militantes.

Face Ă  cela, les groupes politiques au SĂ©nat ont votĂ© Ă  l’unanimitĂ© pour ce texte — y compris Ă  gauche. La Quadrature du Net appelle les Ă©lu·es Ă  se rĂ©veiller et Ă  rĂ©aliser la gravitĂ© des enjeux posĂ©s par ce texte. La lutte contre le trafic de stupĂ©fiants ne peut pas servir Ă  justifier des atteintes aussi graves aux principes fondateurs de la procĂ©dure pĂ©nale, ni Ă  banaliser des pouvoirs de surveillance aussi intrusifs et qui pourraient encore ĂȘtre Ă©tendus Ă  l’avenir.

Pour prendre connaissance de nos arguments, de nos ressources ainsi que des coordonnĂ©es des dĂ©putĂ©â‹…es pour les contacter, rendez-vous sur notre page de campagne : laquadrature.net/narcotraficotage

Les contenus haineux et négatifs sont rentables pour les médias sociaux publicitaires

20 janvier 2025 Ă  09:57

Ce 20 janvier, 5 personnalitĂ©s d’associations citoyennes expliquent dans cette tribune les liens, entre mĂ©dias sociaux publicitaires et les contenus haineux et nĂ©gatifs. Elles appellent Ă  aller sur des rĂ©seaux sociaux sans pub, Ă  bloquer la publicitĂ© sur internet, Ă  financer autrement les mĂ©dias et Ă  avoir des lois protĂ©geant les usager·éres d’internet de ces dĂ©rives.

Elon Musk sera nommé au gouvernement de Donald Trump ce 20 janvier.

Pour protester contre son investiture et ouvrir une rĂ©flexion sur l’impact politique des rĂ©seaux sociaux, un collectif a lancĂ© HelloQuitteX. Cette communautĂ© a pour but de donner des outils et inciter Ă  aller vers des rĂ©seaux sociaux « plus ouverts et sains Â»1.

Le rachat de Twitter par Elon Musk en 2022 avait dĂ©jĂ  allumĂ© des inquiĂ©tudes qui sont loin d’ĂȘtre calmĂ©es. Celui-ci se targue dĂ©sormais d’utiliser sa plateforme comme une arme au service des candidat·es qui lui plaisent : Donald Trump, ou rĂ©cemment le parti d’extrĂȘme droite allemand l’AfD.

HelloQuitteX et les dĂ©clarations provocatrices d’Elon Musk marquent une Ă©tape dans la reconnaissance de ce que l’on sait depuis longtemps : les plateformes et leur architecture ont un effet sur les contenus qui s’y Ă©changent, et donc les visions du monde de leurs utilisateur·ices.

Changer de rĂ©seau social ne sera pas suffisant : il faut changer leur modĂšle de financement. Car ces dĂ©rives ne sont pas uniquement liĂ©es aux personnalitĂ©s d’Elon Musk, Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg, elles sont inscrites dans l’architecture d’Internet.

La publicitĂ© est la source principale de financement des sites Internet2. Les plateformes ont donc besoin de nous connaĂźtre, le plus intimement possible. Plus elles possĂšdent d’informations sur nous, plus elles pourront cibler les publicitĂ©s et mesurer leur efficacitĂ©, satisfaisant ainsi leurs vĂ©ritables clients : les annonceurs.

Les plateformes ont mis en place une architecture de surveillance qui n’a rien à envier à celles des pires dystopies, dans le but principal de vendre plus cher leurs espaces publicitaires3.

Les rĂ©seaux sociaux ont un intĂ©rĂȘt Ă©conomique Ă©norme Ă  nous garder devant nos Ă©crans, et rivalisent de techniques pour nous rendre « accros Â» Ă  leurs applications, malgrĂ© les effets nĂ©gatifs qu’ils entraĂźnent4.

Mais ce n’est pas tout. Pour amĂ©liorer encore l’efficacitĂ© des publicitĂ©s, ces rĂ©seaux sociaux se vantent de modifier nos Ă©motions. Les recherches internes de Facebook ont montrĂ© que l’entreprise pouvait, en modifiant le fil d’actualitĂ©s, influer sur l’humeur de ses utilisateur·ices5.

Meta propose donc aux annonceurs de cibler leurs annonces vers les moments oĂč l’internaute se sent « mal dans sa peau Â» ou « en manque de reconnaissance Â», car ses recherches ont montrĂ© que les actes d’achat venaient pallier aux souffrances du quotidien. Meta favorise donc les contenus nĂ©gatifs ou polarisants. RĂ©sultat ? Â« Plus les ados vont sur Instagram, plus leur bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral, leur confiance en soi, leur satisfaction Ă  l’égard de la vie, leur humeur et l’image qu’ils ont de leur corps se dĂ©gradent Â»6. En 2016, une publication interne Ă  Facebook montrait que « 64% des entrĂ©es dans des groupes extrĂ©mistes sont dĂ»es Ă  nos outils de recommandation Â»7. Ce n’est pas du hasard, c’est parce que c’est rentable.

Ils poussent ainsi tous les acteurs du jeu politique Ă  aligner leur communication sur des contenus haineux et sans concessions. Les internautes sont enfermĂ©s dans des « bulles de filtres Â», entouré·es de contenus justifiant et radicalisant leurs opinions sans jamais les ouvrir Ă  la contradiction8.

Le dĂ©bat public et les discussions constructives entre internautes en deviennent de plus en plus difficiles, et cette sensation de diffĂ©rences irrĂ©conciliables se transfĂšre vers les discussions en chair et en os9. Le discours de haine n’est pas qu’une abstraction numĂ©rique, il peut attiser la violence, miner la cohĂ©sion sociale, et causer des blessures profondes qui vont bien au delĂ  des Ă©crans, comme de nombreux rapports d’associations et institutions l’attestent10.

Ces contenus viennent nourrir des « visions du monde Â»11 basĂ©es sur la peur et une sensation d’envahissement, venant ainsi conforter encore les tenants du « Grand Remplacement Â» et autres arguments portĂ©s par les mouvements d’extrĂȘme-droite.

Quitter X pour aller sur un autre réseau social publicitaire comme BlueSky ne réglera donc pas le problÚme. Petit à petit, les pressions financiÚres le porteront à modifier ses contenus vers plus de publicité12, et donc une emprise toujours plus grande de la manipulation13.

À ces effets structurels s’ajoute la guerre culturelle menĂ©e par certains grands milliardaires de la tech comme Elon Musk et rĂ©cemment Mark Zuckerberg, pour imposer des idĂ©es ultra-libĂ©rales et ouvertement d’extrĂȘme droite. La concentration du secteur autour de quelques entreprises monopolistiques14 permet Ă  ces hommes d’imposer leur vision du monde en utilisant les plateformes comme des porte-voix. Ils modĂšlent les rĂšgles de partage des contenus en faisant passer leur propagande pour de la libertĂ© d’expression15.

La publicité en tant que source principale de financement des réseaux sociaux est responsable de toutes ces dérives. Pour espérer les réguler, il faut prendre en compte ce mécanisme fondamental.

C’est pourquoi nous relayons l’appel Ă  quitter X, tout en questionnant nos pratiques des rĂ©seaux sociaux et services numĂ©riques basĂ©s sur la publicitĂ©.

Il existe de nombreuses alternatives libres efficaces comme les réseaux sociaux du Fediverse (Mastodon, Pixelfed,
), les suites de Framasoft pour les bureautiques partagés, ou PeerTube pour les vidéos.

Il est aussi particuliĂšrement important d’installer un bloqueur de publicitĂ©, pour plus de confort de navigation et cesser de nourrir la machine Ă  rĂ©colter les donnĂ©es. Le site bloquelapub.net prĂ©sente des tutoriels simples.

Enfin, toutes ces mesures individuelles doivent nĂ©cessairement ĂȘtre complĂ©tĂ©es par des mesures contraignantes au niveau lĂ©gislatif. Une premiĂšre Ă©tape pourrait ĂȘtre de rendre les rĂ©seaux sociaux responsables des contenus qui s’y Ă©changent. Le site de La Quadrature du Net dĂ©taille les diffĂ©rentes lois nationales et europĂ©ennes tout en donnant des pistes pour pallier aux manques16.

Il est aussi urgent de rĂ©flĂ©chir Ă  des modĂšles de financement alternatifs Ă  la fausse gratuitĂ© publicitaire. Pour cela, nous appelons les mĂ©dias et sites intĂ©ressĂ©s Ă  prendre contact avec nous pour rĂ©flĂ©chir ensemble Ă  d’autres modĂšles possibles.

