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À partir d’avant-hierFramablog

Khrys’presso du lundi 25 juillet 2022

Par : Khrys
25 juillet 2022 à 01:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.


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Spécial (droit des) femmes

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Spécial médias et pouvoir

Et cette semaine, on soutient Basta !

Spécial emmerdeurs irresponsables gérant comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

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Les trucs chouettes de la semaine

  • « Dégooglisons » se refait une beauté (framablog.org)
  • Next INpact sort la tête de l’eau, et se recalibre (nextinpact.com)
  • Wikifemia.org, une site en française dans la texte.
  • Bloque la pub sur Internet et passe le bloqueur à tes voisin·es (bloquelapub.net)
  • Où trouver du matériel informatique reconditionné et recyclé (toolinux.com)

    Cette liste d’acteurs du reconditionnement et du recyclage informatique vous permet de trouver un fournisseur de smartphones, tablettes et ordinateurs reconditionnés ou recyclés en ligne et en français. En France, en, Belgique et en Suisse.

  • En Bretagne, des écolieux créent du lien entre habitants grâce aux low-techs (lareleveetlapeste.fr)

    « Quand il y a des chantiers collectifs, il y a cette satisfaction à la fin de la journée quand on a bossé ensemble sur un chantier intéressant », raconte Crasten Greve. « T’es naze, mais t’es heureux. Et après ça fuse, la guitare sort, la bière aussi. C’est juste trop satisfaisant ».

  • ECOSTRESS (ecostress.jpl.nasa.gov)

    is addressing three overarching science questions : How is the terrestrial biosphere responding to changes in water availability ? How do changes in diurnal vegetation water stress impact the global carbon cycle ? Can agricultural vulnerability be reduced through advanced monitoring of agricultural water consumptive use and improved drought estimation ? The ECOSTRESS mission is answering these questions by accurately measuring the temperature of plants. Plants regulate their temperature by releasing water through tiny pores on their leaves called stomata. If they have sufficient water they can maintain their temperature, but if there is insufficient water, their temperatures rise and this temperature rise can be measured with ECOSTRESS. The images acquired by ECOSTRESS are the most detailed temperature images of the surface ever acquired from space and can be used to measure the temperature of an individual farmers field.


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Khrys’presso du lundi 1er août 2022

Par : Khrys
1 août 2022 à 01:42

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  • La royauté en majesté : les médias français jubilent (acrimed.org)

    Le jubilé de platine de la reine Élisabeth II a rappelé combien, y compris en France, la célébration de personnages illustres est propice à anesthésier non seulement le téléspectateur mais avec lui toute velléité critique, notamment à l’endroit du pouvoir et des puissants.

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Le facepalm de la semaine

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Le rapport de la semaine

  • Fermeture du cuivre (arcep.fr)

    L’Arcep publie les réponses à la consultation publique sur le plan de fermeture du cuivre d’Orange

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Dark Side of the Rainbow, un mashup – Open Culture (1)

Par : Goofy
5 août 2022 à 09:45

Petite série de l’été : au gré de mes découvertes, je partagerai ici quelques-unes des nombreuses ressources disponibles sur le très riche site https://www.openculture.com/ que je vous invite à découvrir et partager à votre tour sans modération.

Aujourd’hui, premier épisode avec un mashup (disons un « collage » artistique) audiovisuel entre deux œuvres iconiques archi-célèbres : un album-culte de Pink Floyd et une comédie musicale tout aussi culte, le magicien d’Oz.

Le mashup ou collage, est un genre musical hybride. Le mashup est à l’origine une chanson créée à partir d’une ou deux autres chansons pré-enregistrées, habituellement en superposant la partie vocale d’une chanson sur la partie instrumentale d’une autre, (Source Wikipédia. Pour en savoir plus…) mais on peut lui donner une acception plus large car plusieurs domaines artistiques, et pas seulement musicaux, peuvent être combinés dans un mashup.

Ah au fait : pour vous éviter un lien vers YouTube, j’ai utilisé une instance d’invidious qui agit comme un proxy (en gros, un intermédiaire qui soustrait la pollution visuelle et prédatrice de YouTube). Si celle que j’ai choisie ne fonctionne pas, essayez une autre instance fonctionnelle en piochant dans cette liste mise à jour régulièrement.

 

article original : Dark Side of the Rainbow : Pink Floyd Meets The Wizard of Oz in One of the Earliest Mash-Ups

Traduction : Goofy

 

Dark Side of the Rainbow : Pink Floyd rencontre le Magicien d’Oz dans l’un des plus anciens mashups.

par Colin Marshall


Mec, je suis sérieux… tu mets le Magicien d’Oz, tu mets Dark Side of the Moon, et tu les démarres en même temps. Ça marche à fond. C’est trooop synchroooone ! Ça te retourne la tête, mec.

On peut se moquer gentiment de ceux qui considèrent que c’est un moyen génial d’entrer dans leur trip préféré, si l’on peut dire, et chercher des résonances entre une comédie musicale de la MGM de 1939 et le huitième album de Pink Floyd, mais on ne peut nier que le mashup Dark Side of the Rainbow, comme ils l’appellent (quand ils ne l’appellent pas Dark Side of Oz ou The Wizard of Floyd), est devenu un phénomène culturel certes modeste, mais sérieux. En réalité, comme l’enthousiasme pour lancer Dark Side of the Moon en regardant Le Magicien d’Oz remonte au moins aussi loin que les discussions sur Usenet (lien) au milieu des années 90, il se pourrait bien que ce soit le premier mash-up sur Internet. Depuis, la rumeur selon laquelle l’expérience de visionnage était étrange s’est répandue bien au-delà des profondeurs de l’underground ; même une institution aussi ostensiblement stricte que la chaîne câblée Turner Classic Movies a déjà diffusé Le Magicien d’Oz avec Dark Side of the Moon comme bande-son.Il est clair que les gens trouvent leur compte dans ce « collage » audiovisuel, quel que soit leur état d’esprit. Au minimum, ils s’amusent des coïncidences entre les sons et thèmes lyriques de l’album et les séquences du film. Dark-side-of-the-rainbow.com proposait (NdT sur un site aujourd’hui disparu) une liste très complète de ces intersections, dès le battement de cœur en fondu enchaîné qui ouvre l’album jusqu’à l’apparition du titre du film :

Dans ce concept album nous avons [symboliquement] le début de la vie humaine. De nombreux parents commencent à donner un nom à leur enfant dès qu’ils en connaissent l’existence, souvent avant même de connaître le sexe de l’enfant. Ici, nous avons le nom d’un film, qui se trouve être le nom d’un des personnages du film, juste au moment où nous prenons conscience de cette nouvelle vie.

Pour les paroles qui accompagnent l’entrée de Dorothy à Munchkinland :

« Trouve un travail mieux payé et tout ira bien » : Dorothy ne le sait pas encore, mais elle est sur le point de passer du statut de fermière à celui de tueuse de méchantes sorcières.

Pour le battement de cœur qui clôt l’album, alors que l’homme en fer blanc reçoit un cœur à lui :

Dans le concept album, ce battement de cœur qui s’éteint représente la mort. Le nouveau cœur de l’homme de fer blanc, que l’on peut entendre battre, symbolise la renaissance. Une fois de plus, ce contraste entre ce que nous voyons dans le film et ce que nous entendons dans l’album vise à créer un équilibre. Et comme c’est ainsi que se termine l’histoire, cet équilibre montre comment, à la fin, le conte de fées a effectivement surmonté la tragédie.

Les Pink Floyd eux-mêmes ont désavoué toute intention de composition délibérément synchrone (Alan Parsons, qui a réalisé l’enregistrement, qualifie même l’idée de « foutage de gueule »), et même les plus fervents amateurs de Dark Side of the Rainbow ont peu de doutes à ce sujet. Certains diront que le groupe, déjà adepte de la composition de musiques de films, a fait tout cela inconsciemment, mais pour moi, la popularité durable de ce premier mashup est la preuve de quelque chose de bien plus intéressant : la tendance ininterrompue de l’humanité – voire sa compulsion – à trouver des modèles là où il n’y en a peut-être pas.

« Lorsque les coïncidences s’accumulent de la sorte, on ne peut s’empêcher d’être impressionné par elles, car plus le nombre d’éléments d’une telle série est élevé, ou plus son caractère est inhabituel, plus cela devient invraisemblable. »

Voilà ce que Carl Jung a écrit à propos du concept psychologique de synchronicité.

Dommage qu’il n’ait pas assez vécu pour voir ça.

Autres ressources sur le même sujet

Colin Marshall anime et produit Notebook on Cities and Culture et écrit des essais sur la littérature, le cinéma, les villes, l’Asie et l’esthétique. Sur Twitter, c’est @colinmarshall.


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Khrys’presso du lundi 8 août 2022

Par : Khrys
8 août 2022 à 01:42

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Spécial (droit des) femmes

Spécial France

Spécial médias et pouvoir

Spécial emmerdeurs irresponsables gérant comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

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  • « L’ISF climatique est une question morale » (humanite.fr)
  • Pour les ninjas écolos, prière d’éteindre la lumière en fermant le magasin (liberation.fr)

    Allier l’utile à l’agréable, tel est la devise du collectif On the Spot Parkour qui a trouvé une mission d’utilité publique pour ses acrobaties urbaines : couper le courant des boutiques qui restent éclairées toute la nuit. […] Hors-la-loi, ces ninjas écolos ? Les commerces ont pour obligation d’éteindre leurs enseignes lumineuses « au plus tard une heure après la cessation de l’activité, et sont rallumées à 7 heures du matin au plus tôt ou une heure avant le début de l’activité si celle-ci s’exerce plus tôt », selon un Arrêté du 27 décembre 2018 relatif à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses. Même chose pour les éclairages de vitrines qui doivent être « éteints à une heure du matin au plus tard ou une heure après la cessation de l’activité si celle-ci est plus tardive ». Faute de contrôles – ou d’intérêt pour la question ? – ces obligations, respectivement consignées par un décret de 2012 et cet arrêté, sont très peu suivies.

  • Victoire à l’hôtel Ibis de Bagnolet (humanite.fr)

    Après deux semaines de grève, les salariés de ce centre d’hébergement ont arraché les documents nécessaires à leur régularisation.

  • En Sologne, la chasse aux clôtures s’organise (humanite.fr)

    Le territoire étouffe de son engrillagement, derrière lequel de grandes fortunes s’adonnent à des chasses privées hors de contrôle. Au point que le président de la région Centre-Val de Loire a pris la tête de la fronde contre ces pratiques.

  • Milliardaires et dirigeants irrités par le suivi en ligne de leurs jets privés (ouest-france.fr) – voir aussi Le « name and shame » contre les écocidaires (humanite.fr)

    Les milliardaires doivent avoir le sommeil agité : de nombreux comptes sur les réseaux sociaux traquent et dénoncent leur mode de vie climaticide, et notamment leurs trajets en jet privé.

  • CSD-CGT Communiqué – Syndicat CGT du SDIS de Gironde (cgtservicespublics.fr)

    Plus de 25 000 hectares de forêt viennent de partir en fumée en l’espace de quelques jours dans notre département. Mais nos services publics, eux, sont la proie des flammes depuis bien plus longtemps et menacent de n’être très bientôt qu’un tas de cendres […] Des services publics à la hauteur des défis qui les attendent aujourd’hui et demain coûtent de l’argent, c’est une évidence. L’État qui a passé commande de 90 véhicules blindés de maintien de l’ordre pour un montant d’environ 60 millions d’euros (600 000€ l’unité) le sait bien et n’a pas lésiné sur ce montant. Le SDIS (camion citerne 200 000€ l’unité), les hôpitaux, les écoles, les collectivités… ont aussi des besoins et ils sont bien plus vitaux. Il serait temps d’y répondre « quoi qu’il en coûte » dans l’intérêt de tous les français.

  • Un collectif de citoyens et scientifiques veut faire de l’Ile de Groix une réserve protégée de pollinisateurs (lareleveetlapeste.fr)

    La situation naturelle de Groix, où les abeilles noires vivent et meurent sans intervention humaine, est exceptionnelle et un espoir pour les espèces endémiques et leurs habitats de par le monde.

  • Pesticides : une carte interactive pour connaître leur utilisation par commune (actu-environnement.com)
  • Contre l’informatisation des Calanques (floraisons.blog)

    Saviez-vous que dans les calanques de Marseille, une expérimentation numérique est en cours ? En effet, l’accès à certaines calanques se fait désormais sous délivrance d’un QR code au prétexte que le Parc National des Calanques est sur-fréquenté.

  • Pertuis : contre la bétonisation du monde (lundi.am)
  • À Bure, les opposants se préparent à l’arrivée des bulldozers (reporterre.net)

    Déclarations d’utilité publique et d’intérêt national, terres rachetées, maisons rasées… Autour de Bure, l’emprise de Cigéo est de plus en plus palpable. Les opposants promettent de se défendre « jusqu’au bout » contre les expulsions.

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Les femmes du Bauhaus, punks avant l’heure ? – Open Culture (2)

Par : Goofy
10 août 2022 à 05:42

Poursuivons aujourd’hui cette mini-série de l’été consacrée à la culture ouverte avec une facette souvent ignorée ou oubliée du mouvement artistique Bauhaus : l’importance des femmes artistes qui y figuraient. Ce nouvel article traduit du site openculture.com leur rend justice à travers quelques photographies…

Article original : The Women of the Bauhaus : See Hip, Avant-Garde Photographs of Female Students &amp ; Instructors at the Famous Art School

Traduction : Goofy

Les femmes du Bauhaus : découvrez les photographies avant-gardistes et branchées des étudiantes et professeures de la célèbre école d’art

par Josh Jones

Regardez les photos de Bush Tetras, un groupe de No Wave/Post-Punk composé de trois filles et d’un garçon, au début des années 1980, dans le centre de Manhattan.

 

Et maintenant, regardez la photographie ci-dessus, intitulée « Marcel Breuer et son harem », prise vers 1927 par le photographe du Bauhaus Erich Consemüller. Si l’on excepte le fait que Breuer ressemble plus à Ron Mael des Sparks sans moustache qu’au batteur Dee Pop, on pourrait confondre cette photo avec celle du groupe punk.

Cela soulève quelques questions : les étudiantes en art des Bush Tetras ont-elles regardé du côté des femmes du Bauhaus pour trouver leur style ? Ou bien les femmes du Bauhaus se sont-elles tournées vers l’avenir et ont-elles présagé le punk ? Le second scénario semble plus probable puisque les femmes du Bauhaus n’ont pas été terriblement connues, jusqu’à une époque récente.

Je me sens personnellement lésé, après avoir étudié l’art et l’histoire de l’art à l’université il y a de nombreuses années, qu’on ne me parle que maintenant de plusieurs artistes majeures de cette école allemande d’art radical fondée par Walter Gropius. Tous ses célèbres représentants et stars de l’art sont des hommes, mais il semble que le ratio hommes-femmes du Bauhaus ait été plus proche de celui de la population générale (comme l’était, dans de nombreux cas, celui des premières scènes punk et post-punk).

Mais nous avons tendance à ne pas retenir leurs noms ni à voir les œuvres de ces artistes et, dans certains cas, leurs œuvres ont même été attribuées à titre posthume à leurs collègues masculins. Nous ne connaissons pas non plus le style progressiste de chacune, qui compte pourtant dans l’approche globale du Bauhaus visant à révolutionner les arts, y compris la mode, comme moyen de libérer l’humanité des dogmes du passé.

Il est regrettable que la mémoire du Bauhaus, comme celle du punk, ait reproduit les mêmes vieilles règles que ses artistes ont brisées. L’égalité des sexes au sein de l’école était radicale, d’où le titre satirique de la photographie, qui « exprime le contraire exact de ce que la photo elle-même montre », note le site Bauhaus Kooperation :

« la modernité, l’émancipation, l’égalité, voire la supériorité, des femmes qui y figurent ». Le « Maître junior » de l’atelier de menuiserie, Breuer regarde les trois artistes à sa gauche « d’un air sceptique, les bras croisés », comme pour dire : « Ce sont vraiment « mes » femmes ? ! ». Les artistes du « harem », de gauche à droite, sont Martha Erps, la femme de Breuer, Katt Both, et la femme du photographe, Ruth Hollós, qui « semble réprimer le rire en regardant le photographe (son mari) ».

Erich Consemüller, qui enseignait l’architecture au Bauhaus, avait été chargé par Gropius de documenter l’école et sa vie. Gropius l’a associé à la photographe Lucia Moholy, épouse de László Moholy-Nagy (voir la photo d’elle ci-dessus, prise par son mari entre 1924 et 1928). Moholy prenait surtout des photos d’extérieur, comme la photo qu’elle a prise plus haut d’Erps et Hollós sur le toit de l’Atelierhaus à Dessau au milieu des années 1920.

Consemüller s’est principalement concentré sur les intérieurs dans son travail, avec des exceptions expérimentales comme la série « Fantaisie mécanique » que l’on voit ici, qui utilise les vêtements, les poses et les doubles expositions pour souligner visuellement une sorte d’uniformité d’objectif, en plaçant et en joignant les artistes masculins et féminins du Bauhaus dans des arrangements presque typographiques.

En effet, presque tous les artistes du Bauhaus – comme le voulait la pratique de l’école – se sont essayés à la photographie, et beaucoup ont utilisé ce médium pour documenter, de manière à la fois occasionnelle et délibérée, l’engagement du Bauhaus en faveur de l’égalité des sexes et de la pleine inclusion des femmes artistes dans ses programmes, une déclaration que le peintre et photographe T. Lux Feininger semble souligner dans la photographie de groupe ci-dessous des tisserands de l’école sur les marches du nouveau bâtiment du Bauhaus en 1927. (Artistes présents sur la photo : Léna Bergner, Gunta Stölzl, Ljuba Monastirsky, Otti Berger, Lis Beyer, Elisabeth Mueller, Rosa Berger, Ruth Hollós et Lisbeth Oestreicher).