Thomas Citharel, codirecteur de Framasoft

Raquel Radaut, militante et porte-parole Ă  La Quadrature du Net

Marie Youakim, co-présidente de Ritimo

Marie Cousin, co-prĂ©sidente de RĂ©sistance Ă  l’Agression Publicitaire

Tanguy Delaire, militant de RĂ©sistance Ă  l’Agression Publicitaire

1Voir le manifeste de HelloQuittX https://www.helloquitx.com/MANIFESTO-HelloQuitteX.html

2Voir Shoshanna ZUBOFF, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2022

3Ethan ZUCKERMAN, « The Internet’s Original Sin Â», The Atlantic, 14 aoĂ»t 2014, https://www.theatlantic.com/technology/archive/2014/08/advertising-is-the-internets-original-sin/376041/

4Voir Ă  ce sujet la mini sĂ©rie Dopamine, diffusĂ©e sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-017841/dopamine/

5Selon Frances Haugen, ancienne employĂ©e de Facebook, lanceuse d’alerte, citĂ©e par David CHAVALARIAS, Toxic Data, Comment les rĂ©seaux manipulent nos opinions, Flammarion, 2022, p. 100

6Christia SPEARS BROWN, « Comment plusieurs Ă©tudes montrent qu’Instagram peut nuire au bien-ĂȘtre des jeunes Â», The Conversation, 26 septembre 2021 https://theconversation.com/comment-plusieurs-etudes-montrent-quinstagram-peut-nuire-au-bien-etre-des-jeunes-168514

7Mathilde SALIOU, TechnofĂ©minisme, Comment le numĂ©rique aggrave les inĂ©galitĂ©s, Éditions Grasset & Fasquelle, 2023, p. 59

8Voir l’analyse de David Chavalarias : David CHAVALARIAS, Toxic Data, op. cit.

9Tanguy DELAIRE, « PublicitĂ© sur Internet : un terrain favorable Ă  l’extrĂȘme droite Â», Le Club de Mediapart, 13 novembre 2024

10 Voir par exemple  le constat d’Amnesty International ‘ https://www.amnesty.fr/actualites/sinformer-se-former-eduquer-et-agir-face-a-la-montee-des-discours-de-haine-et-anti-droits ou celui de la commission europĂ©enne https://www.coe.int/fr/web/combating-hate-speech/what-is-hate-speech-and-why-is-it-a-problem- ) ou encore ce que rapportait en juin 2024 le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’ONU « L’impact nĂ©gatif des discours de haine sur la paix, le dĂ©veloppement durable, les droits de l’homme et la prĂ©vention des gĂ©nocides et des crimes connexes continue d’ĂȘtre observĂ© dans le monde entier Â» ( https://www.un.org/africarenewal/fr/magazine/juin-2024/la-jeunesse-au-service-de-la-lutte-contre-les-discours-dincitation-%C3%A0-la-haine ). Â»

11Voir FĂ©licien FAURY, Des Ă©lecteurs ordinaires, EnquĂȘte sur la normalisation de l’extrĂȘme droite, Ă‰ditions du Seuil, 2024

12On lit sur le site de HelloQuitteX « Ă€ noter que Bluesky a rĂ©cemment fait entrer un investisseur privĂ©, Blockchain Capital, une entreprise du monde de la blockchain et des cryptomonnaies, ce qui influencera peut-ĂȘtre Ă  l’avenir son modĂšle Ă©conomique. Â» https://helloquittex.com/Quitter-Twitter-X-Etape-2-Je-cree-un-compte-Mastodon-et-ou-Bluesky.html consultĂ© le 9 janvier 2025

13Blog de RĂ©sistance Ă  l’Agression Publicitaire, « PublicitĂ© : l’industrialisation de la manipulation Â», Le Club de Mediapart, 23 novembre 2021 https://blogs.mediapart.fr/resistance-agression-pub/blog/231121/publicite-lindustrialisation-de-la-manipulation

14Nikos SMYRNAIOS, « Les GAFAM, entre emprise structurelle et crise d’hĂ©gĂ©monie Â», Pouvoirs, N° 185(2), 19-30, https://droit.cairn.info/revue-pouvoirs-2023-2-page-19?lang=fr

15AFP, Le Nouvel Obs, « Meta met fin Ă  son programme de fact-checking aux Etats-Unis, Musk trouve ça « cool Â», Trump dit qu’il a « probablement Â» influencĂ© la dĂ©cision Â», Le Nouvel Observateur, 7 janvier 2025 https://www.nouvelobs.com/monde/20250107.OBS98735/meta-met-fin-a-son-programme-de-fact-checking-aux-etats-unis-musk-trouve-ca-cool-trump-dit-qu-il-a-probablement-influence-la-decision.html

16Voir par exemple l‘analyse du « RĂšglement IA Â» adoptĂ© par la commission europĂ©enne en mai 2024 : https://www.laquadrature.net/2024/05/22/le-reglement-ia-adopte-la-fuite-en-avant-techno-solutionniste-peut-se-poursuivre/ ou « ou les propositions en terme d’interopĂ©rabilitĂ© des rĂ©seaux sociaux : https://www.laquadrature.net/?s=interop%C3%A9rabilit%C3%A9« 

LĂ©gislatives : la surveillance sur un plateau brun

Par : noemie
28 juin 2024 Ă  06:14

Alors que le choix d’Emmanuel Macron de dissoudre l’AssemblĂ©e nationale au lendemain des Ă©lections europĂ©ennes risque de renforcer le poids de l’extrĂȘme droite, nous partageons l’inquiĂ©tude exprimĂ©e par beaucoup face au risque important que ce tremblement de terre politique fait peser sur la dĂ©mocratie et les libertĂ©s. L’idĂ©ologie du Rassemblement National, entiĂšrement tournĂ©e vers la crĂ©ation de droits diffĂ©renciĂ©s sur des fondements racistes et rĂ©actionnaires, ne peut exister sans une structure de pouvoir forte et centralisĂ©e. C’est pourquoi nous ne doutons pas qu’un gouvernement d’extrĂȘme droite utilisera et renforcera la surveillance de la population pour exercer son pouvoir. Il aura, par exemple, besoin du fichage pour identifier les personnes Ă  qui retirer des droits, de l’écosystĂšme de surveillance pour traquer les personnes qu’il veut expulser, maltraiter ou enfermer ou encore des lois de censure et coercitives pour faire taire les oppositions anti-fascistes.

Il n’a pas fallu attendre le parti lepĂ©niste pour que la surveillance autoritaire s’installe dans notre quotidien. Cette derniĂšre dĂ©cennie, au nom de « l’efficacitĂ© Â», de la « crise Â» ou encore de « l’urgence Â», François Hollande puis Emmanuel Macron ont adoptĂ© – avec le soutien de la droite et l’extrĂȘme droite – de nombreuses mesures sĂ©curitaires et multipliĂ© les dispositifs de surveillance tout en Ă©cartant les garde-fous et contre-pouvoirs. Des gouvernements se disant modĂ©rĂ©s ont systĂ©matiquement justifiĂ© la lĂ©galisation des technologies de surveillance, au motif qu’elles Ă©taient adoptĂ©es dans un cadre dĂ©mocratique et seraient « correctement Â» utilisĂ©es. Il s’agit Ă©videmment d’un aveuglement dangereux.

Par essence, les outils de surveillance ne sont jamais neutres dĂšs lors qu’ils donnent Ă  un État la capacitĂ© de connaĂźtre, et donc de contrĂŽler, sa population. DĂšs leur crĂ©ation, ils portent en eux un objectif de dĂ©tecter les « signaux faibles Â» et trouver « l’ennemi intĂ©rieur Â». Les dĂ©rives discriminantes font intĂ©gralement partie de la logique de ces technologies mais sont exacerbĂ©es lorsque celles-ci sont dans les mains de l’extrĂȘme droite. Ainsi, comme nous l’avions expliquĂ©, l’édifice du fichage policier, pensĂ© en France dĂšs la fin du XIXe siĂšcle et construit petit Ă  petit pendant plusieurs dĂ©cennies, Ă©tait dĂ©jĂ  mĂ»r lorsque le rĂ©gime de Vichy a Ă©tĂ© instaurĂ© en 1940. La possibilitĂ© que ces fichiers servent Ă  identifier et arrĂȘter des personnes Ă©tait en rĂ©alitĂ© intrinsĂšque Ă  ce systĂšme et il a simplement suffit au pouvoir pĂ©tainiste d’en ajuster les usages.

Les mĂȘmes logiques aveugles se rĂ©pĂštent. Les gouvernements successifs ont depuis vingt ans installĂ© et banalisĂ© les outils qui serviront Ă  l’extrĂȘme droite pour mettre en oeuvre le monde sĂ©grĂ©guĂ©, injuste et autoritaire pour lequel elle milite depuis des annĂ©es.

Une administration toute puissante

Le premier point de bascule est sans aucun doute l’état d’urgence de 2015. Il a bouleversĂ© le fonctionnement de l’État de droit en modifiant les Ă©quilibres historiques des institutions. Le rĂŽle des juges judiciaires, censĂ©s ĂȘtre les seuls Ă  pouvoir restreindre les libertĂ©s individuelles selon la Constitution, a Ă©tĂ© rĂ©duit au profit du rĂŽle confiĂ© Ă  l’administration, au prĂ©texte que celle-ci pourrait agir plus vite. De nombreux abus ont Ă©tĂ© constatĂ©s lors de l’état d’urgence avec l’utilisation de mesures visant massivement des personnes musulmanes ou des activistes Ă©cologistes. Ce rĂ©gime d’exception a Ă©tĂ© prolongĂ© par la loi « renforçant la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure et la lutte contre le terrorisme Â» (SILT) de 2017, qui l’a fait entrer dans le droit commun. DĂ©sormais, le ministre de l’intĂ©rieur peut demander des assignations Ă  rĂ©sidence ou des interdiction de paraĂźtre, au nom de la prĂ©vention du terrorisme, avec une simple information Ă  un procureur.

Ce renforcement des pouvoirs de l’administration s’est propagĂ© au-delĂ  du cadre anti-terroriste. Petit Ă  petit, depuis 2015, elle a rĂ©activĂ© ou obtenu de nombreux pouvoirs. Il est ainsi devenu de plus en plus frĂ©quent que des prĂ©fets interdisent des manifestations ou des interventions au nom de l’ordre public. Depuis 2023, ils ont Ă©galement la possibilitĂ© d’utiliser des drones de surveillance ou, depuis 2021 au nom de la loi SĂ©paratisme, de priver des associations de leurs subventions. Depuis la loi sur les Jeux olympiques et paralympiques de 2023, ils peuvent Ă©galement expĂ©rimenter la vidĂ©osurveillance algorithmique. Pouvons-nous sĂ©rieusement imaginer qu’un gouvernement d’extrĂȘme droite se privera d’utiliser ces larges pouvoirs ? Assignation Ă  rĂ©sidence de militant·es de gauche, multiplication des drones au dessus des quartiers populaires ou encore interdiction d’évĂšnements antiracistes, les prĂ©fets nommĂ©s par le RN auront de nombreux leviers rĂ©pressifs Ă  leurs disposition.

Le ministre de l’intĂ©rieur a, quant Ă  lui, rĂ©investi la possibilitĂ© de dissoudre des associations. Avant mĂȘme la rĂ©forme lĂ©gislative ouvrant une Ăšre de dissolutions massives, le ministre de l’intĂ©rieur a commencĂ© par des organisations musulmanes telles que le CCIF, puis il s’est attaquĂ© aux groupes d’extrĂȘme gauche comme le Bloc lorrain ou la DĂ©fense collective Ă  Rennes. Des dissolutions que Jordan Bardella a promis d’amplifier encore davantage.

Une justice affaiblie

L’augmentation des pouvoirs de l’administration s’est accompagnĂ©e d’une remise en cause des principes fondateurs de la justice. Avec la crĂ©ation de l’amende forfaitaire dĂ©lictuelle, le juge judiciaire a ainsi Ă©tĂ© mis Ă  l’écart dans un domaine qui lui Ă©tait initialement rĂ©servĂ©. Depuis 2016, le lĂ©gislateur peut prĂ©voir que, pour certaines infractions, les poursuites pĂ©nales s’arrĂȘteront automatiquement lorsque la personne poursuivie paye une amende. Autrement dit, la police peut dĂ©sormais faire pression sur les personnes en leur proposant un choix cornĂ©lien : faire valoir leurs droits devant un juge ou s’acquitter de quelques centaines d’euros pour s’arrĂȘter lĂ . Ces derniĂšres annĂ©es, les dĂ©lits concernĂ©s par l’amende forfaitaire dĂ©lictuelle ont Ă©tĂ© considĂ©rablement Ă©largis, avec par exemple la consommation de stupĂ©fiants ou, pendant le confinement en 2020, le fait de sortir de chez soi sans attestation.

Mais c’est surtout sur internet que ce contournement du juge a Ă©tĂ© le plus assumĂ©. Depuis 2014 et une loi portĂ©e par Bernard Cazeneuve, la police peut exiger seule que des sites internet retirent des contenus qu’elle estime ĂȘtre Ă  caractĂšre « terroriste Â». Alors que nous avons toujours dĂ©noncĂ© les risques de censure politique et d’arbitraire de ce mĂ©canisme confiĂ© Ă  l’administration, en l’occurrence l’Office anti-cybercriminalitĂ©, nos craintes ont Ă©tĂ© confirmĂ©es Ă  plusieurs reprises. DĂ©sormais, les plateformes en ligne et les rĂ©seaux sociaux vont jusqu’à collaborer activement avec le gouvernement quand celui-ci leur demande de retirer des contenus. Ainsi, lors des Ă©meutes de l’étĂ© 2023, le ministĂšre de l’intĂ©rieur a « convoquĂ© Â» certains rĂ©seaux sociaux, et Snapchat a publiquement admis avoir retirĂ© des contenus sur demande du gouvernement et en dehors de toute procĂ©dure lĂ©gale. Pire : lorsque Gabriel Attal a pris la dĂ©cision illĂ©gale de censurer le rĂ©seau social Tiktok en Nouvelle CalĂ©donie, au motif que cette plateforme aurait jouĂ© un rĂŽle dans les Ă©meutes sur l’üle, il a instaurĂ© un prĂ©cĂ©dent inĂ©dit d’atteinte Ă  la libertĂ© d’expression que nos institutions ont Ă©chouĂ© Ă  empĂȘcher. On pressent alors comment une censure des critiques contre l’extrĂȘme droite pourrait ĂȘtre facilitĂ©e par cet Ă©tat des choses.

Technopolice partout

En parallĂšle, les capacitĂ©s de surveillance de la police ont Ă©tĂ© Ă©normĂ©ment renforcĂ©es. Le nombre de fichiers (crĂ©Ă©s par simple dĂ©cret) a explosĂ©, leur accĂšs s’est Ă©largi et le contrĂŽle des abus est quasi inexistant (la LOPMI de 2022 a mĂȘme enlevĂ© l’exigence formelle d’habilitation pour les consulter). La prise de signalĂ©tique (ADN, empreintes digitales et photo du visage) ainsi que la demande de code de dĂ©verrouillage du tĂ©lĂ©phone sont devenues systĂ©matiques pour faire pression sur les personnes gardĂ©es Ă  vue, bien que cela soit gĂ©nĂ©ralement illĂ©gal car dĂ©corrĂ©lĂ© de toute infraction annexe. Par ailleurs, l’exploitation de ces informations peut dĂ©sormais ĂȘtre faite dans la rue, via des tablettes mobiles permettant aux gendarmes et policiers d’accentuer le harcĂšlement des personnes contrĂŽlĂ©es.

Les technologies aussi ont Ă©voluĂ© : la reconnaissance faciale s’est banalisĂ©e et est frĂ©quemment utilisĂ©e dans les procĂ©dures judiciaires Ă  travers le fichier TAJ, des logiciels d’analyse des mĂ©tadonnĂ©es permettent de crĂ©er trĂšs facilement des graphes sociaux et de pister les habitudes des personnes, les logiciels espions peuvent dĂ©sormais ĂȘtre utilisĂ©s pour activer Ă  distance la fonction de gĂ©olocalisation d’un appareil mobile, et la police dispose de plus en plus d’outils de surveillance en source ouverte (OSINT). Par ailleurs, depuis 2016, cette derniĂšre est autorisĂ©e Ă  utiliser des techniques encore plus intrusives comme la sonorisation des lieux, la captation des donnĂ©es informatiques, les IMSI catchers, la captation d’images ou l’infiltration dans les procĂ©dures liĂ©es Ă  la « criminalitĂ© organisĂ©e Â». Cette catĂ©gorie recouvre des infractions trĂšs larges, et fut notamment invoquĂ©e pour poursuivre des militants Ă©cologistes qui ont bloquĂ© une cimenterie Lafarge, ou pour justifier l’arrestation de militants indĂ©pendantistes kanaks en juin 2024.