Les artistes du Bauhaus, hommes et femmes, ressemblaient beaucoup, à certains égards, aux premiers punks, inventant de nouvelles façons de secouer l’establishment et de sortir des rôles prescrits. Mais au lieu de proposer une alternative anodine au statu quo, ils offraient une recette pour sa transformation totale par l’art. Qui peut dire jusqu’où ce mouvement aurait progressé s’il n’avait pas été brisé par les nazis. « Ensemble, écrivait Gropius, appelons de nos vœux, concevons et créons la construction de l’avenir, comprenant tout sous une seule forme, l’architecture, la sculpture et la peinture »… et presque tout le reste de l’environnement bâti et visuel, aurait-il pu ajouter.

Photo via Barbara Hershey

Pour aller plus loin (articles en anglais)

Les pionnières du mouvement artistique du Bauhaus : Découvrez Gertrud Arndt, Marianne Brandt, Anni Albers et d’autres innovatrices oubliées.

La politique et la philosophie du mouvement de design Bauhaus : Une brève introduction

Bauhaus World, un documentaire gratuit qui célèbre le 100e anniversaire de la légendaire école allemande d’art, d’architecture et de design.

L’auteur de cet article est Josh Jones, écrivain et musicien de Durham, NC. Pour suivre son compte twitter :  @jdmagness.

 


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Khrys’presso du lundi 15 août 2022

Par : Khrys
15 août 2022 à 01:42

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Des bières avec Bukowski – Open Culture (3)

Par : Goofy
15 août 2022 à 03:35

Aujourd’hui notre mini-série de l’été consacrée à la culture ouverte vous emmène sur le chemin zigzaguant et génial des poèmes de Charles Bukowski : voici de sa propre voix une célébration animée de sa boisson favorite grâce à un article traduit du site openculture.com


Avertissement : l’alcoolisme, la misanthropie et la misogynie de Bukowski étant notoires, le poème et la vidéo peuvent heurter votre sensibilité. Auquel cas il vous appartient de ne pas aller plus loin sur cette page.

Article original : Watch “Beer,” a Mind-Warping Animation of Charles Bukowski’s 1971 Poem Honoring His Favorite Drink

Traduction : Goofy

Une animation hallucinante pour illustrer un poème de Charles Bukowski en hommage à sa boisson préférée…

par

 

Je ne sais pas combien de bouteilles de bière
j’ai consommées en attendant que ça se remette au beau.
je ne sais pas non plus combien de vin
et de whisky
et de bière
plutôt de la bière d’ailleurs
j’ai consommé après toutes ces ruptures
en guettant la sonnerie du téléphone,
le bruit de leurs pas,
mais c’était toujours trop tard
que le téléphone sonnait
et c’était toujours aussi trop tard
qu’elles revenaient.
Alors que j’étais sur le point
de rendre mon âme
elles arrivaient, fraîches comme des primevères :
« Mais, Grands Dieux, t’avais besoin de te
mettre dans ces états ?
maintenant il va falloir que j’attende
3 jours avant que tu me baises ! »

La femme s’use moins vite
elle vit sept ans et demi de plus
que l’homme, et elle boit très peu de bière
car elle sait le mal que ça fait à sa ligne.

Tandis que nous partons de la tronche
elles sont dehors
dansant et riant
avec des cow-boys en chaleur.

En résumé, il y a la bière
des sacs et des sacs de bouteilles vides
et quand tu essaies d’en soulever un
le fond qui est mouillé et
qui est en papier
ne résiste pas et les bouteilles passent à travers
elles roulent sur le sol
et ça résonne partout
et en se renversant le peu de bière qui restait
se mélange à la cendre de cigarettes ;
quoi qu’il en soit, à 4 heures du matin
un sac qui crève
te procure l’unique sensation de la journée.

De la bière
des fleuves et des mers de bière
de la bière de la bière de la bière
la radio passe des chansons d’amour
et comme le téléphone reste muet
et que les murs de ta chambre
ne bougent pas
qu’y a-t-il d’autre que la bière ?

(Traduction © Gérard Guégan)

Charles Bukowski savait vraiment écrire. Et Charles Bukowski savait vraiment boire. Ces deux faits, sûrement les plus connus sur le « diplômé du caniveau », le poète et auteur de romans tels que Postier et Souvenirs d’un pas grand-chose (ainsi que de ce qu’on pourrait appeler la chronique de sa vie quotidienne, Journal d’un vieux dégueulasse), vont de pair. La boisson a fourni suffisamment de matière à sa prose et à ses vers – et, dans la vie, suffisamment de carburant pour l’existence qu’il a posée sur la page avec un art de l’évocation si brutal – que nous pouvons difficilement imaginer l’écriture de Bukowski sans sa boisson, ou sa boisson sans son écriture.

On s’attend donc naturellement à ce qu’il ait écrit une ode à la bière, l’une de ses boissons de prédilection. « La bière », qui figure dans le recueil de poésie de Bukowski de 1971, L’amour est un chien de l’enfer, rend hommage aux innombrables bouteilles que l’homme a bues « en attendant que les choses s’améliorent », « après des ruptures avec les femmes », « en attendant que le téléphone sonne », « en attendant le bruit des pas ».

La femme, écrit-il, sait qu’il ne faut pas consommer de la bière à l’excès à la manière des hommes, car « elle sait que c’est mauvais pour la silhouette ». Mais Bukowski, au mépris de sa silhouette, trouve dans cette boisson, la plus prolétaire de toutes, une sorte de réconfort.

La bière prend vie dans l’animation ci-dessus réalisée par NERDO. Quelques extraits des notes d’accompagnement :

« La composition est un manifeste du mode de vie de l’auteur, c’est pourquoi nous avons décidé de pénétrer dans l’esprit de l’auteur, et ce n’est pas un voyage sans danger […]

Un solo de cerveau sans filtre, un récit de folie ordinaire, montrant à quel point la solitude et la décadence peuvent se cacher à l’intérieur d’un esprit de génie.

Ce périple sauvage passe par ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme de nombreux signifiants visuels de l’expérience bukowskienne : enseignes au néon, cigarettes, pâtés de maisons en décomposition, polaroïds clinquants – et, bien sûr, la bière, littéralement « des rivières et des mers de bière », que nul autre qu’Homer Simpson, autre amateur animé de la boisson, n’a un jour, tout aussi éloquemment, dépeinte comme « la cause et la solution à tous les problèmes de la vie »

Bière fait partie de notre collection de 1000 livres audio à télécharger gratuitement.

D’autres ressources (en anglais) à parcourir :

Quatre poèmes de Charles Bukowski animés

D’autres poèmes de Bukowski lus par lui-même,Tom Waits et Bono

Tom Waits lit deux poèmes de Charles Bukowski, « The Laughing Heart » et “Nirvana”.

Écoutez 130 minutes des toutes premières lectures enregistrées de Charles Bukowski (1968)

Charles Bukowski s’insurge contre les emplois de type « 9 à 5 » dans une lettre d’une brutale honnêteté (1986)

« Journal d’un vieux dégueulasse : Les caricatures perdues de Charles Bukowski dans les années 60 et 70.

L’auteur de l’article

Basé à Séoul, Colin Marshall écrit et diffuse des articles sur les villes, la langue et le style. Il travaille actuellement à la rédaction d’un livre sur Los Angeles, A Los Angeles Primer, à la série de vidéos The City in Cinema, au projet de journalisme financé par le crowdfunding Where Is the City of the Future ? et au Korea Blog de la Los Angeles Review of Books. On peut le suivre sur Twitter à @colinmarshall.

 


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Écosocialisme numérique : une alternative aux big tech ?

Par : Louis Derrac
17 août 2022 à 01:42

Je vous propose la traduction, d’abord publiée sur mon blog avec l’aimable autorisation de son auteur Michael Kwet, d’un essai sur lequel je suis récemment tombé. Je pense qu’il mérite toute notre attention, car il pose non seulement un constat politique détaillé et sourcé sur le capitalisme numérique, mais il lui oppose aussi une véritable alternative.

D’accord ou pas d’accord, le fait d’avoir ce genre d’alternative est salutaire. Car si la politique, c’est la capacité à faire des choix, alors nous avons besoin d’avoir plusieurs alternatives entre lesquelles choisir. Autrement nous ne choisissons rien, puisque nous suivons l’unique chemin qui est devant nous. Et nous avançons, peut-être jusqu’au précipice…

L’article initial ainsi que cette traduction sont sous licence Creative Commons, ne vous privez donc pas de les partager si comme moi, vous trouvez cet essai extrêmement stimulant et précieux pour nos réflexions. Dans le même esprit, les commentaires sont à vous si vous souhaitez réagir ou partager d’autres réflexions.

— Louis Derrac


Écosocialisme numérique – Briser le pouvoir des Big Tech

Nous ne pouvons plus ignorer le rôle des Big Tech dans l’enracinement des inégalités mondiales. Pour freiner les forces du capitalisme numérique, nous avons besoin d’un Accord sur les Technologies Numériques 1 écosocialiste

En l’espace de quelques années, le débat sur la façon d’encadrer les Big Tech a pris une place prépondérante et fait l’objet de discussions dans tout le spectre politique. Pourtant, jusqu’à présent, les propositions de réglementation ne tiennent pas compte des dimensions capitalistes, impérialistes et environnementales du pouvoir numérique, qui, ensemble, creusent les inégalités mondiales et poussent la planète vers l’effondrement. Nous devons de toute urgence construire un écosystème numérique écosocialiste, mais à quoi cela ressemblerait-il et comment pouvons-nous y parvenir ?

Cet essai vise à mettre en évidence certains des éléments fondamentaux d’un programme socialiste numérique – un Accord sur les Technologies Numériques (ATN) – centré sur les principes de l’anti-impérialisme, de l’abolition des classes, des réparations et de la décroissance qui peuvent nous faire passer à une économie socialiste du 21e siècle. Il s’appuie sur des propositions de transformation ainsi que sur des modèles existants qui peuvent être mis à l’échelle, et cherche à les intégrer à d’autres mouvements qui prônent des alternatives au capitalisme, en particulier le mouvement de la décroissance. L’ampleur de la transformation nécessaire est énorme, mais nous espérons que cette tentative d’esquisser un Accord sur les Technologies Numériques socialiste suscitera d’autres réflexions et débats sur l’aspect que pourrait prendre un écosystème numérique égalitaire et les mesures à prendre pour y parvenir.

Le capitalisme numérique et les problèmes d’antitrust

Les critiques progressistes du secteur technologique sont souvent tirées d’un cadre capitaliste classique centré sur l’antitrust, les droits de l’homme et le bien-être des travailleurs. Formulées par une élite d’universitaires, de journalistes, de groupes de réflexion et de décideurs politiques du Nord, elles mettent en avant un programme réformiste américano-eurocentré qui suppose la poursuite du capitalisme, de l’impérialisme occidental et de la croissance économique.

Le réformisme antitrust est particulièrement problématique car il part du principe que le problème de l’économie numérique est simplement la taille et les “pratiques déloyales” des grandes entreprises plutôt que le capitalisme numérique lui-même. Les lois antitrust ont été créées aux États-Unis pour promouvoir la concurrence et limiter les pratiques abusives des monopoles (alors appelés “trusts”) à la fin du XIXe siècle. Compte tenu de l’ampleur et de la puissance des Big Tech contemporaines, ces lois sont de nouveau à l’ordre du jour, leurs défenseurs soulignant que les grandes entreprises sapent non seulement les consommateurs, les travailleurs et les petites entreprises, mais remettent également en question les fondements de la démocratie elle-même.

Les défenseurs de la législation antitrust affirment que les monopoles faussent un système capitaliste idéal et que ce qu’il faut, c’est un terrain de jeu égal pour que tout le monde puisse se faire concurrence. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources à mettre en concurrence. Plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars [7,16 euros] par jour, et personne ne s’arrête pour demander comment ils seront “compétitifs” sur le “marché concurrentiel” envisagé par les défenseurs occidentaux de l’antitrust. C’est d’autant plus décourageant pour les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’internet est largement sans frontières.

À un niveau plus large, comme je l’ai soutenu dans un article précédent, publié sur ROAR, les défenseurs de l’antitrust ignorent la division globalement inégale du travail et de l’échange de biens et de services qui a été approfondie par la numérisation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres sont parvenues à leur taille hégémonique parce qu’elles possèdent la propriété intellectuelle et les moyens de calcul utilisés dans le monde entier. Les penseurs antitrust, en particulier ceux des États-Unis, finissent par occulter systématiquement la réalité de l’impérialisme américain dans le secteur des technologies numériques, et donc leur impact non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud 2

Les initiatives antitrust européennes ne sont pas meilleures. Là-bas, les décideurs politiques qui s’insurgent contre les maux des grandes entreprises technologiques tentent discrètement de créer leurs propres géants technologiques. Le Royaume-Uni vise à produire son propre mastodonte de plusieurs milliards de dollars. Le président Emmanuel Macron va injecter 5 milliards d’euros dans des start-ups technologiques dans l’espoir que la France compte au moins 25 “licornes” – des entreprises évaluées à un milliard de dollars ou plus – d’ici 2025. L’Allemagne dépense 3 milliards d’euros pour devenir une puissance mondiale de l’IA et un leader mondial (c’est-à-dire un colonisateur de marché) de l’industrialisation numérique. Pour leur part, les Pays-Bas visent à devenir une “nation de licornes”. Et en 2021, la commissaire à la concurrence de l’Union européenne, Margrethe Vestager, largement applaudie, a déclaré que l’Europe devait bâtir ses propres géants technologiques européens. Dans le cadre des objectifs numériques de l’UE pour 2030, Mme Vestager a déclaré que l’UE visait à “doubler le nombre de licornes européennes, qui est aujourd’hui de 122.”

Au lieu de s’opposer par principe aux grandes entreprises de la tech, les décideurs européens sont des opportunistes qui cherchent à élargir leur propre part du gâteau.

D’autres mesures capitalistes réformistes proposées, telles que l’imposition progressive, le développement des nouvelles technologies en tant que service public3 et la protection des travailleurs, ne parviennent toujours pas à s’attaquer aux causes profondes et aux problèmes fondamentaux. Le capitalisme numérique progressiste est meilleur que le néolibéralisme. Mais il est d’orientation nationaliste, ne peut empêcher le colonialisme numérique, et conserve un engagement envers la propriété privée, le profit, l’accumulation et la croissance.

L’urgence environnementale et la technologie

Les crises jumelles du changement climatique et de la destruction écologique qui mettent en péril la vie sur Terre constituent d’autres points faibles majeurs pour les réformateurs du numérique.

De plus en plus d’études montrent que les crises environnementales ne peuvent être résolues dans un cadre capitaliste fondé sur la croissance, qui non seulement augmente la consommation d’énergie et les émissions de carbone qui en résultent, mais exerce également une pression énorme sur les systèmes écologiques.

Le PNUE4 estime que les émissions doivent diminuer de 7,6 % chaque année entre 2020 et 2030 pour atteindre l’objectif de maintenir l’augmentation de la température à moins de 1,5 degré. Des évaluations universitaires estiment la limite mondiale d’extraction de matières durables à environ 50 milliards de tonnes de ressources par an, mais à l’heure actuelle, nous en extrayons 100 milliards de tonnes par an, ce qui profite largement aux riches et aux pays du Nord.

La décroissance doit être mise en œuvre dans un avenir immédiat. Les légères réformes du capitalisme vantées par les progressistes continueront à détruire l’environnement. En appliquant le principe de précaution, nous ne pouvons pas nous permettre de risquer une catastrophe écologique permanente. Le secteur des technologies n’est pas un simple spectateur, mais l’un des principaux moteurs de ces tendances.

Selon un rapport récent, en 2019, les technologies numériques – définies comme les réseaux de télécommunications, les centres de données, les terminaux (appareils personnels) et les capteurs IoT (internet des objets) – ont contribué à 4 % des émissions de gaz à effet de serre, et leur consommation d’énergie a augmenté de 9 % par an.

Et aussi élevé que cela puisse paraître, cela sous-estime probablement l’utilisation de l’énergie par le secteur numérique. Un rapport de 2022 a révélé que les géants de la grande technologie ne s’engagent pas à réduire l’ensemble des émissions de leur chaîne de valeur. Des entreprises comme Apple prétendent être “neutres en carbone” d’ici 2030, mais cela “ne comprend actuellement que les opérations directes, qui représentent un microscopique 1,5 % de son empreinte carbone.”

En plus de surchauffer la planète, l’extraction des minéraux utilisés dans l’électronique – tels que le cobalt, le nickel et le lithium – dans des endroits comme la République démocratique du Congo, le Chili, l’Argentine et la Chine est souvent destructive sur le plan écologique.

Et puis il y a le rôle central des entreprises numériques dans le soutien d’autres formes d’extraction non durable. Les géants de la technologie aident les entreprises à explorer et à exploiter de nouvelles sources de combustibles fossiles et à numériser l’agriculture industrielle. Le modèle économique du capitalisme numérique tourne autour de la diffusion de publicités visant à promouvoir la consommation de masse, un facteur clé de la crise environnementale. Dans le même temps, nombre de ses dirigeants milliardaires ont une empreinte carbone des milliers de fois supérieure à celle des consommateurs moyens des pays du Nord.

Les réformateurs du numérique partent du principe que les grandes entreprises technologiques peuvent être découplées des émissions de carbone et de la surconsommation de ressources et, par conséquent, ils concentrent leur attention sur les activités et les émissions particulières de chaque entreprise. Pourtant, la notion de “découplage” de la croissance de l’utilisation des ressources matérielles a été remise en question par les universitaires, qui notent que l’utilisation des ressources suit de près la croissance du PIB à travers l’histoire. Des chercheurs ont récemment constaté que le transfert de l’activité économique vers les services, y compris les industries à forte intensité de connaissances, n’a qu’un potentiel limité de réduction des impacts environnementaux mondiaux en raison de l’augmentation des niveaux de consommation des ménages par les travailleurs des services.