Les services de renseignement ne sont pas en reste depuis la formalisation de leurs pouvoirs de surveillance par la loi Renseignement de 2015. Nous avons ainsi dĂ©noncĂ© le fait que cette loi lĂ©galise la possibilitĂ© d’utiliser de nombreux moyens de surveillance intrusifs, pour des finalitĂ©s trĂšs larges, et notamment la surveillance des militant·es. Ces possibilitĂ©s d’abus se sont concrĂ©tisĂ©es au fur et Ă  mesure des annĂ©es, au travers par exemple de la surveillance des gilets jaunes, ou de divers cas oĂč des militant·es ont retrouvĂ© du matĂ©riel de surveillance les visant (on pourra citer en exemple la camĂ©ra cachĂ©e devant l’espace autogĂ©rĂ© des Tanneries Ă  Dijon, le micro dans une librairie anarchiste Ă  Paris, ou la balise GPS sous la voiture de Julien Le Guet du collectif Bassines Non Merci).

Dans son rapport d’activitĂ© pour l’annĂ©e 2022, la Commission nationale de contrĂŽle des techniques de renseignement (CNCTR) s’est d’ailleurs inquiĂ©tĂ©e de l’accroissement de la surveillance des militants. Elle a Ă©galement alertĂ© sur l’insuffisance de ses capacitĂ©s de contrĂŽle, qui l’empĂȘche de suivre les derniĂšres Ă©volutions technologiques, notamment s’agissant des spywares et autres intrusions informatiques Ă  distance.

Enfin, des prĂ©cĂ©dents dangereux ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s avec l’élargissement continu de la justice d’exception applicable en matiĂšre de terrorisme, et l’implication grandissante des services antiterroristes dans des affaires politiques. L’affaire dite du « 8 dĂ©cembre Â» est un triste exemple : la dĂ©cision rendue fin dĂ©cembre 2023 par le tribunal correctionnel de Paris confirme que des militant·es de gauche peuvent ĂȘtre poursuivis et condamné·es pour association de malfaiteurs Ă  caractĂšre terroriste sur la base de suspicions d’intention, sans projet avĂ©rĂ©, et que protĂ©ger ses communications peut ĂȘtre utilisĂ© comme une preuve de « comportement clandestin Â» pour justifier la condamnation.

La surveillance et la rĂ©pression des mouvements militants, Ă©cologistes ou anti-autoritaires notamment, n’est plus une crainte, mais une rĂ©alitĂ©, d’autant qu’elle est accompagnĂ©e depuis plusieurs annĂ©es d’un discours nourri visant Ă  criminaliser toute forme de contestation en dehors du simple cadre Ă©lectoral (actions syndicales, manifestations de rue, etc.). Elle n’en serait que pire sous une majoritĂ© RN.

Des gardes-fous illusoires

On le comprend, les dispositifs de surveillance et de rĂ©pression sont dĂ©jĂ  lĂ  et les gardes-fous institutionnels et politiques ne permettent plus de freiner les volontĂ©s politiques autoritaires. Nous le constatons avec dĂ©pit depuis des annĂ©es : le droit n’empĂȘche pas l’installation massive de technologies de surveillance sur la population. Le Conseil d’État a validĂ© la lĂ©galitĂ© de quasiment tous les fichiers de police qui ont ont Ă©tĂ© contestĂ©s devant lui, y compris le fichage politique et religieux du PASP et du GIPASP.

Le Conseil constitutionnel, quant Ă  lui, estime quasi systĂ©matiquement que les lois protĂšgent suffisamment les libertĂ©s, le plus souvent en reportant le contrĂŽle au cas par cas sur d’autres instances, comme les tribunaux administratifs, incapable de prĂ©venir des abus systĂ©miques dans l’usage de mesures de surveillance. Ce report du contrĂŽle de lĂ©galitĂ© par le Conseil constitutionnel au juge administratif a Ă©galement pour consĂ©quence de faire peser la charge de la contestation lĂ©gale sur la sociĂ©tĂ© civile ou les personnes victimes de cette recrudescence de surveillance, qui doivent aller en justice pour demander le respect des libertĂ©s. Sans grand succĂšs, il faut bien l’admettre, vu le faible nombre de victoires.

Enfin, sur le plan matĂ©riel, les autoritĂ©s administratives indĂ©pendantes comme la CNCTR ou la CNIL ne peuvent raisonnablement pas contrĂŽler chaque action des forces de l’ordre et des services de renseignement. Concernant le cas particulier de la CNIL, on constate Ă©galement chez elle une absence de courage politique qui explique son inaction, voire une volontĂ© d’aider le gouvernement Ă  lĂ©galiser de nouvelles mesures de surveillance comme ce fut le cas des drones ou de la VSA.

Si le constat a de quoi effrayer, il est loin d’ĂȘtre Ă©tonnant. Cela fait des annĂ©es qu’associations, juristes, universitaires, militant·es de terrain alertent sur ce lent dĂ©pĂ©rissement de l’État de droit. Il suffit dĂ©sormais au Rassemblement National de marcher dans les pas des gouvernements prĂ©cĂ©dents et de se servir de l’arsenal lĂ©gislatif dĂ©jĂ  existant. Son programme est profondĂ©ment raciste, sexiste et LGBT-phobe et ne cache mĂȘme plus son ambition de rĂ©duire les libertĂ©s et les droits individuels. Nous n’osons mĂȘme pas nous figurer la facilitĂ© avec laquelle ce parti aurait Ă  mettre en place ses mesures autoritaires et ses politiques de restriction des droits dĂšs lors qu’il disposera des dispositifs mis en place ces derniĂšres annĂ©es.

Face Ă  cette menace, nous appelons Ă  la mobilisation pour ne pas voir ces outils de surveillance et de rĂ©pression tomber dans les mains du Rassemblement National, ni laisser l’occasion aux « extrĂȘmes-centristes Â» d’Emmanuel Macron de dĂ©truire les derniers garde-fous de l’État de droit. Nous appelons Ă  militer et Ă  voter massivement contre la droite et l’extrĂȘme droite aux prochaines lĂ©gislatives.

Blocage de TikTok en Nouvelle-CalĂ©donie : retour sur un fiasco dĂ©mocratique

Par : bastien
5 juin 2024 Ă  08:51

Le 23 mai dernier, le Conseil d’État a rejetĂ© le recours en urgence de La Quadrature du Net contre la mesure de blocage de TikTok en Nouvelle-CalĂ©donie. Pour justifier cette dĂ©cision inique, le juge des rĂ©fĂ©rĂ©s a affirmĂ© qu’il n’y aurait pas d’urgence Ă  statuer puisque ce blocage serait, selon les dires du gouvernement, bientĂŽt levĂ©. Il aura fallu attendre plus de 24 heures aprĂšs la levĂ©e de l’état d’urgence pour que le rĂ©seau social soit de nouveau accessible. Cet Ă©pisode marquera un tournant dans la montĂ©e autoritaire en France et dans l’échec de nos institutions Ă  l’empĂȘcher.

Les mensonges du Premier ministre

Lorsque nous dĂ©posions notre rĂ©fĂ©rĂ© mi-mai, nous n’imaginions pas un tel arbitraire. Le Premier ministre a en effet annoncĂ© le blocage de TikTok le 15 mai dernier en mĂȘme temps qu’il annonçait l’entrĂ©e en vigueur de l’état d’urgence sur le territoire de la Nouvelle-CalĂ©donie. Juristes et journalistes estimaient alors que la dĂ©cision de blocage ne pouvait avoir Ă©tĂ© prise qu’en application d’une disposition de la loi sur l’état d’urgence qui prĂ©voit la possibilitĂ© pour le ministre de l’intĂ©rieur de bloquer « tout service de communication au public en ligne provoquant Ă  la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie Â». En rĂ©alitĂ©, la mesure de blocage Ă©tait justifiĂ©e par un autre fondement juridique. Le gouvernement a sciemment gardĂ© le silence dessus, entretenant confusion et opacitĂ© pendant que La Quadrature et d’autres associations dĂ©posaient leurs recours.

En parallĂšle, l’exĂ©cutif a rapidement distillĂ© dans la presse, dĂšs le 16 mai, un autre Ă©lĂ©ment de langage : le blocage de TikTok serait justifiĂ© par une opĂ©ration d’ingĂ©rence Ă©trangĂšre de la part de l’AzerbaĂŻdjan. En rĂ©alitĂ©, si l’AzerbaĂŻdjan veut tirer bĂ©nĂ©fice depuis plusieurs mois des tensions en Nouvelle-CalĂ©donie, aucune opĂ©ration de dĂ©sinformation de sa part n’a Ă©tĂ© lancĂ©e sur TikTok. Et ce sont les services du Premier ministre eux-mĂȘmes qui l’ont dit, par une fiche Ă©tablie par Viginum, un service relevant du Premier ministre chargĂ© d’étudier les opĂ©rations d’ingĂ©rence Ă©trangĂšre en ligne.