En résumé, les limites de la croissance changent tout. Si le capitalisme n’est pas écologiquement soutenable, les politiques numériques doivent tenir compte de cette réalité brutale et difficile.

Le socialisme numérique et ses composantes

Dans un système socialiste, la propriété est détenue en commun. Les moyens de production sont directement contrôlés par les travailleurs eux-mêmes par le biais de coopératives de travailleurs, et la production est destinée à l’utilisation et aux besoins plutôt qu’à l’échange, au profit et à l’accumulation. Le rôle de l’État est contesté parmi les socialistes, certains soutenant que la gouvernance et la production économique devraient être aussi décentralisées que possible, tandis que d’autres plaident pour un plus grand degré de planification de l’État.

Ces mêmes principes, stratégies et tactiques s’appliquent à l’économie numérique. Un système de socialisme numérique éliminerait progressivement la propriété intellectuelle, socialiserait les moyens de calcul, démocratiserait les données et l’intelligence numérique et confierait le développement et la maintenance de l’écosystème numérique à des communautés du domaine public.

Bon nombre des éléments constitutifs d’une économie numérique socialiste existent déjà. Les logiciels libres et open source (FOSS5) et les licences Creative Commons, par exemple, fournissent les logiciels et les licences nécessaires à un mode de production socialiste. Comme le note James Muldoon dans Platform Socialism, des projets urbains comme DECODE (DEcentralised Citizen-owned Data Ecosystems) fournissent des outils d’intérêt public open source pour des activités communautaires où les citoyens peuvent accéder et contribuer aux données, des niveaux de pollution de l’air aux pétitions en ligne et aux réseaux sociaux de quartier, tout en gardant le contrôle sur les données partagées. Les coopératives de plates-formes, telles que la plate-forme de livraison de nourriture Wings à Londres6, fournissent un modèle de milieu de travail remarquable dans lequel les travailleurs organisent leur travail par le biais de plates-formes open source détenues et contrôlées collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Il existe également une alternative socialiste aux médias sociaux dans le Fédivers7, un ensemble de réseaux sociaux qui interagissent en utilisant des protocoles partagés, qui facilitent la décentralisation des communications sociales en ligne.

Mais ces éléments de base auraient besoin d’un changement de politique pour se développer. Des projets comme le Fédivers, par exemple, ne sont pas en mesure de s’intégrer à des systèmes fermés ou de rivaliser avec les ressources massives et concentrées d’entreprises comme Facebook. Un ensemble de changements politiques radicaux serait donc nécessaire pour obliger les grands réseaux de médias sociaux à s’interopérer, à se décentraliser en interne, à ouvrir leur propriété intellectuelle (par exemple, les logiciels propriétaires), à mettre fin à la publicité forcée (publicité à laquelle les gens sont soumis en échange de services “gratuits”), à subventionner l’hébergement des données afin que les individus et les communautés – et non l’État ou les entreprises privées – puissent posséder et contrôler les réseaux et assurer la modération du contenu. Cela aurait pour effet d’étouffer les géants de la technologie.

La socialisation de l’infrastructure devrait également être équilibrée par de solides garanties pour la vie privée, des restrictions sur la surveillance de l’État et le recul de l’État sécuritaire carcéral. Actuellement, l’État exploite la technologie numérique à des fins coercitives, souvent en partenariat avec le secteur privé. Les populations immigrées et les personnes en déplacement sont fortement ciblées par un ensemble de caméras, d’avions, de capteurs de mouvements, de drones, de vidéosurveillance et d’éléments biométriques. Les enregistrements et les données des capteurs sont de plus en plus centralisés par l’État dans des centres de fusion et des centres de criminalité en temps réel pour surveiller, prévoir et contrôler les communautés. Les communautés marginalisées et racisées ainsi que les militants sont ciblés de manière disproportionnée par l’État de surveillance high-tech. Ces pratiques doivent être interdites alors que les militants s’efforcent de démanteler et d’abolir ces institutions de violence organisée.

L’accord sur les Technologies Numériques

Les grandes entreprises technologiques, la propriété intellectuelle et la propriété privée des moyens de calcul sont profondément ancrées dans la société numérique et ne peuvent être éteintes du jour au lendemain. Ainsi, pour remplacer le capitalisme numérique par un modèle socialiste, nous avons besoin d’une transition planifiée vers le socialisme numérique.

Les écologistes ont proposé de nouveaux “accords” décrivant la transition vers une économie verte. Les propositions réformistes comme le Green New Deal américain et le Green Deal européen fonctionnent dans un cadre capitaliste qui conserve les méfaits du capitalisme, comme la croissance terminale, l’impérialisme et les inégalités structurelles. En revanche, les modèles écosocialistes, tels que le Red Deal de la Nation Rouge, l’Accord de Cochabamba et la Charte de justice climatique d’Afrique du Sud, offrent de meilleures alternatives. Ces propositions reconnaissent les limites de la croissance et intègrent les principes égalitaires nécessaires à une transition juste vers une économie véritablement durable.

Cependant, ni ces accords rouges ni ces accords verts n’intègrent de plans pour l’écosystème numérique, malgré sa pertinence centrale pour l’économie moderne et la durabilité environnementale. À son tour, le mouvement pour la justice numérique a presque entièrement ignoré les propositions de décroissance et la nécessité d’intégrer leur évaluation de l’économie numérique dans un cadre écosocialiste. La justice environnementale et la justice numérique vont de pair, et les deux mouvements doivent s’associer pour atteindre leurs objectifs.

À cet effet, je propose un Accord sur les Technologies Numériques écosocialiste qui incarne les valeurs croisées de l’anti-impérialisme, de la durabilité environnementale, de la justice sociale pour les communautés marginalisées, de l’autonomisation des travailleurs, du contrôle démocratique et de l’abolition des classes. Voici dix principes pour guider un tel programme :

1. Veiller à ce que l’économie numérique ne dépasse pas les limites sociales et planétaires

Nous sommes confrontés à une réalité : les pays les plus riches du Nord ont déjà émis plus que leur juste part du budget carbone – et cela est également vrai pour l’économie numérique dirigée par les Big Tech qui profite de manière disproportionnée aux pays les plus riches. Il est donc impératif de veiller à ce que l’économie numérique ne dépasse pas les limites sociales et planétaires. Nous devrions établir une limite scientifiquement informée sur la quantité et les types de matériaux qui peuvent être utilisés et des décisions pourraient être prises sur les ressources matérielles (par exemple, la biomasse, les minéraux, les vecteurs d’énergie fossile, les minerais métalliques) qui devraient être consacrées à tel ou tel usage (par exemple, de nouveaux bâtiments, des routes, de l’électronique, etc.) en telle ou telle quantité pour telle ou telle personne. On pourrait établir des dettes écologiques qui imposent des politiques de redistribution du Nord au Sud, des riches aux pauvres.

2. Supprimer progressivement la propriété intellectuelle

La propriété intellectuelle, notamment sous la forme de droits d’auteur et de brevets, donne aux entreprises le contrôle des connaissances, de la culture et du code qui détermine le fonctionnement des applications et des services, ce qui leur permet de maximiser l’engagement des utilisateurs, de privatiser l’innovation et d’extraire des données et des rentes. L’économiste Dean Baker estime que les rentes de propriété intellectuelle coûtent aux consommateurs 1 000 milliards de dollars supplémentaires par an par rapport à ce qui pourrait être obtenu sur un “marché libre” sans brevets ni monopoles de droits d’auteur. L’élimination progressive de la propriété intellectuelle au profit d’un modèle de partage des connaissances basé sur les biens communs permettrait de réduire les prix, d’élargir l’accès à l’éducation et de l’améliorer pour tous, et fonctionnerait comme une forme de redistribution des richesses et de réparation pour le Sud.

3. Socialiser l’infrastructure physique

Les infrastructures physiques telles que les fermes de serveurs cloud, les tours de téléphonie mobile, les réseaux de fibres optiques et les câbles sous-marins transocéaniques profitent à ceux qui les possèdent. Il existe des initiatives de fournisseurs d’accès à internet gérés par les communautés et des réseaux maillés sans fil qui peuvent aider à placer ces services entre les mains des communautés. Certaines infrastructures, comme les câbles sous-marins, pourraient être entretenues par un consortium international qui les construirait et les entretiendrait au prix coûtant pour le bien public plutôt que pour le profit.

4. Remplacer les investissements privés de production par des subventions et une production publiques.

La coopérative numérique britannique de Dan Hind est peut-être la proposition la plus détaillée sur la façon dont un modèle socialiste de production pourrait fonctionner dans le contexte actuel. Selon ce programme, “les institutions du secteur public, y compris le gouvernement local, régional et national, fourniront des lieux où les citoyens et les groupes plus ou moins cohésifs peuvent se rassembler et sécuriser une revendication politique.” Améliorée par des données ouvertes, des algorithmes transparents, des logiciels et des plateformes à code source ouvert et mise en œuvre par une planification participative démocratique, une telle transformation faciliterait l’investissement, le développement et la maintenance de l’écosystème numérique et de l’économie au sens large.

Si Hind envisage de déployer ce système sous la forme d’un service public dans un seul pays – en concurrence avec le secteur privé -, il pourrait à la place constituer une base préliminaire pour la socialisation complète de la technologie. En outre, il pourrait être élargi pour inclure un cadre de justice globale qui fournit des infrastructures en guise de réparations au Sud, de la même manière que les initiatives de justice climatique font pression sur les pays riches pour qu’ils aident le Sud à remplacer les combustibles fossiles par des énergies vertes.

5. Décentraliser Internet

Les socialistes prônent depuis longtemps la décentralisation de la richesse, du pouvoir et de la gouvernance entre les mains des travailleurs et des communautés. Des projets comme FreedomBox8 proposent des logiciels libres et gratuits pour alimenter des serveurs personnels peu coûteux qui peuvent collectivement héberger et acheminer des données pour des services comme le courrier électronique, les calendriers, les applications de chat, les réseaux sociaux, etc. D’autres projets comme Solid permettent aux gens d’héberger leurs données dans des “pods” qu’ils contrôlent. Les fournisseurs d’applications, les réseaux de médias sociaux et d’autres services peuvent alors accéder aux données à des conditions acceptables pour les utilisateurs, qui conservent le contrôle de leurs données. Ces modèles pourraient être étendus pour aider à décentraliser l’internet sur une base socialiste.

6. Socialiser les plateformes

Les plateformes Internet comme Uber, Amazon et Facebook centralisent la propriété et le contrôle en tant qu’intermédiaires privés qui s’interposent entre les utilisateurs de leurs plateformes. Des projets comme le Fédivers et LibreSocial fournissent un modèle d’interopérabilité qui pourrait potentiellement s’étendre au-delà des réseaux sociaux. Les services qui ne peuvent pas simplement s’interopérer pourraient être socialisés et exploités au prix coûtant pour le bien public plutôt que pour le profit et la croissance.

7. Socialiser l’intelligence numérique et les données

Les données et l’intelligence numérique qui en découle sont une source majeure de richesse et de pouvoir économique. La socialisation des données permettrait au contraire d’intégrer des valeurs et des pratiques de respect de la vie privée, de sécurité, de transparence et de prise de décision démocratique dans la manière dont les données sont collectées, stockées et utilisées. Elle pourrait s’appuyer sur des modèles tels que le projet DECODE à Barcelone et à Amsterdam.

8. Interdire la publicité forcée et le consumérisme des plateformes

La publicité numérique diffuse un flux constant de propagande d’entreprise conçue pour manipuler le public et stimuler la consommation. De nombreux services “gratuits” sont alimentés par des publicités, ce qui stimule encore plus le consumérisme au moment même où il met la planète en danger. Des plateformes comme Google Search et Amazon sont construites pour maximiser la consommation, en ignorant les limites écologiques. Au lieu de la publicité forcée, les informations sur les produits et services pourraient être hébergées dans des répertoires, auxquels on accèderait de manière volontaire.

9. Remplacer l’armée, la police, les prisons et les appareils de sécurité nationale par des services de sûreté et de sécurité gérés par les communautés.

La technologie numérique a augmenté le pouvoir de la police, de l’armée, des prisons et des agences de renseignement. Certaines technologies, comme les armes autonomes, devraient être interdites, car elles n’ont aucune utilité pratique au-delà de la violence. D’autres technologies basées sur l’IA, dont on peut soutenir qu’elles ont des applications socialement bénéfiques, devraient être étroitement réglementées, en adoptant une approche conservatrice pour limiter leur présence dans la société. Les militants qui font pression pour réduire la surveillance de masse de l’État devraient se joindre à ceux qui militent pour l’abolition de la police, des prisons, de la sécurité nationale et du militarisme, en plus des personnes visées par ces institutions.

10. Mettre fin à la fracture numérique

La fracture numérique fait généralement référence à l’inégalité d’accès individuel aux ressources numériques telles que les appareils et les données informatiques, mais elle devrait également englober la manière dont les infrastructures numériques, telles que les fermes de serveurs cloud et les installations de recherche de haute technologie, sont détenues et dominées par les pays riches et leurs entreprises. En tant que forme de redistribution des richesses, le capital pourrait être redistribué par le biais de la fiscalité et d’un processus de réparation afin de subventionner les appareils personnels et la connectivité Internet pour les pauvres du monde entier et de fournir des infrastructures, telles que l’infrastructure cloud et les installations de recherche de haute technologie, aux populations qui ne peuvent pas se les offrir.

Comment faire du socialisme numérique une réalité

Des changements radicaux sont nécessaires, mais il y a un grand écart entre ce qui doit être fait et où nous sommes aujourd’hui. Néanmoins, nous pouvons et devons prendre certaines mesures essentielles.

Tout d’abord, il est essentiel de sensibiliser, de promouvoir l’éducation et d’échanger des idées au sein des communautés et entre elles afin qu’ensemble nous puissions co-créer un nouveau cadre pour l’économie numérique. Pour ce faire, une critique claire du capitalisme et du colonialisme numériques est nécessaire.

Un tel changement sera difficile à mettre en place si la production concentrée de connaissances reste intacte. Les universités d’élite, les sociétés de médias, les groupes de réflexion, les ONG et les chercheurs des grandes entreprises technologiques du Nord dominent la conversation et fixent l’ordre du jour de la correction du capitalisme, limitant et restreignant les paramètres de cette conversation. Nous devons prendre des mesures pour leur ôter leur pouvoir, par exemple en abolissant le système de classement des universités, en démocratisant la salle de classe et en mettant fin au financement des entreprises, des philanthropes et des grandes fondations. Les initiatives visant à décoloniser l’éducation – comme le récent mouvement de protestation étudiant #FeesMustFall en Afrique du Sud et la Endowment Justice Coalition à l’université de Yale – sont des exemples des mouvements qui seront nécessaires9.

Deuxièmement, nous devons connecter les mouvements de justice numérique avec d’autres mouvements de justice sociale, raciale et environnementale. Les militants des droits numériques devraient travailler avec les écologistes, les abolitionnistes, les défenseurs de la justice alimentaire, les féministes et autres. Une partie de ce travail est déjà en cours – par exemple, la campagne #NoTechForIce menée par Mijente, un réseau de base dirigé par des migrants, remet en question l’utilisation de la technologie pour contrôler l’immigration aux États-Unis – mais il reste encore beaucoup à faire, notamment en ce qui concerne l’environnement.

Troisièmement, nous devons intensifier l’action directe et l’agitation contre les Big Tech et l’empire américain. Il est parfois difficile de mobiliser un soutien derrière des sujets apparemment ésotériques, comme l’ouverture d’un centre de cloud computing dans le Sud (par exemple en Malaisie) ou l’imposition de logiciels des Big Tech dans les écoles (par exemple en Afrique du Sud). Cela est particulièrement difficile dans le Sud, où les gens doivent donner la priorité à l’accès à la nourriture, à l’eau, au logement, à l’électricité, aux soins de santé et aux emplois. Cependant, la résistance réussie à des développements tels que Free Basics de Facebook en Inde et la construction du siège d’Amazon sur des terres indigènes sacrées au Cap, en Afrique du Sud, montrent la possibilité et le potentiel de l’opposition civique.

Ces énergies militantes pourraient aller plus loin et adopter les tactiques de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), que les militants anti-apartheid ont utilisées pour cibler les sociétés informatiques vendant des équipements au gouvernement d’apartheid en Afrique du Sud. Les militants pourraient créer un mouvement #BigTechBDS, qui ciblerait cette fois l’existence des grandes entreprises technologiques. Les boycotts pourraient annuler les contrats du secteur public avec les géants de la technologie et les remplacer par des solutions socialistes de technologies du peuple10. Des campagnes de désinvestissement pourraient forcer des institutions comme les universités à se désinvestir des pires entreprises technologiques. Et les militants pourraient faire pression sur les États pour qu’ils appliquent des sanctions ciblées aux entreprises technologiques américaines, chinoises et d’autres pays.

Quatrièmement, nous devons œuvrer à la création de coopératives de travailleurs de la tech11 qui peuvent être les éléments constitutifs d’une nouvelle économie socialiste numérique. Il existe un mouvement de syndicalisation des grandes entreprises technologiques, qui peut contribuer à protéger les travailleurs de la technologie en cours de route. Mais syndiquer les entreprises des Big Tech revient à syndiquer les compagnies des Indes orientales, le fabricant d’armes Raytheon, Goldman Sachs ou Shell – ce n’est pas de la justice sociale et cela n’apportera probablement que de légères réformes. De même que les militants sud-africains de la lutte contre l’apartheid ont rejeté les principes de Sullivan – un ensemble de règles et de réformes en matière de responsabilité sociale des entreprises qui permettaient aux entreprises américaines de continuer à faire des bénéfices dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – et d’autres réformes légères, en faveur de l’étranglement du système de l’apartheid, nous devrions avoir pour objectif d’abolir complètement les Big Tech et le système du capitalisme numérique. Et cela nécessitera de construire des alternatives, de s’engager avec les travailleurs de la tech, non pas pour réformer l’irréformable, mais pour aider à élaborer une transition juste pour l’industrie.