Sur ces deux points, le Premier ministre s’est retrouvĂ© face Ă  sa malhonnĂȘtetĂ© et ses mensonges lorsque ses services ont dĂ» justifier la mesure devant la justice. Dans le mĂ©moire envoyĂ© au Conseil d’État, on a ainsi pu dĂ©couvrir que le fondement juridique de ce blocage n’était non pas l’état d’urgence, mais la « thĂ©orie des circonstances exceptionnelles Â», qui consiste Ă  admettre dans des cas trĂšs exceptionnels des dĂ©rogations Ă  certaines rĂšgles de droit. Admise par les juges il y a une centaine d’annĂ©es, cette thĂ©orie est d’une certaine maniĂšre l’ancĂȘtre de l’état d’urgence, mais jurisprudentiel. La loi de 1955, imaginĂ©e dans le contexte colonial de la guerre d’AlgĂ©rie, a ensuite pris le relai avec un cadre prĂ©cis. Comme cela a Ă©tĂ© relevĂ© lors de l’audience, c’est la premiĂšre fois que ces deux rĂ©gimes d’exception se retrouvent invoquĂ©s en mĂȘme temps. DerriĂšre cette situation juridique inĂ©dite, on sent surtout que le gouvernement ne savait pas sur quel pied danser et avait dĂ©cidĂ© le blocage du rĂ©seau social avant d’avoir dĂ©terminĂ© sa justification en droit. La presse l’a d’ailleurs confirmĂ© : fin mai, La Lettre rĂ©vĂ©lait que, en coulisses, le gouvernement avait passĂ© un accord avec TikTok pour que la plateforme ne conteste pas en justice la dĂ©cision de blocage qu’il n’arrivait pas Ă  justifier lĂ©galement.

Cependant, cette thĂ©orie des « circonstances exceptionnelles Â» ne permet pas pour autant de sacrifier la libertĂ© d’expression en ligne sur l’autel d’une sacro-sainte sĂ©curitĂ©. Devant le Conseil d’État, le Premier ministre a notamment justifiĂ© le blocage de TikTok par de soi-disant contenus violents ou incitant Ă  la violence. Le 20 mai, ses services Ă©crivaient ainsi au Conseil d’État que « l’organisation de ces exactions a Ă©tĂ© largement facilitĂ©e par l’utilisation des rĂ©seaux sociaux, et particuliĂšrement, du fait des caractĂ©ristiques spĂ©cifiques, du rĂ©seau social “TikTok” Â». Mais lorsque le gouvernement fut sommĂ© par le Conseil d’État d’apporter la preuve de ces contenus prĂ©tendument problĂ©matiques, il n’a produit que des captures d’écran
 de contenus lĂ©gaux. Les exemples choisis pour illustrer le besoin d’une censure n’étaient en rĂ©alitĂ© que des vidĂ©os dĂ©nonçant les violences policiĂšres et l’organisation de milices civiles. En somme, des expressions politiques plus ou moins radicales, critiquant la situation, mais en rien des appels Ă  la violence. Les services du Premier ministre ont admis sans peu de scrupules Ă  l’audience que TikTok a Ă©tĂ© choisi car « le profil des Ă©meutiers correspondait au profil des utilisateurs Â», c’est-Ă -dire les jeunes. Sans dĂ©tour, le gouvernement assumait ainsi vouloir bĂąillonner la parole et l’expression de la jeunesse kanake alors mĂȘme que ce qui Ă©tait dĂ©noncĂ© dans les vidĂ©os incriminĂ©es sur le moment s’est rĂ©vĂ©lĂ© ĂȘtre vrai : la presse a rĂ©vĂ©lĂ© ces derniers jours les cas de violences policiĂšres, la complicitĂ© de la police avec les milices, ou encore une agression raciste d’un policier kanak.

Enfin, le gouvernement a poursuivi dans la malhonnĂȘtetĂ© lorsqu’il a assurĂ© au Conseil d’État, dans un mĂ©moire datĂ© du 22 mai, que la mesure de blocage ne durerait pas. Il s’engageait ainsi Ă  mettre fin au blocage lorsque « l’évolution de la situation sur le territoire de Nouvelle-CalĂ©donie permettrait d’envisager une levĂ©e de la mesure Â», laissant mĂȘme croire que cela pourrait intervenir « avant la lecture de l’ordonnance Â» (c’est-Ă -dire avant mĂȘme la dĂ©cision du Conseil d’État). En rĂ©alitĂ©, il aura fallu attendre plus de 24 heures aprĂšs la levĂ©e de l’état d’urgence en Nouvelle-CalĂ©donie pour que TikTok soit de nouveau accessible.

Le Conseil d’État alliĂ© du gouvernement

C’est ce dernier mensonge relatif Ă  la levĂ©e de l’état d’urgence qui a semblĂ© aider le Conseil d’État Ă  ne pas sanctionner le gouvernement, donc Ă  ne pas lui ordonner de rĂ©tablir l’accĂšs Ă  TikTok. En effet, pour que le juge administratif prenne une dĂ©cision en rĂ©fĂ©rĂ©, il faut, avant mĂȘme de parler de l’illĂ©galitĂ© de la situation, justifier d’une urgence Ă  agir. On pourrait se dire que bloquer une plateforme majeure dans les Ă©changes en ligne, sur l’ensemble du territoire de Nouvelle-CalĂ©donie (270 000 habitant·es), pour une durĂ©e indĂ©terminĂ©e, est une situation suffisamment urgente. C’est notamment ce qui a Ă©tĂ© dĂ©fendu par les avocat·es prĂ©sent·es Ă  l’audience, rappelant l’aspect entiĂšrement inĂ©dit d’un tel blocage en France et mĂȘme dans l’Union europĂ©enne. Le Conseil d’État a d’ailleurs Ă©tĂ© moins exigeant par le passĂ© : en 2020, quand nous lui demandions d’empĂȘcher les drones de la prĂ©fecture de police de Paris de voler, ici aussi par un recours en rĂ©fĂ©rĂ©, il constatait qu’il y avait bien une urgence Ă  statuer.

Mais pour TikTok, le juge des rĂ©fĂ©rĂ©s a prĂ©fĂ©rĂ© jouer Ă  chat perchĂ© : dans sa dĂ©cision, il estime que « les requĂ©rants n’apportent aucun Ă©lĂ©ment permettant de caractĂ©riser l’urgence Ă  l’intervention du juge des rĂ©fĂ©rĂ©s Â», et prĂ©cise, pour affirmer qu’il n’y a pas d’urgence, que « la dĂ©cision contestĂ©e porte sur le blocage d’un seul rĂ©seau social sur le territoire de la Nouvelle-CalĂ©donie, l’ensemble des autres rĂ©seaux sociaux et moyens de communication, la presse, les tĂ©lĂ©visions et radios n’étant en rien affectĂ©s Â». TrĂšs belle preuve de l’incomprĂ©hension de ce que reprĂ©sente un rĂ©seau social aujourd’hui et de comment l’information circule en ligne. Le Conseil d’État oublie notamment que la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme (CEDH) estime que bloquer l’ensemble d’une plateforme en ligne Ă©quivaut Ă  empĂȘcher un journal de paraĂźtre ou Ă  un mĂ©dia audiovisuel de diffuser. Ici, nos institutions donnent l’impression de ne pas tenter de comprendre la rĂ©alitĂ© d’Internet et minimisent de fait l’atteinte qui dĂ©coule de ce blocage.

Pour enfoncer le clou sur l’absence d’urgence Ă  statuer, le juge des rĂ©fĂ©rĂ©s termine en reprenant Ă  son compte la promesse malhonnĂȘte du gouvernement : « cette mesure de blocage doit prendre fin dans de trĂšs brefs dĂ©lais, le gouvernement s’étant engagĂ©, dans le dernier Ă©tat de ses Ă©critures, Ă  lever immĂ©diatement la mesure dĂšs que les troubles l’ayant justifiĂ©e cesseront Â». Il a donc laissĂ© faire, octroyant au gouvernement un pouvoir discrĂ©tionnaire sur la date de rĂ©tablissement de la plateforme.

Un constat amĂšre peut donc ĂȘtre fait : en France, comme en Russie ou en Turquie, le gouvernement peut bloquer d’un claquement de doigt un rĂ©seau social sans que la justice ne soit capable de l’en empĂȘcher. Alors que le Conseil d’État aurait pu faire passer un message fort et exercer son rĂŽle de contre-pouvoir, il est venu au secours du gouvernement en tolĂ©rant une atteinte sans prĂ©cĂ©dent et totalement disproportionnĂ©e Ă  la libertĂ© d’expression et d’information.