Enfin, les personnes de tous horizons devraient travailler en collaboration avec les professionnels de la technologie pour élaborer le plan concret qui constituerait un Accord des Technologies Numériques. Ce projet doit être pris aussi au sérieux que les “accords” verts actuels pour l’environnement. Avec un Accord des Technologies Numériques, certains travailleurs – comme ceux du secteur de la publicité – perdraient leur emploi, il faudrait donc prévoir une transition équitable pour les travailleurs de ces secteurs. Les travailleurs, les scientifiques, les ingénieurs, les sociologues, les avocats, les éducateurs, les militants et le grand public pourraient réfléchir ensemble à la manière de rendre cette transition pratique.

Aujourd’hui, le capitalisme progressiste est largement considéré comme la solution la plus pratique à la montée en puissance des Big Tech. Pourtant, ces mêmes progressistes n’ont pas su reconnaître les méfaits structurels du capitalisme, la colonisation technologique menée par les États-Unis et l’impératif de décroissance. Nous ne pouvons pas brûler les murs de notre maison pour nous garder au chaud. La seule solution pratique est de faire ce qui est nécessaire pour nous empêcher de détruire notre seule et unique maison – et cela doit intégrer l’économie numérique. Le socialisme numérique, concrétisé par un Accord des Technologies Numériques, offre le meilleur espoir dans le court laps de temps dont nous disposons pour un changement radical, mais il devra être discuté, débattu et construit. J’espère que cet article pourra inviter les lecteurs et d’autres personnes à collaborer dans cette direction.

Sur l’auteur

Michael Kwet a obtenu son doctorat en sociologie à l’université de Rhodes et il est membre invité du projet de société de l’information à la Yale Law School. Il est l’auteur de Digital colonialism : US empire and the new imperialism in the Global South, hôte du podcast Tech Empire, et a été publié par VICE News, The Intercept, The New York Times, Al Jazeera et Counterpunch.

Retrouvez Micheal sur Twitter : @Michael_Kwet.

Sur la traduction

Ce texte a été d’abord traduit avec Deepl, et ensuite revu, corrigé et commenté par moi-même. N’étant pas un traducteur professionnel, j’accueillerai avec plaisir les propositions d’amélioration.

Illustration à la une par Zoran Svilar

 

Les conseils de Ray Bradbury à qui veut écrire – Open Culture (4)

Par : Goofy
18 août 2022 à 01:42

Dans le 4e épisode de notre mini-série de l’été, nous recueillons les conseils d’écriture de Ray Bradbury (oui, celui des Chroniques martiennes et Fahrenheit 451, entre autres) qu’il expose au fil d’une conférence résumée pour vous dans cet article d’openculture.com, un portail très riche en ressources culturelles.
Ah, au fait, profitons-en pour vous rappeler que le Ray’s Day c’est lundi 22 août : en hommage au grand Ray, c’est l’occasion de lire des tas de textes en tous genres et de faire connaître les vôtres et même de les mettre en ligne. Rendez-vous sur le nouveau site du Ray’s Day qui sert de socle à cette initiative.

 

Article original : Ray Bradbury Gives 12 Pieces of Writing Advice to Young Authors (2001)

Traduction : goofy

Ray Bradbury donne 12 conseils d’écriture aux jeunes auteur⋅e⋅s

par Colin Marshall

À l’instar de l’icône du genre Stephen King, Ray Bradbury est parvenu à toucher un public bien plus large que celui auquel il était destiné en offrant des conseils d’écriture à tous ceux qui prennent la plume. Dans ce discours prononcé en 2001 lors du symposium des écrivains organisé par l’université Point Loma Nazarene à By the Sea, Ray Bradbury raconte des anecdotes tirées de sa vie d’écrivain, qui offrent toutes des leçons pour se perfectionner dans l’art d’écrire.

La plupart d’entre elles ont trait aux pratiques quotidiennes qui constituent ce qu’il appelle « l’hygiène de l’écriture ».

 

En regardant cette conférence divertissante et pleine de digressions, vous pourriez en tirer un ensemble de points totalement différents, mais voici, sous forme de liste, comment j’interprète le programme de Bradbury :

  • Ne commencez pas par vouloir écrire des romans. Ils prennent trop de temps. Commencez plutôt votre vie d’écrivain en rédigeant « un sacré paquet de nouvelles », jusqu’à une par semaine. Prenez un an pour le faire ; il affirme qu’il est tout simplement impossible d’écrire 52 mauvaises nouvelles d’affilée. Il a attendu l’âge de 30 ans pour écrire son premier roman, Fahrenheit 451. « Ça valait le coup d’attendre, hein ? »
  • On peut les aimer, mais on ne peut pas les égaler. Gardez cela à l’esprit lorsque vous tenterez inévitablement, consciemment ou inconsciemment, d’imiter vos écrivains préférés, tout comme il a imité H.G. Wells, Jules Verne, Arthur Conan Doyle et L. Frank Baum.
  • Examinez des nouvelles « de qualité ». Il suggère Roald Dahl, Guy de Maupassant, et les moins connus Nigel Kneale et John Collier. Tout ce qui se trouve dans le New-Yorker d’aujourd’hui ne fait pas partie de ses critères, car il trouve que leurs histoires sont « dépourvues de métaphores ».
  • Bourrez-vous le crâne. Pour accumuler les blocs de construction intellectuelle de ces métaphores, il suggère un cours de lecture à l’heure du coucher : une nouvelle, un poème (mais Pope, Shakespeare et Frost, pas les « conneries » modernes) et un essai. Ces essais devraient provenir de divers domaines, dont l’archéologie, la zoologie, la biologie, la philosophie, la politique et la littérature. « Au bout de mille nuits », résume-t-il, « bon Dieu, vous saurez plein de trucs ! ».
  • Débarrassez-vous des amis qui ne croient pas en vous. Se moquent-ils de vos ambitions d’écrivain ? Il suggère de les appeler pour les « virer » sans tarder.
  • Vivez dans la bibliothèque. Ne vivez pas dans vos « maudits ordinateurs ». Il n’est peut-être pas allé à l’université, mais ses habitudes de lecture insatiables lui ont permis d’être « diplômé de la bibliothèque » à 28 ans.
  • Tombez amoureux des films. De préférence des vieux films.
  • Écrivez avec joie. Dans son esprit, « l’écriture n’est pas une affaire sérieuse ». Si une histoire commence à ressembler à du travail, mettez-la au rebut et commencez-en une qui ne l’est pas. « Je veux que vous soyez jaloux de ma joie », dit Bradbury à son public.
  • Ne prévoyez pas de gagner de l’argent. Avec son épouse, qui « a fait vœu de pauvreté pour l’épouser », Ray a atteint l’âge de 37 ans avant de pouvoir s’offrir une voiture (et il n’a toujours pas réussi à passer son permis).
  • Faites une liste de dix choses que vous aimez et de dix choses que vous détestez. Puis écrivez sur les premières, et « tuez » les secondes – également en écrivant à leur sujet. Faites de même avec vos peurs. Tapez tout ce qui vous passe par la tête. Il recommande l' »association de mots » pour lever tout blocage créatif, car « vous ne savez pas ce que vous avez en vous avant de le tester ».
  • N’oubliez pas qu’avec l’écriture, ce que vous recherchez, c’est une seule personne qui vienne vous dire : « Je vous aime pour ce que vous faites. » Ou, à défaut, vous cherchez quelqu’un qui vienne vous dire : « Vous n’êtes pas aussi fou que tout le monde le dit ».

Autres ressources

Ray Bradbury : Literature is the Safety Valve of Civilization

The Shape of A Story : Writing Tips from Kurt Vonnegut

John Steinbeck’s Six Tips for the Aspiring Writer and His Nobel Prize Speech

L’auteur de l’article

Colin Marshall produit Notebook on Cities and Culture. Pour le suivre sur Twitter : @colinmarshall.


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Khrys’presso du lundi 22 août 2022

Par : Khrys
22 août 2022 à 01:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.


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Spécial droit des femmes

Spécial France

Spécial médias et pouvoir

Spécial emmerdeurs irresponsables gérant comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Spécial résistances

Spécial GAFAM et cie

Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les disparitions de la semaine

Les trucs chouettes de la semaine

  • Participer au Capitole du Libre 2022 (cfp.capitoledulibre.org)

    L’appel à participation au Capitole du Libre 2022 est ouvert ! L’édition 2022 se tiendra les 19 et 20 novembre 2022 à l’ENSEEIHT.

  • De plus en plus de pays se lancent dans le transport public gratuit (lareleveetlapeste.fr)

    Luxembourg, Allemagne, Autriche, Espagne, Malte : pour répondre à la crise climatique ou compenser la hausse historique des prix de l’énergie, de plus en plus d’États européens expérimentent la gratuité totale ou partielle de leurs transports publics.

  • L’encyclopédie en ligne de la « question de Palestine » (orientxxi.info)

    Conçue par l’Institute for Palestine Studies dans le cadre d’un projet conjoint avec le Palestinian Museum de Birzeit, l’Encyclopédie interactive de la question de Palestine a pour objet d’offrir au public le plus large, en arabe et en anglais, une histoire engagée de la Palestine moderne, de la conquête ottomane à nos jours

  • Behold this award-winning image of fungus making a fly its “zombie” slave (arstechnica.com)

    Ophiocordyceps […] infiltrates the host’s exoskeleton and brain via spores scattered in the air that attach to the host body. Once inside, the spores sprout long tendrils […] that eventually reach into the brain and release chemicals that make the unfortunate host the fungi’s zombie slave. The chemicals compel the host to move to the most favorable location for the fungus to thrive and grow.

  • Les conseils de Ray Bradbury à qui veut écrire (framablog.org)


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Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

Brian Eno n’aime pas les NFT – Open Culture (5)

Par : Goofy
24 août 2022 à 05:42

Le 5e numéro de notre mini-série de l’été, qui vagabonde librement d’un article de openculture.com à l’autre, vous propose aujourd’hui de lire quelques propos assez vifs sur les NFT que l’on peut définir grossièrement comme des titres de propriété, enregistrés dans une sorte de « grand livre » numérique public et décentralisé (en savoir plus avec ces questions/réponses). Leur apparition ces dernières années suscite autant d’engouement spéculatif que de critiques acerbes.

Voici par exemple le point de vue de Brian Eno, un musicien, producteur, compositeur dont la carrière et la notoriété dans le monde de la musique sont immenses : les plus grands ont bénéficié de son talent, on lui doit le développement et la popularisation d’un genre musical et nombreuses sont ses expérimentations artistiques, pas seulement musicales..

 

Article original : Brian Eno Shares His Critical Take on Art & NFTs : “I Mainly See Hustlers Looking for Suckers”

Traduction : Goofy

Brian Eno expose son point de vue critique sur l’art et les NFT : « Je vois surtout des arnaqueurs qui cherchent des pigeons »

par Josh Jones

Image via Wikimedia Commons

Dans notre monde marqué par les inégalités, on peut avoir l’impression que nous n’avons plus grand-chose en commun, qu’il n’y a pas de « nous », mais seulement « eux » et « nous ». Mais les multiples crises qui nous séparent ont aussi le potentiel d’unir l’espèce. Après tout, une planète qui se réchauffe rapidement et une pandémie mondiale nous menacent tous, même si elles ne nous menacent pas de la même manière.

Les solutions existent-elles dans la création de nouvelles formes de propriété privée, de nouvelles façons de déplacer le capital dans le monde ? Les sous-produits de la marchandisation et du gaspillage capitalistes, à l’échelle de l’extinction, peuvent-ils être atténués par de nouvelles formes ingénieuses de financiarisation ? Tels semblent être les arguments avancés par les zélateurs des crypto-monnaies et de NFT, un acronyme signifiant jetons non fongibles et – si vous ne l’avez pas encore remarqué – qui semble la seule chose dont tout le monde parle aujourd’hui dans le monde de l’art.

Brian Eno a exprimé son opinion sur le sujet de manière assez abrupte dans une interview récente. « Les NFT me semblent juste un moyen pour les artistes d’obtenir une petite part du gâteau du capitalisme mondial », a-t-il dit sur le site The Crypto Syllabus. « Comme c’est mignon : maintenant les artistes peuvent aussi devenir de petits trous du cul de capitalistes ». Il désapprouve évidemment l’utilisation de l’art uniquement pour générer des profits, car si nous avons appris quelque chose de la théorie de la créativité et de l’influence d’Eno au cours des dernières décennies, c’est bien que selon lui le moteur principal de la création artistique est… de générer davantage d’art.

« Si j’avais voulu gagner de l’argent avant tout, j’aurais eu une carrière différente, comme n’importe qui d’autre. Je n’aurais probablement pas choisi d’être un artiste ».

Il est tout à fait inutile d’essayer de cataloguer Eno comme technophobe ou déconnecté, c’est tout le contraire. Mais les produits financiers fictifs qui ont envahi toutes les autres sphères de la vie n’ont pas leur place dans les arts, affirme-t-il.

Lorsqu’on lui demande pourquoi les NFT sont présentés comme un salut pour les artistes et le monde de l’art par les visionnaires des crypto-monnaies, parmi lesquels figurent nombre de ses amis et collaborateurs, Eno répond :

Je peux comprendre pourquoi les personnes qui en ont profité sont satisfaites, et il est assez naturel dans un monde libertarien de croire que quelque chose qui vous profite doit automatiquement être « bon » pour le monde entier. Cette croyance est une version de ce que j’appelle « l’automatisme » : l’idée que si vous laissez les choses tranquilles et que vous laissez une chose ou l’autre – le marché, la nature, la volonté humaine – suivre son cours sans entrave, vous obtiendrez automatiquement un meilleur résultat qu’en intervenant. Les personnes qui ont ce genre de croyances n’ont aucun scrupule à intervenir elles-mêmes, mais veulent simplement une situation où personne d’autre ne peut intervenir. Surtout pas l’État.

Le fait que la vente des NFT n’ait profité qu’à un très petit nombre de personnes – à hauteur de 69 millions de dollars en une seule vente dans une affaire récente très médiatisée – ne semble pas particulièrement gêner ceux qui insistent sur leurs avantages. Les créateurs des NFT ne semblent pas non plus gênés par l’énorme surcharge énergétique que nécessite cette technologie, « un système pyramidal de cauchemar écologique », comme le dépeint Synthtopia – dont Eno dit :

« dans un monde en réchauffement, une nouvelle technologie qui utilise de vastes quantités d’énergie comme « preuve de travail », c’est-à-dire simplement pour établir un certain âge d’exclusivité, est vraiment insensée. »

Eno répond volontiers aux questions sur les raisons pour lesquelles les NFT semblent si séduisantes – ce n’est pas un grand mystère, juste une nouvelle forme d’accumulation, de marchandisation et de gaspillage, une forme en particulier qui n’ajoute rien au monde tout en accélérant l’effondrement du climat. Les NFT sont le « readymade inversé », selon David Joselit : là où « Duchamp utilisait la catégorie de l’art pour libérer la matérialité de la forme marchandisable, les NFT déploient la catégorie de l’art pour extraire la propriété privée d’informations librement disponibles ».

Le discours autour des NFT semble également libérer l’art de la catégorie de l’art, et tout ce que cela a signifié pour l’humanité depuis des millénaires en tant que pratique communautaire, réduisant les productions créatives à des certificats numériques d’authenticité. « J’essaie de garder l’esprit ouvert sur ces questions », concède Eno. « Des personnes que j’apprécie et en qui j’ai confiance sont convaincues que [les NFT] sont la meilleure chose depuis l’invention du pain en tranches, alors j’aimerais avoir une vision plus positive, mais pour l’instant, je vois surtout des arnaqueurs qui cherchent des pigeons. »

Pour aller plus loin

(en français)

(en anglais)

L’auteur de l’article
Josh Jones est un écrivain et musicien de Durham, NC. Son compte twitter est @jdmagness


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Khrys’presso du lundi 29 août 2022

Par : Khrys
29 août 2022 à 01:42

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Spécial (droits des) femmes

  • « Solidarité avec Sanna » : les femmes dansent en soutien à la Première ministre finlandaise (liberation.fr)

    Sous le feu des critiques après la diffusion de vidéos festives, la cheffe du gouvernement Sanna Marin reçoit l’appui de nombreuses internautes qui se filment elles-aussi en train de prendre du bon temps. […] En octobre 2020, Sanna Marin, plus jeune cheffe de gouvernement du monde lorsqu’elle a accédé à ce poste en 2019, avait subi une première salve de critiques pour avoir organisé des soirées à sa résidence officielle ou pour avoir porté un décolleté, lorsqu’elle avait posé pour le magazine de mode, Trendi. Déjà, à l’époque, de nombreuses Finlandaises avaient imité, sur les réseaux sociaux, sa pose et sa tenue pour la soutenir.

  • Finlande : Sanna Marin avait bien fait la fête sans drogues, selon son test sanguin (liberation.fr)
  • Cyberharcèlement. Sur les réseaux « Un déchaînement masculiniste contre les femmes » (humanite.fr)

    La cour d’appel de Rennes doit rendre aujourd’hui son verdict dans une affaire opposant la journaliste Nadia Daam à un de ses cyberharceleurs. Éric Morain, l’avocat de la victime, revient sur la gravité de ces violences commises sur les réseaux sociaux, surtout contre les femmes, et que la justice peine encore à sanctionner. […] on constate beaucoup de messages à connotation sexuelle de viol. Il y a une sorte de déchaînement très masculiniste de la part des auteurs de souhaiter à leur victime les pires sévices de nature sexuelle. Ensuite, beaucoup sont dans le déni ou la négation : « Ce n’était que des mots » ; « Je ne savais pas qu’on me retrouverait…  » […] On a vu également une éruption de cyberharcèlement depuis que la radio est filmée. Avant, les femmes étaient à l’abri de leur voix, derrière un micro, dans un lieu confiné. Depuis que la radio est diffusée sur les plateformes, nous avons constaté la multiplication du cyberharcèlement à l’encontre de ces journalistes.

  • Sandrine Rousseau dans le viseur de la Fédération nationale des chasseurs (lepoint.fr)
  • Féminicides, suicides… les ravages des fusils de chasse (reporterre.net)
  • Féminicides conjugaux : 122 femmes ont été tuées en 2021 en France (liberation.fr)

    Selon la dernière étude sur les morts violentes au sein du couple, dévoilée ce vendredi par le ministère de l’Intérieur, le nombre de femmes tuées par leur conjoint ou leur ex a augmenté de 20 % l’an dernier par rapport à 2020.

  • Appel à développer la contraception masculine : arrêtez de vous dorer la pilule ! (liberation.fr)

    « Libération » et les hommes signataires de cet appel incitent les pouvoirs publics et les laboratoires à avancer sur le sujet de la contraception masculine en France […] la contraception masculine semble carrément taboue pour bien des Français : en 2020, elle ne concernait que 200 rendez-vous sur les 21 000 consultations autour de la contraception recensées par le Planning familial.

    Voir aussi Contraception masculine : la science progresse dans tous les sens (liberation.fr)

    La science n’avance pas vite : en 2022, les seuls moyens de contraception masculine disponibles en France sont le préservatif, la vasectomie, et… le retrait lors du rapport sexuel. Où sont les pilules pour hommes, depuis cinquante ans qu’on travaille sur le sujet ? Les injections et les implants contraceptifs ? Le défi n’est pourtant pas si difficile à relever du point de vue biologique.

Spécial France

Spécial médias et pouvoir

Spécial emmerdeurs irresponsables gérant comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Spécial résistances

  • Immigration : isoler le ministre de l’Intérieur (mediapart.fr)
  • Ils nous regardent mourir (blogs.mediapart.fr)

    Ils nous regardent crever, et ils chantent, et ils dansent. Ils survolent nos charniers le cul posé dans leurs jets climatisés, coupe de champagne à la main. Ils misent sur nos pénuries, ils fructifient nos douleurs, ils financiarisent nos morts. Le pays brûle et nous dedans, mais le projet de leur président-kéké en jet-ski pour la rentrée c’est de conditionner le RSA à des travaux forcés, de relancer la réforme des retraites, de saborder l’assurance maladie, bref, toujours plus de souffrances pour nous et toujours plus d’argent pour eux. « Responsabilité et sobriété collective », a-t-il exigé lors de son entretien du 14 juillet avec deux teckels à poil long et carte de presse dans ses jardins royaux. Il va sans dire que cette responsabilité et cette sobriété ne s’appliqueront pas à ses amis Bernard Arnault, Vincent Bolloré et autres qui pourront continuer OKLM à faire tout et n’importe quoi du moment que ça leur fait plaisir, pendant que nous on devra sans doute bientôt aller bosser gratuitement pendant 20 heures dans un local Amazon pour mériter 100 grammes de nouilles et une douche. […] Et nous, de notre côté, « en bas à gauche », comme disent les zapatistes, on va vraiment commencer à ne pas se laisser faire. « Nous ne défendons pas la nature : nous sommes la nature qui se défend », disait-on à l’époque dans les luttes de Notre-Dame des Landes. Il va donc falloir sérieusement lancer les festivités et les hostilités. Autodéfense et sabotage.

  • À Marseille, la croisière abuse (humanite.fr)

    Face aux effets néfastes des super paquebots de tourisme, sur le climat comme sur la santé, la municipalité et des collectifs citoyens cherchent à limiter leur accès à la cité phocéenne.

  • La propagande néolibérale mensongère sur les impôts. À propos du livre d’Attac : Impôts : idées fausses et vraies injustices, Manuel de désintox (france.attac.org)
  • Festival Technopolice Marseille (laquadrature.net)

    Nous sommes heureux·ses de vous annoncer la première édition du Festival Technopolice.Il se déroulera du 22 au 24 septembre à Marseille et consistera en des séances de projections de films sur la surveillance des villes et la lutte contre la Technopolice. Les séances seront suivies […] Au cours du festival vous pourrez participer à une promenade cartographique pour apprendre à repérer les caméras et discuter avec d’autres militant·es. […] Le 24 septembre à 21h30, nous déposerons ensemble la plainte collective contre la Technopolice lancée le 24 mai dernier. Pensez bien à rejoindre la plainte avant cette date !

  • Le Planning familial : « Nous n’avons pas oublié qu’il fallait un utérus pour vivre une grossesse » (liberation.fr)

    Notre mouvement remonte aux années 50. La contraception était encore interdite en France. Nous étions alors, déjà, ces personnes dangereuses qui donnaient des hormones sexuelles aux jeunes. (Là, on parle de la pilule contraceptive.) Puis, nous avons lutté pour le droit à l’avortement. Là aussi, on nous reprochait d’être de grandes criminelles

  • « La détruire, ça n’a pas de sens » : près de Paris, ils luttent pour sauver une bergerie (reporterre.net)

    La bergerie des Malassis, l’un des derniers îlots de fraîcheur d’Île-de-France, est menacée par les travaux d’agrandissement d’une école maternelle. Malgré l’avancée des travaux, les opposants espèrent sauver ce lieu unique de la bétonisation.

Spécial GAFAM et cie

Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les trucs chouettes de la semaine

  • DuckDuckGo ouvre à toustes son service d’adresses électroniques jetables (journalduhacker.net)

    DuckDuckGo ouvre son service “Email Protection” à tous en bêta ouverte après un an en bêta fermée. Le service permet via une adresse email “@duck.com” d’intercepter les trackers dans un email puis de les supprimer avant de rediriger ces emails vers votre boîte mail principal. Vous pouvez également utiliser le service comme une adresse électronique jetable.


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Bifurquer avant l’impact : l’impasse du capitalisme de surveillance

Par : Framatophe
29 août 2022 à 03:15

La chaleur de l’été ne nous fait pas oublier que nous traversons une crise dont les racines sont bien profondes. Pendant que nos forêts crament, que des oligarques jouent aux petits soldats à nos portes, et vu que je n’avais que cela à faire, je lisais quelques auteurs, ceux dont on ne parle que rarement mais qui sont Ô combien indispensables. Tout cela raisonnait si bien que, le temps de digérer un peu à l’ombre, j’ai tissé quelques liens avec mon sujet de prédilection, la surveillance et les ordinateurs. Et puis voilà, paf, le déclic. Dans mes archives, ces mots de Sébastien Broca en 2019 : « inscrire le capitalisme de surveillance dans une histoire plus large ». Mais oui, c’est là dessus qu’il faut insister, bien sûr. On s’y remet.

Je vous livre donc ici quelques réflexions qui, si elles sont encore loin d’être pleinement abouties, permettront peut-être à certains lecteurs d’appréhender les luttes sociales qui nous attendent ces prochains mois. Alimentons, alimentons, on n’est plus à une étincelle près.

— Christophe Masutti


Le capitalisme de surveillance est un mode d’être du capitalisme aujourd’hui dominant l’ensemble des institutions économiques et politiques. Il mobilise toutes les technologies de monitoring social et d’analyse de données dans le but de consolider les intérêts capitalistes à l’encontre des individus qui se voient spoliés de leur vie privée, de leurs droits et du sens de leur travail. L’exemple des entreprises-plateformes comme Uber est une illustration de cette triple spoliation des travailleurs comme des consommateurs. L’hégémonie d’Uber dans ce secteur d’activité s’est imposée, comme tout capitalisme hégémonique, avec la complicité des décideurs politiques. Cette complicité s’explique par la dénégation des contradictions du capitalisme et la contraction des politiques sur des catégories anciennes largement dépassées. Que les décideurs y adhèrent ou non, le discours public reste campé sur une idée de la production de valeur qui n’a plus grand-chose de commun avec la réalité de l’économie sur-financiarisée.

Il est donc important d’analyser le capitalisme de surveillance à travers les critiques du capitalisme et des technologies afin de comprendre, d’une part pourquoi les stratégies hégémoniques des multinationales de l’économie numérique ne sont pas une perversion du capitalisme mais une conséquence logique de la jonction historique entre technologie et finance, et d’autre part que toute régulation cherchant à maintenir le statu quo d’un soi-disant « bon » capitalisme est vouée à l’échec. Reste à explorer comment nous pouvons produire de nouveaux imaginaires économiques et retrouver un rapport aux technologies qui soit émancipateur et générateur de libertés.

paquet de cigarette dont la marque est "Capitalism" avec pour avertissement "the cancer of the working class"

Une critique du capitalisme qui s’est déjà bien étoffée au cours de l’histoire.

Situer le capitalisme de surveillance dans une histoire critique du capitalisme

Dans la Monthly Review en 2014, ceux qui forgèrent l’expression capitalisme de surveillance inscrivaient cette dernière dans une critique du capitalisme monopoliste américain depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, lorsqu’on le ramène à l’histoire longue, qui ne se réduit pas aux vingt dernières années de développement des plus grandes plateformes numériques mondiales, on constate que le capitalisme de surveillance est issu des trois grands axes de la dynamique capitaliste de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Pour John B. Foster et Robert W. McChesney, la surveillance cristallise les intérêts de marché de l’économie qui soutient le complexe militaro-industriel sur le plan géopolitique, la finance, et le marketing de consommation, c’est-à-dire un impérialisme sur le marché extérieur (guerre et actionnariat), ce qui favorise en retour la dynamique du marché intérieur reposant sur le crédit et la consommation. Ce système impérialiste fonctionne sur une logique de connivence avec les entreprises depuis plus de soixante ans et a instauré la surveillance (de l’espionnage de la Guerre Froide à l’apparition de l’activité de courtage de données) comme le nouveau gros bâton du capitalisme.

Plus récemment, dans une interview pour LVSL, E. Morozov ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’aujourd’hui l’enjeu des Big Tech aux États-Unis se résume à la concurrence entre les secteurs d’activités technologiques sur le marché intérieur et « la volonté de maintenir le statut hégémonique des États-Unis dans le système financier international ».

Avancées technologiques et choix sociaux

Une autre manière encore de situer le capitalisme de surveillance sur une histoire longue consiste à partir du rôle de l’émergence de la microélectronique (ou ce que j’appelle l’informatisation des organisations) à travers une critique radicale du capitalisme. C’est sur les écrits de Robert Kurz (et les autres membres du groupe Krisis) qu’il faut cette fois se pencher, notamment son travail sur les catégories du capitalisme.

Ici on s’intéresse à la microélectronique en tant que troisième révolution industrielle. Sur ce point, comme je le fais dans mon livre, je préfère maintenir mon approche en parlant de l’informatisation des organisations, car il s’agit surtout de la transformation des processus de production et pas tellement des innovations techniques en tant que telles. Si en effet on se concentre sur ce dernier aspect de la microélectronique, on risque d’induire un rapport mécanique entre l’avancement technique et la transformation capitaliste, alors que ce rapport est d’abord le résultat de choix sociaux plus ou moins imposés par des jeux de pouvoirs (politique, financier, managérial, etc.). Nous y reviendrons : il est important de garder cela en tête car l’objet de la lutte sociale consiste à prendre la main sur ces choix pour toutes les meilleures raisons du monde, à commencer par notre rapport à l’environnement et aux techniques.

Pour expliquer, je vais devoir simplifier à l’extrême la pensée de R. Kurz et faire des raccourcis. Je m’en excuse par avance. R. Kurz s’oppose à l’idée de la cyclicité des crises du capitalisme. Au contraire ce dernier relève d’une dynamique historique, qui va toujours de l’avant, jusqu’à son effondrement. On peut alors considérer que la succession des crises ont été surmontées par le capitalisme en changeant le rapport structurel de la production. Il en va ainsi pour l’industrialisation du XIXᵉ siècle, le fordisme (industrialisation moderne), la sur-industrialisation des années 1930, le marché de consommation des années 1950, ou de la financiarisation de l’économie à partir des années 1970. Pour R. Kurz, ces transformations successives sont en réalité une course en avant vers la contradiction interne du capitalisme, son impossibilité à renouveler indéfiniment ses processus d’accumulation sans compter sur les compensations des pertes de capital, qu’elles soient assurées par les banques centrales qui produisent des liquidités (keynésianisme) ou par le marché financier lui-même remplaçant les banques centrales (le néolibéralisme qui crée toujours plus de dettes). Cette course en avant connaît une limite indépassable, une « borne interne » qui a fini par être franchie, celle du travail abstrait (le travail socialement nécessaire à la production, créant de la valeur d’échange) qui perd peu à peu son sens de critère de valeur marchande.

Cette critique de la valeur peut être vue de deux manières qui se rejoignent. La première est amenée par Roswitha Scholz et repose sur l’idée que la valeur comme rapport social déterminant la logique marchande n’a jamais été critiquée à l’aune tout à fait pratique de la reproduction de la force de travail, à savoir les activités qu’on détermine comme exclusivement féminines (faire le ménage, faire à manger, élever les enfants, etc.) et sont dissociées de la valeur. Or, cette tendance phallocrate du capitalisme (comme de la critique marxiste/socialiste qui n’a jamais voulu l’intégrer) rend cette conception autonome de la valeur complètement illusoire. La seconde approche situe dans l’histoire la fragilité du travail abstrait qui dépend finalement des processus de production. Or, au tournant des années 1970 et 1980, la révolution informatique (la microélectronique) est à l’origine d’une rationalisation pour ainsi dire fulgurante de l’ensemble des processus de production en très peu de temps et de manière mondialisée. Il devient alors plus rentable de rationaliser le travail que de conquérir de nouveaux espaces pour l’accumulation de capital. Le régime d’accumulation atteint sa limite et tout se rabat sur les marchés financiers et le capital fictif. Comme le dit R. Kurz dans Vies et mort du capitalisme1 :

C’est le plus souvent, et non sans raison, la troisième révolution industrielle (la microélectronique) qui est désignée comme la cause profonde de la nouvelle crise mondiale. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, en effet, les potentiels de rationalisation dépassent les possibilités d’une expansion des marchés.

Non seulement il y a la perte de sens du travail (la rationalisation à des échelles inédites) mais aussi une rupture radicale avec les catégories du capitalisme qui jusque-là reposaient surtout sur la valeur marchande substantiellement liée au travail abstrait (qui lui-même n’intégrait pas de toute façon ses propres conditions de reproduction).

Très voisins, les travaux d’Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle questionnent la surfinanciarisation de l’économie dans La grande dévalorisation2. Pour eux, c’est la forme même de la richesse capitaliste qui est en question. Ils en viennent aux mêmes considérations concernant l’informatisation de la société. La troisième révolution industrielle a créé un rétrécissement de la production de valeur. La microélectronique (entendue cette fois en tant que description de dispositifs techniques) a permis l’avancée de beaucoup de produits innovants mais l’innovation dans les processus de production qu’elle a induits a été beaucoup plus forte et attractive, c’est-à-dire beaucoup plus rentable : on a préféré produire avec toujours moins de temps de travail, et ce temps de travail a fini par devenir une variable de rentabilité au lieu d’être une production de valeur.

Si bien qu’on est arrivé à ce qui, selon Marx, est une incompatibilité avec le capitalisme : l’homme finit par se situer en dehors du processus de production. Du moins, il tend à l’être dans nos économies occidentales. Et ce fut pourtant une sorte d’utopie formulée par les capitalistes eux-mêmes dans les années 1960. Alors que les industries commençaient à s’informatiser, le rêve cybernéticien d’une production sans travailleurs était en plein essor. Chez les plus techno-optimistes on s’interrogeait davantage à propos des répercussions de la transformation des processus de production sur l’homme qu’à propos de leur impact sur la dynamique capitaliste. La transformation « cybernétique » des processus de production ne faisait pas vraiment l’objet de discussion tant la technologie était à l’évidence une marche continue vers une nouvelle société. Par exemple, pour un sociologue comme George Simpson3, au « stade 3 » de l’automatisation (lorsque les machines n’ont plus besoin d’intervention humaine directe pour fonctionner et produire), l’homme perd le sens de son travail, bien que libéré de la charge physique, et « le système industriel devient un système à boutons-poussoirs ». Que l’automatisation des processus de production (et aussi des systèmes décisionnels) fasse l’objet d’une critique ou non, ce qui a toujours été questionné, ce sont les répercussions sur l’organisation sociale et le constat que le travail n’a jamais été aussi peu émancipateur alors qu’on en attendait l’inverse4.

La surveillance comme catégorie du capitalisme

Revenons maintenant au capitalisme de surveillance. D’une part, son appellation de capitalisme devient quelque peu discutable puisqu’en effet il n’est pas possible de le désincarner de la dynamique capitaliste elle-même. C’est pour cela qu’il faut préciser qu’il s’agit surtout d’une expression initialement forgée pour les besoins méthodiques de son approche. Par contre, ce que j’ai essayé de souligner sans jamais le dire de cette manière, c’est que la surveillance est devenue une catégorie du capitalisme en tant qu’elle est une tentative de pallier la perte de substance du travail abstrait pour chercher de la valeur marchande dans deux directions :

  • la rationalisation à l’extrême des processus productifs qu’on voit émerger dans l’économie de plateformes, de l’esclavagisme moderne des travailleurs du clic à l’ubérisation de beaucoup de secteurs productifs de services, voire aussi industriels (on pense à Tesla). Une involution du travail qui en retour se paie sur l’actionnariat tout aussi extrême de ces mêmes plateformes dont les capacités d’investissement réel sont quasi-nulles.
  • L’autre direction est née du processus même de l’informatisation des organisations dès le début, comme je l’ai montré à propos de l’histoire d’Axciom, à savoir l’extraction et le courtage de données qui pillent littéralement nos vies privées et dissocient cette fois la force de travail elle-même du rapport social qu’elle implique puisque c’est dans nos intimités que la plus-value est recherchée. La financiarisation de ces entreprises est d’autant plus évidente que leurs besoins d’investissement sont quasiment nuls. Quant à leurs innovations (le travail des bases de données) elles sont depuis longtemps éprouvées et reposent aussi sur le modèle de plateforme mentionné ci-dessus.