Ne pas laisser faire

Bien que le blocage de TikTok soit levĂ©, le prĂ©cĂ©dent politique et juridique existe dĂ©sormais. Nous pensons qu’il faut tout faire pour que celui-ci ne se reproduise pas et reste un cas isolĂ©. Que ce soit par la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme ou par le ComitĂ© des droits de l’Homme des Nations Unies, ce type de censure est unanimement condamnĂ©. Nous ne pouvons donc pas laisser le Conseil d’État se satisfaire de ce blocage et devons exiger de lui qu’il rappelle le droit et sanctionne le gouvernement.

C’est pourquoi nous avons donc dĂ©posĂ© la semaine derniĂšre un recours en excĂšs de pouvoir contre cette dĂ©cision. Il s’agit de la voie contentieuse classique, mais plus longue, lorsque l’on veut contester une dĂ©cision administrative. Un tel recours prendra un Ă  deux ans avant d’ĂȘtre jugĂ© et nous espĂ©rons que le Conseil d’État sortira de sa torpeur et confirmera que le blocage Ă©tait illĂ©gal. Car pour bloquer TikTok, le gouvernement ne s’est vu opposer aucun obstacle, aucun garde-fou, et n’a jamais eu Ă  justifier sa mesure. La seule opposition Ă  laquelle il a Ă©tĂ© confrontĂ© a Ă©tĂ© la saisie de la justice par les associations et la sociĂ©tĂ© civile. L’échec qui en a rĂ©sultĂ© est une preuve supplĂ©mentaire de la dĂ©faillance de plus en plus flagrante des leviers dĂ©mocratiques.

Depuis de nombreuses annĂ©es, nous constatons l’effondrement progressif de l’État de droit en France. Nous constatons que la politique toujours plus autoritaire des gouvernements successifs, et notamment ceux d’Emmanuel Macron, ne se voit opposer aucun obstacle institutionnel majeur. Avec le blocage arbitraire de TikTok, une nouvelle Ă©tape a Ă©tĂ© franchie. Nous ne cachons pas notre inquiĂ©tude face Ă  ce constat, mais nous continuerons d’agir. Pensez, si vous le pouvez, Ă  nous aider avec un don.

La Quadrature du Net attaque en justice le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie

Par : noemie
17 mai 2024 Ă  06:16

Par un rĂ©fĂ©rĂ©-libertĂ© dĂ©posĂ© ce jour, La Quadrature du Net demande au Conseil d’État la suspension de la dĂ©cision du Premier ministre Gabriel Attal de bloquer en Nouvelle-CalĂ©donie la plateforme TikTok. Par cette dĂ©cision de blocage, le gouvernement porte un coup inĂ©dit et particuliĂšrement grave Ă  la libertĂ© d’expression en ligne, que ni le contexte local ni la toxicitĂ© de la plateforme ne peuvent justifier dans un État de droit.

Les réflexes autoritaires du gouvernement

Alors que la situation en Nouvelle-CalĂ©donie atteint un stade dramatique, aprĂšs trois ans de crise, et que le dialogue politique semble rompu suite Ă  la dĂ©cision du gouvernement et du Parlement de modifier les rĂšgles d’accession au collĂšge Ă©lectoral au dĂ©triment des indĂ©pendantistes kanaks, le gouvernement a dĂ©cidĂ© de revenir Ă  de vieux rĂ©flexes autoritaires et coloniaux. Outre l’envoi de forces armĂ©es, il a ainsi choisi de bloquer purement et simplement la plateforme TikTok sur le territoire de Nouvelle-CalĂ©donie. Selon Numerama, le premier ministre justifie cette mesure « en raison des ingĂ©rences et de la manipulation dont fait l’objet la plateforme dont la maison mĂšre est chinoise Â», ajoutant que l’application serait « utilisĂ©e en tant que support de diffusion de dĂ©sinformation sur les rĂ©seaux sociaux, alimentĂ© par des pays Ă©trangers, et relayĂ© par les Ă©meutiers Â».

Or, pour mettre en Ɠuvre cette censure, quoi de mieux qu’une des lois d’exception dont le gouvernement systĂ©matise l’usage ces derniĂšres annĂ©es ? En dĂ©clarant l’état d’urgence en Nouvelle-CalĂ©donie, le gouvernement s’est autorisĂ© Ă  expĂ©rimenter un article de la loi de 1955, ajoutĂ© en 2017 : la possibilitĂ© de bloquer les plateformes en ligne « provoquant Ă  la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie Â».

Personne n’est dupe : en rĂ©alitĂ©, le blocage de TikTok n’est absolument pas justifiĂ© par une quelconque prĂ©sence sur la plateforme de contenus terroristes, mais bien par le fait qu’il s’agit d’une plateforme centrale dans l’expression en ligne des personnes qui en viennent aujourd’hui Ă  se rĂ©volter. Cette dĂ©cision de s’en prendre aux moyens de communication lors de moments de contestation violente – une premiĂšre dans l’Union europĂ©enne et qui paraĂźt digne des rĂ©gimes russe ou turc, rĂ©guliĂšrement condamnĂ©s par la CEDH pour atteintes Ă  la libertĂ© d’expression1TrĂšs logiquement, nous nous appuyons donc dans notre recours sur les prĂ©cĂ©dents jurisprudentiels de la CEDH sanctionnant ces deux pays en raison des atteintes Ă  la libertĂ© d’expression contraires Ă  la Convention europĂ©enne des droits de l’homme. – a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©prouvĂ©e l’annĂ©e derniĂšre, aprĂšs la mort de Nahel Merzouk.

À l’étĂ© 2023, Emmanuel Macron avait exprimĂ© son souhait de pouvoir bloquer les rĂ©seaux sociaux lors de moments de crise. Le prĂ©sident de la RĂ©publique s’était alors lancĂ© dans une vĂ©ritable course Ă  l’échalote autoritaire contre les plateformes en ligne, blĂąmant les jeux vidĂ©os, puis les rĂ©seaux sociaux qu’il voulait alors pouvoir bloquer et sur lesquels il voulait accentuer la fin gĂ©nĂ©ralisĂ©e de l’anonymat en ligne (dĂ©jĂ  bien amochĂ© en pratique). À ce moment-lĂ , les plateformes avaient rĂ©pondu prĂ©sentes pour censurer les contenus relatifs aux Ă©vĂšnements et aux violences dans les banlieues. Nous avions alors dĂ©noncĂ© cette collaboration entre plateformes privĂ©es et pouvoirs publics, unis pour brimer la libertĂ© d’expression au nom du « retour de l’ordre Â» (voir notre analyse). Aujourd’hui le gouvernement persiste et signe dans sa volontĂ© de mettre au pas les moyens de communications, cette fois-ci en choisissant la voie explicitement autoritaire : le blocage total.

La Nouvelle-CalĂ©donie, terrain d’expĂ©rimentation

La dĂ©cision de bloquer TikTok en Nouvelle-CalĂ©donie constitue pour le gouvernement une premiĂšre mise en pratique du programme macroniste de censure en ligne annoncĂ© l’étĂ© dernier. L’occasion paraĂźt idĂ©ale pour le pouvoir : d’une part du fait du relatif dĂ©sintĂ©rĂȘt des mĂ©dias français pour l’archipel (il aura fallu attendre plusieurs jours, et notamment un premier mort parmi les habitant·es, pour que la presse en mĂ©tropole commence Ă  traiter de l’actualitĂ© calĂ©donienne) et d’autre part parce que ce territoire dispose de rĂšgles juridiques diffĂ©rentes, notamment vis-Ă -vis du droit de l’Union europĂ©enne. De cette maniĂšre, le gouvernement croit pouvoir Ă©teindre la rĂ©volte sans rĂ©pondre aux griefs de manifestants, en refusant d’aborder la question du rĂŽle de la rĂ©forme constitutionnelle sur les Ă©lections calĂ©doniennes dans le malaise de la population kanak.

L’objectif de cette dĂ©cision de censure consiste avant tout Ă  Ă©touffer l’expression d’une rĂ©volte. Elle constitue aussi un ballon d’essai avant une possible gĂ©nĂ©ralisation de ce type de mesure. De ce point de vue, le contexte politique semble favorable. Dans un rĂ©cent rapport faisant suite aux rĂ©voltes urbaines de 2023, la commission des Lois du SĂ©nat ne demandait rien d’autre que ce qui est en train d’ĂȘtre appliquĂ© en Nouvelle-CalĂ©donie : le blocage des rĂ©seaux sociaux et des sanctions plus dures contre les personnes les ayant utilisĂ©s lors des rĂ©voltes d’une partie de la jeunesse des quartiers populaires l’an dernier.