Mais alors, dans cette configuration, on a plutôt l’impression qu’on ne fait que placer l’homme au centre de la production et non en dehors ou presque en dehors. Il en va ainsi des livreurs d’Uber, du travail à la tâche, des contrats de chantiers adaptés à la Recherche et à l’Enseignement, et surtout, surtout, nous sommes nous-mêmes producteurs des données dont se nourrit abondamment l’industrie numérique.

On comprend que, par exemple, certains ont cru intelligent de tenter de remettre l’homme dans le circuit de production en basant leur raisonnement sur l’idée de la propriété des données personnelles et de la « liberté d’entreprendre ». En réalité la configuration du travail à l’ère des plateformes est le degré zéro de la production de valeur : les données n’ont de valeur qu’une fois travaillées, concaténées, inférées, calculées, recoupées, stockées (dans une base), etc. En soi, même si elles sont échangeables sur un marché, il faut encore les rendre rentables et pour cela il y a de l’Intelligence Artificielle et des travailleurs du clic. Les seconds ne sont que du temps de travail volatile (il produit de la valeur en tant que travail salarié, mais si peu qu’il en devient négligeable au profit de la rationalisation structurelle), tandis que l’IA a pour objectif de démontrer la rentabilité de l’achat d’un jeu de données sur le marché (une sorte de travail mort-vivant5 qu’on incorporerait directement à la marchandisation). Et la boucle est bouclée : cette rentabilité se mesure à l’aune de la rationalisation des processus de production, ce qui génère de l’actionnariat et une tendance au renforcement des monopoles. Pour le reste, afin d’assurer les conditions de permanence du capitalisme (il faut bien des travailleurs pour assurer un minimum de salubrité de la structure, c’est-à-dire maintenir un minimum de production de valeur), deux choses :

  • on maintient en place quelques industries dont tout le jeu mondialisé consiste à être de plus en plus rationalisées pour coûter moins cher et rapporter plus, ce qui accroît les inégalités et la pauvreté (et plus on est pauvre, plus on est exploité),
  • on vend du rêve en faisant croire que le marché de produits innovants (concrets) est en soi producteur de valeur (alors que s’accroît la pauvreté) : des voitures Tesla, des services par abonnement, de l’école à distance, un métavers… du vent.

Réguler le capitalisme ne suffit pas

Pour l’individu comme pour les entreprises sous perfusion technologique, l’attrait matériel du capitalisme est tel qu’il est extrêmement difficile de s’en détacher. G. Orwell avait (comme on peut s’y attendre de la part d’un esprit si brillant) déjà remarqué cette indécrottable attraction dans Le Quai de Wigan : l’adoration de la technique et le conformisme polluent toute critique entendable du capitalisme. Tant que le capitalisme maintiendra la double illusion d’une production concrète et d’un travail émancipateur, sans remettre en cause le fait que ce sont bien les produits financiers qui représentent l’essentiel du PIB mondial6, les catégories trop anciennes avec lesquelles nous pensons le capitalisme ne nous permettront pas de franchir le pas d’une critique radicale de ses effets écocides et destructeurs de libertés.

Faudrait-il donc s’en accommoder ? La plus importante mise en perspective critique des mécanismes du capitalisme de surveillance, celle qui a placé son auteure Shoshana Zuboff au-devant de la scène ces trois dernières années, n’a jamais convaincu personne par les solutions qu’elle propose.

Premièrement parce qu’elle circonscrit le capitalisme de surveillance à la mise en œuvre par les GAFAM de solutions de rentabilité actionnariale en allant extraire le minerai de données personnelles afin d’en tirer de la valeur marchande. Le fait est qu’en réalité ce modèle économique de valorisation des données n’est absolument pas nouveau, il est né avec les ordinateurs dont c’est la principale raison d’être (vendables). Par conséquent ces firmes n’ont créé de valeur qu’à la marge de leurs activités principales (le courtage de données), par exemple en fournissant des services dont le Web aurait très bien pu se passer. Sauf peut-être la fonction de moteur de recherche, nonobstant la situation de monopole qu’elle a engendrée au détriment de la concurrence, ce qui n’est que le reflet de l’effet pervers du monopole et de la financiarisation de ces firmes, à savoir tuer la concurrence, s’approprier (financièrement) des entreprises innovantes, et tuer toute dynamique diversifiée d’innovation.

Deuxièmement, les solutions proposées reposent exclusivement sur la régulation des ces monstres capitalistes. On renoue alors avec d’anciennes visions, celles d’un libéralisme garant des équilibres capitalistes, mais cette fois presque exclusivement du côté du droit : c’est mal de priver les individus de leur vie privée, donc il faut plus de régulation dans les pratiques. On n’est pas loin de renouer avec la vieille idée de l’ethos protestant à l’origine du capitalisme moderne selon Max Weber : la recherche de profit est un bien, il s’accomplit par le travail et le don de soi à l’entreprise. La paix de nos âmes ne peut donc avoir lieu sans le capitalisme. C’est ce que cristallise Milton Friedman dans une de ses célèbres affirmations : « la responsabilité sociale des entreprises est de maximiser leurs profits »7. Si le capitalisme est un dispositif géant générateur de profit, il n’est ni moral ni immoral, c’est son usage, sa destination qui l’est. Par conséquent, ce serait à l’État d’agir en assumant les conséquences d’un mauvais usage qu’en feraient les capitalistes.

Contradiction : le capitalisme n’est pas un simple dispositif, il est à la fois marché, organisation, choix collectifs, et choix individuels. Son extension dans nos vies privées est le résultat du choix de la rationalisation toujours plus drastique des conditions de rentabilité. Dans les années 1980, les économistes néoclassiques croyaient fortement au triptyque gagnant investissement – accroissement de main d’œuvre – progrès technique. Sauf que même l’un des plus connus des économistes américains, Robert Solow, a dû se rendre à une évidence, un « paradoxe » qu’il soulevait après avoir admis que « la révolution technologique [de l’informatique] s’est accompagnée partout d’un ralentissement de la croissance de la productivité, et non d’une augmentation ». Il conclut : « Vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité »8. Pour Solow, croyant encore au vieux monde de la croissance « productrice », ce n’était qu’une question de temps, mais pour l’économie capitaliste, c’était surtout l’urgence de se tourner vers des solutions beaucoup plus rapides : l’actionnariat (et la rationalisation rentable des process) et la valorisation quasi-immédiate de tout ce qui pouvait être valorisable sur le marché le plus facile possible, celui des services, celui qui nécessite le moins d’investissements.

La volonté d’aller dans le mur

Le capitalisme à l’ère numérique n’a pas créé de stagnation, il est structurellement destructeur. Il n’a pas créé de défaut d’investissement, il est avant tout un choix réfléchi, la volonté d’aller droit dans le mur en espérant faire partie des élus qui pourront changer de voiture avant l’impact. Dans cette hyper-concurrence qui est devenue essentiellement financière, la seule manière d’envisager la victoire est de fabriquer des monopoles. C’est là que la fatuité de la régulation se remarque le plus. Un récent article de Michael Kwet9 résume très bien la situation. On peut le citer longuement :

Les défenseurs de la législation antitrust affirment que les monopoles faussent un système capitaliste idéal et que ce qu’il faut, c’est un terrain de jeu égal pour que tout le monde puisse se faire concurrence. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources à mettre en concurrence. Plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars [7,16 euros] par jour, et personne ne s’arrête pour demander comment ils seront “compétitifs” sur le “marché concurrentiel” envisagé par les défenseurs occidentaux de l’antitrust. C’est d’autant plus décourageant pour les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’internet est largement sans frontières.

À un niveau plus large […] les défenseurs de l’antitrust ignorent la division globalement inégale du travail et de l’échange de biens et de services qui a été approfondie par la numérisation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres sont parvenues à leur taille hégémonique parce qu’elles possèdent la propriété intellectuelle et les moyens de calcul utilisés dans le monde entier. Les penseurs antitrust, en particulier ceux des États-Unis, finissent par occulter systématiquement la réalité de l’impérialisme américain dans le secteur des technologies numériques, et donc leur impact non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud.

Les initiatives antitrust européennes ne sont pas meilleures. Là-bas, les décideurs politiques qui s’insurgent contre les maux des grandes entreprises technologiques tentent discrètement de créer leurs propres géants technologiques.

Dans la critique mainstream du capitalisme de surveillance, une autre erreur s’est révélée, en plus de celle qui consiste à persister dans la défense d’un imaginaire capitaliste. C’est celle de voir dans l’État et son pouvoir de régulation un défenseur de la démocratie. C’est d’abord une erreur de principe : dans un régime capitaliste monopoliste, l’État assure l’hégémonie des entreprises de son cru et fait passer sous l’expression démocratie libérale (ou libertés) ce qui favorise l’émergence de situations de domination. Pour lutter contre, il y a une urgence dans notre actualité économique : la logique des start-up tout autant que celle de la « propriété intellectuelle » doivent laisser place à l’expérimentation collective de gouvernance de biens communs de la connaissance et des techniques (nous en parlerons plus loin). Ensuite, c’est une erreur pratique comme l’illustrent les affaires de lobbying et de pantouflage dans le petit monde des décideurs politiques. Une illustration parmi des centaines : les récents Uber Files démontrant, entre autres, les accords passés entre le président Emmanuel Macron et les dirigeants d’Uber (voir sur le site Le Monde).

Situer ces enjeux dans un contexte historique aussi général suppose de longs développements, rarement simples à exposer. Oui, il s’agit d’une critique du capitalisme, et oui cette critique peut être plus ou moins radicale selon que l’on se place dans un héritage marxiste, marxien ou de la critique de la valeur, ou que l’on demeure persuadé qu’un capitalisme plus respectueux, moins « féodal » pourrait advenir. Sans doute qu’un mirage subsiste, celui de croire qu’autant de bienfaits issus du capitalisme suffisent à le dédouaner de l’usage dévoyé des technologies. « Sans le capitalisme nous en serions encore à nous éclairer à la bougie… » En d’autres termes, il y aurait un progrès indiscutable à l’aune duquel les technologies de surveillance pourraient être jugées. Vraiment ?

 

« Il y a une application pour ça », le slogan d’Apple qui illustre bien le solutionnisme technologique.

Situer le capitalisme de surveillance dans notre rapport à la technique

C’est un poncif : les technologies de surveillance ont été développées dans une logique de profit. Il s’agit des technologies dont l’objectif est de créer des données exploitables à partir de nos vies privées, à des fins de contrôle ou purement mercantiles (ce qui revient au même puisque les technologies de contrôle sont possédées par des firmes qui achètent des données).

Or, il est temps de mettre fin à l’erreur répandue qui consiste à considérer que les technologies de surveillance sont un mal qui pervertit le capitalisme censé être le moteur de la démocratie libérale. Ceci conduit à penser que seule une régulation bien menée par l’État dans le but de restaurer les vertus du « bon » capitalisme serait salutaire tant nos vies privées sont sur-exploitées et nos libertés érodées. Tel est le credo de Shoshana Zuboff et avec elle bon nombre de décideurs politiques.

Croire qu’il y a de bons et de mauvais usages

L’erreur est exactement celle que dénonçait en son temps Jacques Ellul. C’est celle qui consiste à vouloir absolument attribuer une valeur à l’usage de la technique. Le bon usage serait celui qui pousse à respecter la vie privée, et le mauvais usage celui qui tend à l’inverse. Or, il n’y a d’usage technique que technique. Il n’y a qu’un usage de la bombe atomique, celui de faire boum (ou pas si elle est mal utilisée). Le choix de développer la bombe est, lui, par contre, un choix qui fait intervenir des enjeux de pouvoir et de valeurs.

Au tout début des années 1970, à l’époque où se développaient les techniques d’exploitation des bases de données et le courtage de données, c’est ce qu’ont montré James Martin et Adrian Norman pour ce qui concerne les systèmes informatiques10 : à partir du moment où un système est informatisé, la quantification est la seule manière de décrire le monde. Ceci est valable y compris pour les systèmes décisionnels. Le paradoxe que pointaient ces auteurs montrait que le traitement de l’information dans un système décisionnel – par exemple dans n’importe quelle organisation économique, comme une entreprise – devait avoir pour objectif de rationaliser les procédures et les décisions en utilisant une quantité finie de données pour en produire une quantité réduite aux éléments les plus stratégiques, or, l’informatisation suppose un choix optimum parmi une grande variété d’arbres décisionnels et donc un besoin croissant de données, une quantité tendant vers l’infini.

Martin et Norman illustraient ce qu’avait affirmé Jacques Ellul vingt ans auparavant : la technique et sa logique de développement seraient autonomes. Bien que discutable, cette hypothèse montre au moins une chose : dans un monde capitaliste, tout l’enjeu consisterait comme au rugby à transformer l’essai, c’est-à-dire voir dans le développement des techniques autant d’opportunités de profit et non pas d’investissements productifs. Les choix se posent alors en termes d’anti-productivité concrète. Dans le monde des bases de données et leur exploitation la double question qui s’est posée de 1970 à aujourd’hui est de savoir si nous sommes capables d’engranger plus ou moins de données et comment leur attribuer une valeur marchande.

Le reste n’est que sophismes : l’usine entièrement automatisée des rêves cybernéticiens les plus fous, les boules de cristal des statistiques électorales, les données de recouvrement bancaires et le crédit à la consommation, les analyses marketing et la consommation de masse, jusqu’à la smart city de la Silicon Valley et ses voitures autonomes (et ses aspirateurs espions)… la justification de la surveillance et de l’extraction de données repose sur l’idée d’un progrès social, d’un bon usage des technologies, et d’une neutralité des choix technologiques. Et il y a un paralogisme. Si l’on ne pense l’économie qu’en termes capitalistes et libéraux, cette neutralité est un postulat qui ne peut être remis en cause qu’à l’aune d’un jugement de valeur : il y aurait des bons et des mauvais usages des technologies, et c’est à l’État d’assurer le rôle minimal de les arbitrer au regard de la loi. Nul ne remet alors en question les choix eux-mêmes, nul ne remet en question l’hégémonie des entreprises qui nous couvrent de leurs « bienfaits » au prix de quelques « négligeables » écarts de conduite, nul ne remet en question l’exploitation de nos vies privées (un mal devenu nécessaire) et l’on préfère nous demander notre consentement plus ou moins éclairé, plus ou moins obligé.

La technologie n’est pas autonome

Cependant, comme nous le verrons vers la fin de ce texte, les études en sociologie des sciences montrent en fait qu’il n’y a pas d’autonomie de la technique. Sciences, technologies et société s’abreuvent mutuellement entre les usages, les expérimentations et tous ces interstices épistémiques d’appropriation des techniques, de désapprentissage, de renouvellement, de détournements, et d’expression des besoins pour de nouvelles innovations qui seront à leur tour appropriées, modifiées, transformées, etc. En réalité l’hypothèse de l’autonomie de la technique a surtout servi au capitalisme pour suivre une course à l’innovation qui ne saurait être remise en question, comme une loi naturelle qui justifie en soi la mise sur le marché de nouvelles technologies et au besoin faire croire en leur utilité. Tel est le fond de commerce du transhumanisme et son « économie des promesses ».

L’erreur consiste à prêter le flanc au solutionnisme technologique (le même qui nous fait croire que des caméras de surveillance sont un remède à la délinquance, ou qu’il faut construire des grosses berlines sur batteries pour ne plus polluer) et à se laisser abreuver des discours néolibéraux qui, parce qu’il faut bien rentabiliser ces promesses par de la marchandisation des données – qui est elle-même une promesse pour l’actionnariat –, nous habituent petit à petit à être surveillés. Pour se dépêtrer de cela, la critique du capitalisme de surveillance doit être une critique radicale du capitalisme et du néolibéralisme car la lutte contre la surveillance ne peut être décorrélée de la prise en compte des injustices sociales et économiques dont ils sont les causes pratiques et idéologiques.

Je vois venir les lecteurs inquiets. Oui, j’ai placé ce terme de néolibéralisme sans prévenir. C’est mettre la charrue avant les bœufs mais c’est parfois nécessaire. Pour mieux comprendre, il suffit de définir ce qu’est le néolibéralisme. C’est l’idéologie appelée en Allemagne ordolibéralisme, si l’on veut, c’est-à-dire l’idée que le laissez-faire a démontré son erreur historique (les crises successives de 1929, 1972, 2008, ou la crise permanente), et que par conséquent l’État a fait son grand retour dans le marché au service du capital, comme le principal organisateur de l’espace de compétition capitaliste et le dépositaire du droit qui érige la propriété et le profit au titre de seules valeurs acceptables. Que des contrats, plus de discussion, there is no alternative, comme disait la Margaret. Donc partant de cette définition, à tous les niveaux organisationnels, celui des institutions de l’État comme celui des organisations du capital, la surveillance est à la fois outil de contrôle et de génération de profit (dans les limites démontrées par R. Kurz, à savoir : pas sans compter presque exclusivement sur l’actionnariat et les produits financiers, cf. plus haut).