Lutter contre la surenchĂšre autoritaire

Par notre recours en rĂ©fĂ©rĂ© dĂ©posĂ© ce jour, nous tentons donc de stopper une machine autoritaire lancĂ©e Ă  pleine vitesse. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de dĂ©fendre TikTok, une plateforme dont la toxicitĂ© avĂ©rĂ©e commence Ă  ĂȘtre prise en compte par le lĂ©gislateur. Mais les pouvoirs publics restent obnubilĂ©s par la nationalitĂ© chinoise des dĂ©tenteurs des capitaux de la plateforme, alors qu’au fond pas grand-chose ne sĂ©pare le modĂšle de TikTok de celui d’Instagram, de Snapchat ou d’autres rĂ©seaux dominants. Au-delĂ  de TikTok et de la tutelle exercĂ©e par le rĂ©gime chinois, c’est l’ensemble de l’économie politique liĂ©e Ă  ces rĂ©seaux sociaux centralisĂ©s, fondĂ©s sur la collecte et l’exploitation massive des donnĂ©es des utilisateurices, organisĂ©s autour d’algorithmes et d’interfaces toxiques, qu’il convient de dĂ©manteler. C’est notamment pour promouvoir des alternatives favorables Ă  la libertĂ© d’expression et protectrices des droits que nous appelons Ă  imposer l’interopĂ©rabilitĂ© des rĂ©seaux sociaux.

Par ce recours, il s’agit de dĂ©noncer haut et fort cette mesure autoritaire inĂ©dite dans un rĂ©gime qui se prĂ©tend dĂ©mocratique, mais aussi d’empĂȘcher que ces dĂ©sirs de contrĂŽle puissent trouver une quelconque lĂ©gitimitĂ© politique ou juridique Ă  l’avenir. Alors que la loi visant Ă  sĂ©curiser et rĂ©guler l’espace numĂ©rique (SREN) a Ă©tĂ© votĂ©e et promet une large remise en question de l’anonymat en ligne et une plus grande censure administrative, alors que la lutte contre le terrorisme sert plus que jamais de prĂ©texte Ă  Ă©touffer l’expression en ligne et les contestations, il faut continuer Ă  agir.

Dans ce contexte, La Quadrature a d’autant plus besoin de vous. Le recours que nous avons dĂ©posĂ© aujourd’hui ne serait pas possible sans votre soutien. Rejoignez-nous dans nos combats, pour ne pas rester silencieux.euses face aux attaques autoritaires du gouvernement. Et si vous le pouvez, faites-nous un don sur https://www.laquadrature.net/donner/

References[+]

References
↑1 TrĂšs logiquement, nous nous appuyons donc dans notre recours sur les prĂ©cĂ©dents jurisprudentiels de la CEDH sanctionnant ces deux pays en raison des atteintes Ă  la libertĂ© d’expression contraires Ă  la Convention europĂ©enne des droits de l’homme.

Projet de loi SREN : le Parlement s’accorde pour mettre au pas Internet

Par : bastien
9 avril 2024 Ă  09:10

Nous vous parlions l’annĂ©e derniĂšre du projet de loi SREN (pour « SĂ©curiser et rĂ©guler l’espace numĂ©rique Â»). Il s’agit d’un texte censĂ© rĂ©guler les plateformes en ligne, dont nombre de ses mesures ont rĂ©vĂ©lĂ© une vision archaĂŻque d’Internet1Voir notre analyse gĂ©nĂ©rale du texte, celle spĂ©cifique du filtre anti-arnaque, et celle sur la vĂ©rification de l’ñge en ligne co-Ă©crite avec Act Up-Paris.. Le 26 mars dernier, dĂ©puté·es et sĂ©nateur·rices de la commission mixte paritaire (CMP) se sont accordé·es sur une version commune du texte. Les modifications apportĂ©es ne sont pourtant que cosmĂ©tiques. AprĂšs son vote la semaine derniĂšre par le SĂ©nat, cette version commune doit encore ĂȘtre votĂ©e par l’AssemblĂ©e nationale demain. Nous appelons cette derniĂšre Ă  le rejeter.

VĂ©rification de l’ñge : s’isoler plutĂŽt que de se conformer au droit europĂ©en

Si le projet de loi SREN met autant de temps Ă  ĂȘtre votĂ©, c’est que la France mĂšne depuis plusieurs mois un bras de fer avec la Commission europĂ©enne. Normalement, la rĂ©gulation des plateformes en ligne se dĂ©cide au niveau de l’ensemble de l’Union europĂ©enne. Pourtant, avec ce texte, le gouvernement français a dĂ©cidĂ© de n’en faire qu’à sa tĂȘte. En voulant forcer les plateformes hĂ©bergeant du contenu pornographique Ă  vĂ©rifier l’ñge des internautes, mesure inutile qui n’empĂȘchera pas les mineur·es d’accĂ©der Ă  ces contenus, la France souhaite ainsi s’affranchir des rĂšgles europĂ©ennes qui s’imposent normalement Ă  elle.

La Commission europĂ©enne n’a Ă©videmment pas vu cela d’un bon Ɠil. Elle a donc actionnĂ© les pouvoirs qui lui sont octroyĂ©s dans ce genre de situations, et a bloquĂ© le texte Ă  deux reprises, arguant que le projet de loi SREN empiĂ©tait sur le droit de l’Union.

La parade trouvĂ©e par la CMP consiste Ă  restreindre l’obligation de vĂ©rification de l’ñge des internautes aux seules plateformes Ă©tablies « en France ou hors de l’Union europĂ©enne Â». Autrement dit, puisque les plateformes europĂ©ennes ne sont plus concernĂ©es par cette vĂ©rification d’ñge, cette mesure ne rentre plus dans le champ du droit europĂ©en, et la Commission europĂ©enne n’a plus rien Ă  dire ! Stupide, mais habile formalisme.

La France dĂ©cide ainsi de s’isoler du reste de l’Union : les plateformes françaises ou non-europĂ©ennes devront faire cette vĂ©rification d’ñge, alors que les plateformes europĂ©ennes en seront Ă©pargnĂ©es. On fĂ©licitera l’audace de la parade : alors qu’habituellement, pour refuser les rĂ©gulations sur les sujets numĂ©riques, le gouvernement français est le premier Ă  brandir la concurrence des États sur Internet et le risque que les acteurs français s’enfuient Ă  l’étranger en cas de « sur-rĂ©gulation Â» (argument brandi par exemple pour dĂ©tricoter le rĂšglement IA ou supprimer l’interopĂ©rabilitĂ© des rĂ©seaux sociaux), il semble ici s’accommoder prĂ©cisĂ©ment de ce qu’il dĂ©nonce, puisque les plateformes françaises seront pĂ©nalisĂ©es par rapport Ă  celles situĂ©es dans le reste de l’UE. Tout ça pour garder la face.

Ce tour de passe-passe politique ne doit nĂ©anmoins pas masquer la rĂ©alitĂ© de cette vĂ©rification d’ñge. Au-delĂ  d’une question d’articulation avec le droit de l’Union europĂ©enne, cette mesure, comme nous le dĂ©nonçons depuis le dĂ©but, mettra fin Ă  toute possibilitĂ© d’anonymat en ligne, notamment sur les rĂ©seaux sociaux (voir notre analyse et celle d’Act Up-Paris sur la question de la vĂ©rification de l’ñge).

Vous reprendrez bien un peu de censure automatisĂ©e ?

Le texte final de ce projet de loi prĂ©voit d’étendre la censure automatisĂ©e. Ses articles 3 et 3 bis A prĂ©voient une obligation de censure en 24 heures des contenus, respectivement d’abus sexuels sur enfants et de reprĂ©sentation d’actes de torture et de barbarie. Le mĂ©canisme est un calque de la censure automatisĂ©e des contenus Ă  caractĂšre terroriste : une notification de la police, une obligation de censure en 24h sous peine de fortes amendes et de plusieurs annĂ©es de prison, un contrĂŽle par la justice qui n’est pas obligatoire puisque le juge doit ĂȘtre saisi une fois la censure effective par l’hĂ©bergeur des contenus et non par la police.