Le choix du « monitoring »

La course en avant des technologies de surveillance est donc le résultat d’un choix. Il n’y a pas de bon ou de mauvais usage de la surveillance électronique : elle est faite pour récolter des données. Le choix en question c’est celui de n’avoir vu dans ces données qu’un objet marchand. Peu importe les bienfaits que cela a pu produire pour l’individu, ils ne sont visibles que sur un court terme. Par exemple les nombreuses applications de suivi social que nous utilisons nous divertissent et rendent parfois quelque service, mais comme le dit David Lyon dans The Culture of Surveillance, elle ne font que nous faire accepter passivement les règles du monitoring et du tri social que les États comme les multinationales mettent en œuvre.

Il n’y a pas de différence de nature entre la surveillance des multinationales et la surveillance par l’État : ce sont les multinationales qui déterminent les règles du jeu de la surveillance et l’État entérine ces règles et absorbe les conditions de l’exercice de la surveillance au détriment de sa souveraineté. C’est une constante bien comprise, qu’il s’agisse des aspects techniques de la surveillance sur lesquels les Big Tech exercent une hégémonie qui en retour sert les intérêts d’un ou plusieurs États (surtout les États-Unis aujourd’hui), ou qu’il s’agisse du droit que les Big Tech tendent à modifier en leur faveur soit par le jeu des lobbies soit par le jeu des accords internationaux (tout comme récemment le nouvel accord entre l’Europe et les États-Unis sur les transferts transatlantiques de données, qui vient contrecarrer les effets d’annonce de la Commission Européenne).

dessins de personnes qui brisent un mur sombre pour aller vers des colines vertes

Trouver et cultiver nos espaces de libertés.
Illustration CC-By David Revoy (sources)

Quels espaces de liberté dans ce monde technologique ?

Avec l’apparition des ordinateurs et des réseaux, de nombreuses propositions ont vu le jour. Depuis les années 1970, si l’on suit le développement des différents mouvements de contestation sociale à travers le monde, l’informatique et les réseaux ont souvent été plébiscités comme des solutions techniques aux défauts des démocraties. De nombreux exemples d’initiatives structurantes pour les réseaux informatiques et les usages des ordinateurs se sont alors vus détournés de leurs fonctions premières. On peut citer le World Wide Web tel que conçu par Tim Berners Lee, lui même suivant les traces du monde hypertextuel de Ted Nelson et son projet Xanadu. Pourquoi ce design de l’internet des services s’est-il trouvé à ce point sclérosé par la surveillance ? Pour deux raisons : 1) on n’échappe pas (jamais) au développement technique de la surveillance (les ordinateurs ont été faits et vendus pour cela et le sont toujours11) et 2) parce qu’il y a des intérêts de pouvoir en jeu, policiers et économiques, celui de contrôler les communications. Un autre exemple : le partage des programmes informatiques. Comme chacun le sait, il fut un temps où la création d’un programme et sa distribution n’étaient pas assujettis aux contraintes de la marchandisation et de la propriété intellectuelle. Cela permettait aux utilisateurs de machines de partager non seulement des programmes mais des connaissances et des nouveaux usages, faisant du code un bien commun. Sous l’impulsion de personnages comme Bill Gates, tout cela a changé au milieu des années 1970 et l’industrie du logiciel est née. Cela eut deux conséquences, négative et positive. Négative parce que les utilisateurs perdaient absolument toute maîtrise de la machine informatique, et toute possibilité d’innovation solidaire, au profit des intérêts d’entreprises qui devinrent très vite des multinationales. Positive néanmoins, car, grâce à l’initiative de quelques hackers, dont Richard Stallman, une alternative fut trouvée grâce au logiciel libre et la licence publique générale et ses variantes copyleft qui sanctuarisent le partage du code. Ce partage relève d’un paradigme qui ne concerne plus seulement le code, mais toute activité intellectuelle dont le produit peut être partagé, assurant leur liberté de partage aux utilisateurs finaux et la possibilité de créer des communs de la connaissance.

Alors que nous vivons dans un monde submergé de technologies, nous aurions en quelque sorte gagné quelques espaces de liberté d’usage technique. Mais il y a alors comme un paradoxe.

À l’instar de Jacques Ellul, pour qui l’autonomie de la technique implique une aliénation de l’homme à celle-ci, beaucoup d’auteurs se sont inquiétés du fait que les artefacts techniques configurent par eux-mêmes les actions humaines. Qu’on postule ou pas une autonomie de la technique, son caractère aliénant reste un fait. Mais il ne s’agit pas de n’importe quels artefacts. Nous ne parlons pas d’un tournevis ou d’un marteau, ou encore d’un silex taillé. Il s’agit des systèmes techniques, c’est-à-dire des dispositifs qu’on peut qualifier de socio-techniques qui font intervenir l’homme comme opérateur d’un ensemble d’actions techniques par la technique. En quelque sorte, nous perdons l’initiative et les actions envisagées tendent à la conformité avec le dispositif technique et non plus uniquement à notre volonté. Typiquement, les ordinateurs dans les entreprises à la fin des années 1960 ont été utilisés pour créer des systèmes d’information, et c’est à travers ces systèmes techniques que l’action de l’homme se voit configurée, modelée, déterminée, entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Dans son article « Do artefacts have politics ? », Langdon Winner s’en inquiétait à juste titre : nos objectifs et le sens de nos actions sont conditionnés par la technique. Cette dernière n’est jamais neutre, elle peut même provoquer une perte de sens de l’action, par exemple chez le travailleur à la chaîne ou le cadre qui non seulement peuvent être noyés dans une organisation du travail trop grande, mais aussi parce que l’automatisation de la production et de la décision les prive de toute initiative (et de responsabilité).

La tentation du luddisme

Pour lutter contre cette perte de sens, des choix sont envisageables. Le premier consiste à lutter contre la technique. En évacuant la complexité qu’il y a à penser qu’un mouvement réfractaire au développement technique puisse aboutir à une société plus libre, on peut certes imaginer des fronts luddites en certains secteurs choisis. Par exemple, tel fut le choix du CLODO dans la France des années 1980, prétendant lutter contre l’envahissement informatique dans la société. Concernant la surveillance, on peut dire qu’au terme d’un processus de plus de 50 ans, elle a gagné toutes les sphères socio-économiques grâce au développement technologique. Un front (néo-)luddite peut sembler justifié tant cette surveillance remet en cause très largement nos libertés et toutes les valeurs positives que l’on oppose généralement au capitalisme : solidarité et partage, notamment.

Pour autant, est-ce que la lutte contre le capitalisme de surveillance doit passer par la négation de la technique ? Il est assez évident que toute forme d’action directe qui s’oppose en bloc à la technique perd sa crédibilité en ce qu’elle ne fait que proposer un fantasme passéiste ou provoquer des réactions de retrait qui n’ont souvent rien de constructif. C’est une critique souvent faite à l’anarcho-primitivisme qui, lorsqu’il ne se contente pas d’opposer une critique éclairée de la technique (et des processus qui ont conduit à la création de l’État) en vient parfois à verser dans la technophobie. C’est une réaction aussi compréhensible que contrainte tant l’envahissement technologique et ses discours ont quelque chose de suffoquant. En oubliant cette question de l’autonomie de la technique, je suis personnellement tout à fait convaincu par l’analyse de J. Ellul selon laquelle nous sommes à la fois accolés et dépendants d’un système technique. En tant que système il est devenu structurellement nécessaire aux organisations (qu’elles soient anarchistes ou non) au moins pour communiquer, alors que le système capitaliste, lui, ne nous est pas nécessaire mais imposé par des jeux de pouvoirs. Une réaction plus constructive consiste donc à orienter les choix technologiques, là où l’action directe peut prendre un sens tout à fait pertinent.

Prenons un exemple qui pourrait paraître trivial mais qui s’est révélé particulièrement crucial lors des périodes de confinement que nous avons subies en raison de l’épidémie Covid. Qu’il s’agisse des entreprises ou des institutions publiques, toutes ont entamé dans l’urgence une course en avant vers les solutions de visio-conférence dans l’optique de tâcher de reproduire une forme présentielle du travail de bureau. La visio-conférence suscite un flux de données bien plus important que la voix seule, et par ailleurs la transmission vocale est un ensemble de techniques déjà fort éprouvées depuis plus d’un siècle. Que s’est-il produit ? Les multinationales se sont empressées de vendre leurs produits et pomper toujours plus de données personnelles, tandis que les limites pratiques de la visio-conférence se sont révélées : dans la plupart des cas, réaliser une réunion « filmée » n’apporte strictement rien de plus à l’efficacité d’une conférence vocale. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, afin d’économiser de la bande passante (croit-on), la pratique courante consiste à éteindre sa caméra pendant la réunion. Où sont les gains de productivité tant annoncés par les GAFAM ? Au lieu de cela, il y a en réalité un détournement des usages, et même des actes de résistance du quotidien (surtout lorsqu’il s’agit de surveiller les salariés à distance).

Les choix technologiques doivent être collectifs

Une critique des techniques pourrait donc consister à d’abord faire le point sur nos besoins et en prenant en compte l’urgence climatique et environnementale dans laquelle nous sommes (depuis des décennies). Elle pourrait aussi consister à prendre le contrepoint des discours solutionnistes qui tendent à justifier le développement de techniques le plus souvent inutiles en pratique mais toujours plus contraignantes quant au limites éthiques vers lesquelles elles nous poussent. Les choix technologiques doivent donc d’abord être des choix collectifs, dont l’assentiment se mesure en fonction de l’économie énergétique et de l’acceptabilité éthique de la trajectoire choisie. On peut revenir à une technologie ancienne et éprouvée et s’en contenter parce qu’elle est efficace et on peut refuser une technologie parce qu’elle n’est pas un bon choix dans l’intérêt collectif. Et par collectif, j’entends l’ensemble des relations inter-humaines et des relations environnementales dont dépendent les premières.

Les attitudes de retraits par rapports aux technologies, le refus systématique des usages, sont rarement bénéfiques et ne constituent que rarement une démarche critique. Ils sont une réaction tout à fait compréhensible du fait que la politique a petit à petit déserté les lieux de production (pour ce qu’il en reste). On le constate dans le désistement progressif du syndicalisme ces 30 ou 40 dernières années et par le fait que la critique socialiste (ou « de gauche ») a été incapable d’intégrer la crise du capitalisme de la fin du XXᵉ siècle. Pire, en se transformant en un centre réactionnaire, cette gauche a créé une technocratie de la gestion aux ordres du néolibéralisme : autoritarisme et pansements sociaux pour calmer la révolte qui gronde. Dès lors, de désillusions en désillusions, dans la grande cage concurrentielle de la rareté du travail rémunéré (rentable) quelle place peut-il y avoir pour une critique des techniques et de la surveillance ? Peut-on demander sérieusement de réfléchir à son usage de Whatsapp à une infirmière qui a déjà toutes les difficultés du monde à concilier la garde de ses enfants, les heures supplémentaires (parfois non payées) à l’hôpital, le rythme harassant du cycle des gardes, les heures de transports en commun et par dessus le marché, le travail domestique censé assurer les conditions de reproduction du travail abstrait ? Alors oui, dans ces conditions où le management du travail n’est devenu qu’une affaire de rationalisation rentable, les dispositifs techniques ne font pas l’objet d’usages réfléchis ou raisonnés, il font toujours l’objet d’un usage opportuniste : je n’utilise pas Whatsapp parce que j’aime Facebook ou que je me fiche de savoir ce que deviennent mes données personnelles, j’utilise Whatsapp parce que c’est le moyen que j’ai trouvé pour converser avec mes enfants et m’assurer qu’ils sont bien rentrés à la maison après l’école.

Low tech et action directe

En revanche, un retrait que je pourrais qualifier de technophobe et donc un minimum réfléchi, laisse entier le problème pour les autres. La solidarité nous oblige à créer des espaces politiques où justement technologie et capitalisme peuvent faire l’objet d’une critique et surtout d’une mise en pratique. Le mouvement Low Tech me semble être l’un des meilleurs choix. C’est en substance la thèse que défend Uri Gordon (« L’anarchisme et les politiques techniques ») en voyant dans les possibilités de coopérations solidaires et de choix collectivement réfléchis, une forme d’éthique de l’action directe.

Je le suivrai sur ce point et en étendant davantage le spectre de l’action directe. Premièrement parce que si le techno-capitalisme aujourd’hui procède par privation de libertés et de politique, il n’implique pas forcément l’idée que nous ne soyons que des sujets soumis à ce jeu de manière inconditionnelle. C’est une tendance qu’on peut constater dans la plupart des critiques du pouvoir : ne voir l’individu que comme une entité dont la substance n’est pas discutée, simplement soumis ou non soumis, contraint ou non contraint, privé de liberté ou disposant de liberté, etc. Or il y a tout un ensemble d’espaces de résistance conscients ou non conscients chez tout individu, ce que Michel de Certeau appelait des tactiques du quotidien12. Il ne s’agit pas de stratégies où volonté et pouvoir se conjuguent, mais des mouvements « sur le fait », des alternatives multiples mises en œuvre sans chercher à organiser cet espace de résistance. Ce sont des espaces féconds, faits d’expérimentations et d’innovations, et parfois même configurent les techniques elles-mêmes dans la différence entre la conception initiale et l’usage final à grande échelle. Par exemple, les ordinateurs et leurs systèmes d’exploitations peuvent ainsi être tantôt les instruments de la surveillance et tantôt des instruments de résistance, en particulier lorsqu’ils utilisent des logiciels libres. Des apprentissages ont lieu et cette fois ils dépassent l’individu, ils sont collectifs et ils intègrent des connaissances en commun.

En d’autres termes, chaque artefact et chaque système technique est socialement digéré, ce qui en retour produit des interactions et détermine des motivations et des objectifs qui peuvent s’avérer très différents de ceux en fonction desquels les dispositifs ont été créés. Ce processus est ce que Sheila Jasanoff appelle un processus de coproduction épistémique et normatif13 : sciences et techniques influencent la société en offrant un cadre tantôt limitatif, tantôt créatif, ce qui en retour favorise des usages et des besoins qui conditionnent les trajectoires scientifiques et technologiques. Il est par conséquent primordial de situer l’action directe sur ce créneau de la coproduction en favorisant les expériences tactiques individuelles et collectives qui permettent de déterminer des choix stratégiques dans l’orientation technologique de la société. Dit en des mots plus simples : si la décision politique n’est plus suffisante pour garantir un cadre normatif qui reflète les choix collectifs, alors ce sont les collectifs qui doivent pouvoir créer des stratégies et au besoin les imposer par un rapport de force.

Créer des espaces d’expérimentations utopiques

Les hackers ne produisent pas des logiciels libres par pur amour d’autrui et par pure solidarité : même si ces intentions peuvent être présentes (et je ne connais pas de libristes qui ne soient pas animés de tels sentiments), la production de logiciel libre (ou open source) est d’abord faite pour créer de la valeur. On crée du logiciel libre parce que collectivement on est capable d’administrer et valoriser le bien commun qu’est le code libre, à commencer par tout un appareillage juridique comme les licences libres. Il en va de même pour toutes les productions libres qui emportent avec elles un idéal technologique : l’émancipation, l’activité libre que représente le travail du code libre (qui n’est la propriété de personne). Même si cela n’exempte pas de se placer dans un rapport entre patron (propriétaire des moyens de production) et salarié, car il y a des entreprises spécialisées dans le Libre, il reste que le Libre crée des espaces d’équilibres économiques qui se situent en dehors de l’impasse capitaliste. La rentabilité et l’utilité se situent presque exclusivement sur un plan social, ce qui explique l’aspect très bigarré des modèles d’organisations économiques du Libre, entre associations, fondations, coopératives…

L’effet collatéral du Libre est aussi de créer toujours davantage d’espaces de libertés numériques, cette fois en dehors du capitalisme de surveillance et ses pratiques d’extraction. Cela va des pratiques de chiffrement des correspondances à l’utilisation de logiciels dédiés explicitement aux luttes démocratiques à travers le monde. Cela a le mérite de créer des communautés plus ou moins fédérées ou archipélisées, qui mettent en pratique ou du moins sous expérimentation l’alliance entre les technologies de communication et l’action directe, au service de l’émancipation sociale.

Il ne s’agit pas de promettre un grand soir et ce n’est certes pas avec des expériences qui se complaisent dans la marginalité que l’on peut bouleverser le capitalisme. Il ne s’agit plus de proposer des alternatives (qui fait un détour lorsqu’on peut se contenter du droit chemin ?) mais des raisons d’agir. Le capitalisme est désuet. Dans ses soubresauts (qui pourraient bien nous mener à la guerre et la ruine), on ressort l’argument du bon sens, on cherche le consentement de tous malgré l’expérience que chacun fait de l’exploitation et de la domination. Au besoin, les capitalistes se montrent autoritaires et frappent. Mais que montrent les expériences d’émancipation sociales ? Que nous pouvons créer un ordre fait de partage et d’altruisme, de participation et de coopération, et que cela est parfaitement viable, sans eux, sur d’autres modèles plus cohérents14. En d’autres termes, lutter contre la domination capitaliste, c’est d’abord démontrer par les actes que d’autres solutions existent et sans chercher à les inclure au forceps dans ce système dominant. Au contraire, il y a une forme d’héroïsme à ne pas chercher à tordre le droit si ce dernier ne permet pas une émancipation franche et durable du capitalisme. Si le droit ne convient pas, il faut prendre le gauche.

La lutte pour les libertés numériques et l’application des principes du Libre permettent de proposer une sortie positive du capitalisme destructeur. Néanmoins on n’échappera pas à la dure réalité des faits. Par exemple que l’essentiel des « tuyaux » des transmissions numériques (comme les câbles sous-marins) appartiennent aux multinationales du numérique et assurent ainsi l’un des plus écrasants rapports de domination de l’histoire. Pourtant, on peut imaginer des expériences utopiques, comme celle du Chaos Computer Club, en 2012, consistant à créer un Internet hors censure via un réseau de satellite amateur.