La Quadrature du Net, tout comme de nombreuses autres organisations, dĂ©noncent depuis des annĂ©es le fait que ce systĂšme de censure administrative en trĂšs peu de temps aura comme consĂ©quence une automatisation de la censure : face aux sanctions monstrueuses en cas de non-retrait, et alors que les hĂ©bergeurs n’ont que trĂšs peu de temps pour agir, ils seront nĂ©cessairement poussĂ©s Ă  ne pas contester la police et Ă  censurer les contenus qu’on leur demande de retirer. C’est d’ailleurs exactement ce mĂ©canisme qu’avait censurĂ© le Conseil constitutionnel en 2020 avec la loi Avia, et qu’avec cinq autres associations nous dĂ©nonçons devant la justice Ă  propos du rĂšglement europĂ©en de censure terroriste.

Et le prĂ©texte de la lutte contre les abus sexuels sur mineur·es ou la lutte contre les actes de torture ou de barbarie ne peut justifier ces censures. Tout comme le projet de rĂšglement europĂ©en CSAR (pour « Child sexual abuse regulation Â», aussi appelĂ© « Chat Control Â»), le projet de loi SREN ne rĂ©soudra pas le problĂšme des abus sexuels sur mineur·es ni des actes de torture en censurant ces contenus. Une autre politique, ambitieuse, pour lutter contre les rĂ©seaux et trafiquants, est pour cela nĂ©cessaire.

Prendre les gens pour des schtroumpfs

Les dĂ©bats sur ce projet de loi auront, une fois de plus, dĂ©montrĂ© la piĂštre qualitĂ© des dĂ©bats parlementaires lorsqu’il s’agit de numĂ©rique2Ce qui n’est pas inĂ©dit, voir par exemple ce qui s’est passĂ© pendant les dĂ©bats sur la loi JO qui a lĂ©galisĂ© une partie de la vidĂ©osurveillance algorithmique.. Les dĂ©bats autour du filtre « anti-arnaque Â» ou de la peine de bannissement ont Ă©tĂ© particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateurs de la maniĂšre dont le gouvernement voit les internautes : comme des incapables Ă  qui il faudrait montrer la voie, quitte Ă  mentir.

Le filtre anti-arnaque n’a pas Ă©tĂ© substantiellement modifiĂ© en CMP et la vision paternaliste que nous dĂ©noncions (voir notre analyse) est toujours prĂ©sente en l’état actuel du texte. Ce filtre fait le constat de l’inefficacitĂ© des listes anti-hameçonnages qu’utilisent les principaux navigateurs mais, au lieu de fournir une liste anti-hameçonnage complĂ©mentaire, de qualitĂ© et transparente, le gouvernement prĂ©fĂšre forcer la main des navigateurs en leur imposant de censurer les contenus et de devenir des auxiliaires de police.

Main sur le cƓur, le gouvernement nous promet toutefois que seuls les contenus d’hameçonnage seront concernĂ©s par ce nouveau dispositif de censure que devront implĂ©menter les navigateurs. N’ayons aucune crainte, cette nouvelle maniĂšre de censurer ne sera jamais Ă©tendue Ă  tout le reste ! Difficile, en rĂ©alitĂ©, de croire un gouvernement d’Emmanuel Macron alors que ce dernier a clairement adoptĂ© depuis son arrivĂ©e Ă  l’ÉlysĂ©e une politique de remise en cause drastique des libertĂ©s fondamentales (voir notre rĂ©capitulatif en 2022 pour son premier mandat).

Et difficile de croire un gouvernement dont le ministre Jean-NoĂ«l Barrot, lorsqu’il Ă©tait chargĂ© de dĂ©fendre ce texte avant d’ĂȘtre dĂ©barquĂ© des affaires numĂ©riques, n’hĂ©sitait pas Ă  raconter n’importe quoi pour mieux faire passer la pilule. Car la peine de bannissement de rĂ©seaux sociaux, prĂ©vue Ă  l’article 5 du projet de loi, nĂ©cessite que les plateformes connaissent l’identitĂ© des personnes ouvrant un compte (et ce afin d’empĂȘcher que les personnes bannies ne reviennent sur la plateforme). Or, questionnĂ© sur France Culture Ă  propos des atteintes Ă  l’anonymat en ligne qu’implique cette mesure, le ministre Barrot a prĂ©fĂ©rĂ© mentir plutĂŽt que d’admettre le problĂšme. Il a affirmĂ© que le projet de loi ne prĂ©voyait qu’« une obligation de moyens [d’empĂȘcher un·e internaute banni·e de se refaire un compte] mais qui n’est pas sanctionnĂ©e par une amende Â». Sauf que c’est totalement faux : un rĂ©seau social qui n’aurait pas empĂȘchĂ© un·e internaute banni·e de se refaire un compte risquera jusqu’à 75 000 € d’amende par compte recrĂ©Ă©. Et ce point n’a pas Ă©voluĂ© lors des dĂ©bats parlementaires.

DĂ©tricoter la loi de 1881 sur la libertĂ© d’expression

Le texte final comporte une grande nouveautĂ© : le dĂ©lit d’outrage en ligne a Ă©tĂ© rĂ©introduit par la CMP. Cette disposition, initialement introduite par le SĂ©nat puis supprimĂ©e par l’AssemblĂ©e nationale car jugĂ©e trop dangereuse, consiste Ă  faire des abus d’expression en ligne une circonstance aggravante par rapport aux cas oĂč ils seraient commis hors ligne. ConcrĂštement, le projet de loi SREN sanctionne de 3 750 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement le fait de « diffuser en ligne tout contenu qui soit porte atteinte Ă  la dignitĂ© d’une personne ou prĂ©sente Ă  son Ă©gard un caractĂšre injurieux, dĂ©gradant ou humiliant, soit crĂ©e Ă  son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante Â».

Il s’agit donc d’un dĂ©lit extrĂȘmement large puisque la notion de « situation intimidante, hostile ou offensante Â» n’est nullement dĂ©finie lĂ©galement et sera la porte ouverte aux interprĂ©tations larges. De plus, la possibilitĂ© de sanctionner ce dĂ©lit par une amende forfaitaire rajoute des possibilitĂ©s d’abus, ce que dĂ©noncent dĂ©jĂ  des avocat·es et la DĂ©fenseure des droits. Mais ce dĂ©lit peut Ă©galement ĂȘtre sanctionnĂ© par une peine de bannissement.

Surtout, ce dĂ©lit d’outrage en ligne dĂ©roge Ă  la loi de 1881. Cette loi est le socle qui rĂ©git aujourd’hui les abus d’expression, y compris en ligne : elle prĂ©voit des mĂ©canismes qui Ă©vitent les abus (dĂ©lais de prescription courts, procĂ©dures particuliĂšres, etc.). Exit ces garde-fous : en introduisant ce dĂ©lit d’outrage en ligne dans le code pĂ©nal et non dans la loi de 1881, le lĂ©gislateur concrĂ©tise une longue envie de la droite autoritaire de dĂ©tricoter cette loi. Pourquoi, pourtant, faudrait-il abandonner les protections de la loi de 1881 pour le simple fait que ce serait en ligne, alors que la presse papier ou la tĂ©lĂ©vision sont souvent des dĂ©versoirs de haine ?

Le projet de loi SREN n’a donc pas fondamentalement Ă©voluĂ©. Il s’agit toujours d’un texte fondĂ© sur un mode de rĂ©gulation d’Internet Ă  la fois vertical et brutal, qui ne peut mener qu’à une impasse et une restriction des libertĂ©s. Comme si l’État ne savait pas rĂ©guler un mĂ©dia autrement sur ce modĂšle autoritaire. Les autres modĂšles de rĂ©gulation, notamment l’obligation d’interopĂ©rabilitĂ© des rĂ©seaux sociaux, ont Ă©tĂ© sĂšchement rejetĂ©s par le pouvoir. Le rĂ©sultat de ce refus de voir ce qu’est Internet est un texte inadaptĂ©, dangereux pour les droits fondamentaux et l’expression libre en ligne, et qui ne rĂ©soudra aucunement les problĂšmes auxquels il prĂ©tend s’attaquer. L’AssemblĂ©e nationale doit donc rejeter ce projet de loi. Et pour nous aider Ă  continuer la lutte, vous pouvez nous faire un don.

References[+]

References
↑1 Voir notre analyse gĂ©nĂ©rale du texte, celle spĂ©cifique du filtre anti-arnaque, et celle sur la vĂ©rification de l’ñge en ligne co-Ă©crite avec Act Up-Paris.
↑2 Ce qui n’est pas inĂ©dit, voir par exemple ce qui s’est passĂ© pendant les dĂ©bats sur la loi JO qui a lĂ©galisĂ© une partie de la vidĂ©osurveillance algorithmique.
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