L’important est de créer des espaces d’expérimentation utopiques, parce qu’ils démontrent tôt ou tard la possibilité d’une solution, il sont préfiguratifs15. Devant la décision politique au service du capital, la lutte pour un réseau d’échanges libres ne pourra certes pas se passer d’un rapport de force mais encore moins de nouveaux imaginaires. Car, finalement, ce que crée la crise du capitalisme, c’est la conscience de son écocide, de son injustice, de son esclavagisme technologique. Reste l’espoir, première motivation de l’action.

Notes


  1. R. Kurz, Vies et mort du capitalisme, Nouvelles Éditions Ligne, 2011, p. 37↩︎
  2. Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, Paris, Post-éditions, 2014.↩︎
  3. Georges Simpson, « Western Man under Automation », International Journal of Comparative Sociology, num. 5, 1964, pp. 199-207.↩︎
  4. Comme le dit Moishe Postone dans son article « Repenser Le Capital à la lumière des Grundrisse » : « La transformation radicale du processus de production mentionnée plus haut n’est pas le résultat quasi-automatique du développement rapide des savoirs techniques et scientifique et de leurs applications. C’est plutôt une possibilité qui naît d’une contradiction sociale intrinsèque croissante. Bien que la course du développement capitaliste génère la possibilité d’une structure nouvelle et émancipatrice du travail social, sa réalisation générale est impossible dans le capitalisme. »↩︎
  5. Là je reprends une catégorie marxiste. Marx appelle le (résultat du -) travail mort ce qui a besoin de travail productif. Par exemple, une matière comme le blé récolté est le résultat d’un travail déjà passé, il lui faut un travail vivant (celui du meunier) pour devenir matière productive. Pour ce qui concerne l’extraction de données, il faut comprendre que l’automatisation de cette extraction, le stockage, le travail de la donnée et la marchandisation sont un seul et même mouvement (on ne marchande pas des jeux de données « en l’air », ils correspondent à des commandes sur une marché tendu). Les données ne sont pas vraiment une matière première, elles ne sont pas non plus un investissement, mais une forme insaisissable du travail à la fois matière première et système technique.↩︎
  6. On peut distinguer entre économie réelle et économie financière. Voir cette étude de François Morin, juste avant le crack de 2008. François Morin, « Le nouveau mur de l’argent », Nouvelles Fondations, num. 3-4, 2007, p. 30-35.↩︎
  7. The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.↩︎
  8. Robert Solow, « We’d better watch out », New York Times Book Review, 12 juillet 1987, page 36.↩︎
  9. Mike Kwet, « Digital Ecosocialism Breaking the power of Big Tech » (ROAR Magazine), trad. Fr. Louis Derrac, sous le titre « Écosocialisme numérique – Briser le pouvoir des Big Tech », parue sur Framablog.org.↩︎
  10. James Martin et Adrian R. D. Norman, The Computerized Society. An Appraisal of the Impact of Computers on Society over the next 15 Years, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970, p. 522.↩︎
  11. c’est ce que je tâche de montrer dans une partie de mon livre Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance : pourquoi fabriquer et acheter des ordinateurs ? Si les entreprises sont passées à l’informatique c’est pour améliorer la production et c’est aussi pourquoi le courtage de données s’est développé.↩︎
  12. Sur les « tactiques numériques », on pourra lire avec profit l’article de Beatrice Latini et Jules Rostand, « La libre navigation. Michel de Certeau à l’épreuve du numérique », Esprit, 2022/1-2 (Janvier-Février), p. 109-117.↩︎
  13. Sheila Jasanoff, « Ordering Knowledge, Ordering Society », dans S. Jasanoff (éd.), States of knowledge. The co-production of science and social order, Londres, Routledge, 2004, pp. 13-45.↩︎
  14. Sur ce point on peut lire avec intérêt ce texte de Ralph Miliband, « Comment lutter contre l’hégémonie capitaliste ? », paru initialement en 1990 et traduit sur le site Contretemps.↩︎
  15. Voir David Graeber, et Alexie Doucet, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux éditeur, 2014. La préfiguration est l’« idée selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ». Voir aussi Marianne Maeckelbergh, « Doing is Believing : Prefiguration as Strategic Practice in the Alterglobalization Movement », Social Movement Studies, vol. 10, num. 1, 2011, pp. 1‑20.↩︎

Khrys’presso du lundi 5 septembre 2022

Par : Khrys
5 septembre 2022 à 01:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.


Tous les liens listés ci-dessous sont a priori accessibles librement. Si ce n’est pas le cas, pensez à activer votre bloqueur de javascript favori ou à passer en “mode lecture” (Firefox) ;-)

Brave New World

Spécial (droits des) femmes

Spécial France

Spécial médias et pouvoir

Spécial emmerdeurs irresponsables gérant comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Spécial résistances

Spécial “mets ta cagoule”

Il paraît que cet hiver, la cagoule sera à la mode (liberation.fr). L’occasion de revisiter cet accessoire en musique (mini playlist établie par les camarades sur Mastodon, merci à elleux !), en attendant de l’utiliser à fond dès cette rentrée ;-)

Spécial GAFAM et cie

Les autres lectures de la semaine

  • Bifurquer avant l’impact : l’impasse du capitalisme de surveillance (framablog.org)
  • La police peut-elle encore accéder aux données de connexion ? (nextinpact.com)
  • The PC & Internet Revolution in Rural America (changelog.complete.org)
  • How to nationalize the internet in Canada (anarc.at)
  • The Carrier Bag Theory of Fiction (theanarchistlibrary.org)

    When she was planning the book that ended up as Three Guineas, Virginia Woolf wrote a heading in her notebook, “Glossary” ; she had thought of reinventing English according to her new plan, in order to tell a different story. One of the entries in this glossary is heroism, defined as “botulism.” And hero, in Woolf’s dictionary, is “bottle.” The hero as bottle, a stringent reevaluation. I now propose the bottle as hero. […] Where is that wonderful, big, long, hard thing, a bone, I believe, that the Ape Man first bashed somebody in the movie and then, grunting with ecstasy at having achieved the first proper murder, flung up into the sky, and whirling there it became a space ship thrusting its way into the cosmos to fertilize it and produce at the end of the movie a lovely fetus, a boy of course, drifting around the Milky Way without (oddly enough) any womb, any matrix at all ? I don’t know. I don’t even care. I’m not telling that story. We’ve heard it, we’ve all heard about all the sticks and spears and swords, the things to bash and poke and hit with, the long, hard things, but we have not heard about the thing to put things in, the container for the thing contained. That is a new story. That is news. […] It is the story that makes the difference. It is the story that hid my humanity from me, the story the mammoth hunters told about bashing, thrusting, raping, killing, about the Hero. The wonderful, poisonous story of Botulism. The killer story.

  • L’humour est une chose trop sérieuse… …pour être laissée à des rigolos (uneheuredepeine.blogspot.com)
  • “Cher connard” : nos retrouvailles avec Virginie Despentes (axellemag.be)

    je me dis qu’il y a une utopie possible, des garçons qui n’ont plus envie des mêmes conneries […] Les mecs ne peuvent pas être de bons féministes, on ne leur en demande pas tant ; mais ils peuvent être de vrais partenaires de lutte dans la dépatriarcalisation, ils y ont aussi un intérêt. Et un désir, peut-être, d’en sortir. Je crois que c’est un horizon possible. On peut, à un moment donné, avoir un objectif commun.

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les trucs chouettes de la semaine


Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

De la bureau-cratie à la tout-doux-cratie : refonder la gouvernance associative

Par : Chosto
5 septembre 2022 à 06:50

Une asso qui se lance, comment ça marche ? Ou plutôt quels écueils ça rencontre, comment on peut les contourner, quel mode de gouvernance installer… ? Ces questions et bien d’autres qui agitent ses membres jusqu’à les rendre perplexes, Quentin et ses complices les ont affrontées au sein de l’association Picasoft…

Faut-il préciser que chez Framasoft, asso déjà plus ancienne, ces questions et leurs réponses nous ont tout de suite « parlé », car d’une saison à l’autre ce sont bien les mêmes perplexités que nous avons rencontrés et retrouvons encore périodiquement sans avoir beaucoup plus de certitudes malgré les années…

C’est donc avec beaucoup de plaisir et d’intérêt que nous avons lu l’analyse très fine et teintée d’humour que propose Quentin et que nous vous partageons, tant il nous semble que beaucoup de membres d’associations diverses (et pas seulement les CHATONS) pourraient en tirer profit, du moins une saine réflexion.


Ce billet raconte une histoire : l’histoire d’un hébergeur associatif étudiant et universitaire face à ses dilemmes internes. Un chaton au bord de la crise de nerfs. Mieux sécuriser les données des utilisateur·ices au prix d’un flicage des bénévoles ? Militer pour des thèmes qui ne parlent pas à tout le monde ou rester consensuel ?

En fait, c’est l’histoire de dilemmes qui se transforment en crise. Je vous propose de me suivre dans cette enquête pour comprendre ce qui n’a pas fonctionné, et comment on a réagi. On y réalisera notamment que cette histoire est terriblement banale et que le ver était dans le fruit depuis le début. Toute organisation, tôt ou tard, doit regarder ses tensions dans les yeux sous peine d’imploser, et il y a fort à parier que certains machins résonneront avec vos propres histoires.

Rappelons d’abord qu’il n’y a pas de méthode optimale pour résoudre des conflits, ou plus généralement, pour décider de la bonne chose à faire – en premier lieu parce que tout le monde a ses propres besoins et ses propres valeurs et qu’il est rare de pouvoir les satisfaire simultanément et pleinement. Tout processus de décision porte en lui-même des arbitrages. Il peut favoriser la fluidité au détriment du consensus. Il peut préférer la lenteur à l’urgence. Il peut chercher à maximiser la satisfaction globale quitte à autoriser une insatisfaction marginale très forte. En bref, un processus de décision n’est jamais neutre.

Et pourtant, on verra qu’il est indispensable de choisir explicitement un processus de décision, sous peine de laisser les rapports de domination se reproduire subrepticement. Le nôtre, c’est la tout-doux-cratie, qui occupera la suite de ce billet. Nous l’avons écrit avec l’espoir qu’il essaimera et fera fleurir des idées fécondes, pour nos ami·es CHATONS mais pas seulement ; vers toutes les structures qui, un jour, se retrouveront face à des dilemmes explosifs. Bonne lecture ! ☺️

J’oubliais… évidemment, ce système n’est pas parfait, alors après la théorie, il sera utile de regarder la pratique. Deux ans de tout-doux-cratie plus tard, je vous proposerai un retour d’expérience, quelques cas pratiques et un essai d’auto-critique. Mais ça… ce sera pour un autre billet. 😉

Qui sont-ils ? Quel est leur projet ?

Nous, je, on, c’est Picasoft. Je vous propose un peu de contexte pour se mettre dans le bain. Picasoft est une association étudiante créée en 2016 à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). Elle est membre du collectif CHATONS.

Le logo de Picasoft fait référence au collectif CHATONS et à la décentralisation du web, deux thèmes largement repris des campagnes de Framasoft.

Le nombre de membres est plutôt stable dans le temps : entre cinq et dix membres actifs, entre vingt et trente enthousiastes prêt·es à donner un coup de main. Ses bénévoles sont étudiant·es ou enseignant·es chercheur·ses.

Quant à notre projet…

L’Association Picasoft a pour objet de promouvoir et défendre une approche libriste inclusive, respectueuse de la vie privée, respectueuse de la liberté d’expression, respectueuse de la solidarité entre les humains et respectueuse de l’environnement, notamment dans le domaine de l’informatique.

C’est un extrait de nos statuts. Vous l’aurez compris, la voie est libre. Plus concrètement, Picasoft s’est engagée dans trois voies :

  1. Héberger des services web libres et respectueux de la vie privée ;
  2. Sensibiliser les citoyenn·es aux enjeux autour du numérique ;
  3. Former les étudiant·es ingénieur·es à des façons de faire (auto-hébergement, hébergement à petite échelle…) peu ou pas traitées en cours.

Par exemple, on propose :

 

Un chamboule tout avec des services propriétaires à renverser, et des gâteaux sous licence libre.

Un chamboule-tout avec des services propriétaires à renverser, et des gâteaux sous licence libre. Voyez comme chez Picasoft, on sait s’amuser. N’hésitez pas à nous inviter pour mettre l’ambiance à tous vos événements.

 

Par ailleurs, Picasoft s’inscrit dans un écosystème particulier, qui est important pour la suite ; je vous prie donc de me pardonner ces précisions administratives. L’UTC compte plus d’une centaine d’associations étudiantes, fédérées de manière très verticale jusqu’au Bureau Des Étudiants (BDE), un organe essentiellement administratif.

Lors de sa création, Picasoft fait le choix de se constituer en association loi 1901, pour s’assurer une relative indépendance par rapport au BDE. En effet, les autres associations, des genres de « projets » du BDE, n’ont pas d’existence légale propre ni de compte en banque. Pour autant, le couplage entre Picasoft et l’UTC reste très fort, notamment à travers le soutien fort du laboratoire de sciences humaines et sociales, Costech.

Et qui dit association loi 1901 dit statuts.

Les statuts sont l’acte fondateur d’une association [qui comporte] les informations décrivant l’objet (ou le but) de l’association et ses règles de fonctionnement.1

Ça ne rigole pas, des règles de fonctionnement. Finie l’insouciance, fini de se rouler dans l’herbe pieds nus en jouant du djembé : il faut rédiger des statuts et les envoyer à la préfecture (bruit de tonnerre).

Alors l’équipe de l’époque s’attelle à la tâche. L’idée est moins de contrôler ses membres que de faciliter les roulements dans l’association en lui donnant un cadre. En effet, l’UTC fonctionne sur un rythme semestriel. Tous les semestres, des étudiant·es partent en stage ou à l’étranger : il faut sans cesse renouveler les membres, transmettre les savoir-faire technique, financier et administratif, s’assurer d’un service minimum… En bref, faire de Picasoft un chaton étudiant durable et compostable.

Alors, on signe où et quoi ?

Vieux pots et (dé)confiture

Les premiers statuts de Picasoft sont calqués sur ceux de Rhizome, le Fournisseur d’Accès à Internet étudiant de l’UTC. Et pour cause, c’est Kyâne, un ancien membre de Rhizome, qui a aidé à lancer l’aventure Picasoft.

logo_rhizome

Expérimenté plusieurs années chez Rhizome, c’est un modèle très classique qui a « fait ses preuves ». Examinons-en quelques concepts-clés. D’abord, les décisions sont prises par un sous-ensemble des membres.

L’Association est dirigée par un Bureau d’au moins trois membres. […] Toute prise de décision relevant du Bureau est soumise au vote. Ce vote a lieu lors d’une réunion où doivent être présents au minimum deux-tiers des membres du Bureau. La décision est adoptée à la majorité absolue des membres du Bureau.

Les membres doivent adhérer à l’association (chez Rhizome, c’est 1€ symbolique).

Est membre de l’Association toute personne à jour de la cotisation fixée dans le Règlement Intérieur.

Le bureau est renouvelé régulièrement…

L’Assemblée Générale Ordinaire se réunit obligatoirement au moins une fois par semestre. […] Il est aussi procédé à l’élection des membres du Bureau.

…et doit rendre des comptes.

Lors de cette réunion dite « semestrielle », le Président soumet à l’Assemblée Générale un rapport sur l’activité de l’Association. Le Trésorier soumet le rapport financier comportant les comptes de l’exercice écoulé.

L’intention de ces statuts est de déléguer aux membres de l’association à un bureau élu lors des Assemblées Générales (AG). En pratique, le bureau assure la gestion quotidienne, sous mandat de l’AG. Notamment, s’il est en rupture avec les autres membres, il peut être dissous par les membres.

Alors, à parler de bureau, d’AG et de préfecture, le suspense monte inévitablement. Je vous devine derrière l’écran, les yeux pétillants, à vous demander : mais quand est-ce-qu’on arrive ? qu’est-ce-qui a mal tourné alors que tout semblait si bien parti ?

Eh bien pour le savoir, il faut examiner dans le détail les cruels dilemmes qui ont déchiré l’association (le lecteur découvrira plus tard que j’en fais trop, mais j’espère pour l’heure avoir retenu son attention).

Picasoft, « respectueux de la vie privée » ?

À la fin de l’année 2017, nos services connaissent leur première hausse de fréquentation. 1000 utilisateur·ices sur Mattermost, 500 pads créés… C’est modeste, mais c’est aussi l’occasion de se poser une question : quelles sont les garanties que les utilisateur·ices sont en droit d’attendre ? Il y a en effet une tension entre la présentation de nos services et nos Conditions Générales d’Utilisation.

D’un côté, on pourrait tendre l’oreille sur un stand Picasoft et glaner un bout de conversation :

L’idée, c’est de proposer une alternative locale, pour les services collaboratifs mais pas que. Tes données restent à toi, on ne les regarde pas, on ne les vend pas, elles restent sur nos serveurs et personne n’y touche ! 😙 — un·e sympathisant·e de Picasoft

De l’autre, nos CGU sont plus prudentes :

Picasoft fera tout son possible pour que vos données personnelles ne puissent être consultées par personne d’autre que vous et votre destinataire le cas échéant. […] On n’est pas obligé de réparer. Picasoft propose ce service gratuitement et librement. Si vous perdez des données, par votre faute ou par la nôtre, désolé, mais ça arrive. — nos sympathiques CGU

Cette prudence est naturelle : personne n’a envie d’engager la responsabilité juridique de Picasoft parce que quelqu’un a perdu son pad. Le message est clair : on fait de notre mieux. Mais est-ce vraiment cette version que les utilisateur·ices ont en tête ? Car mécaniquement, plus le public s’agrandit, plus le lien humain avec l’association est ténu. Et, aux convaincu·es du début, s’ajoutent deux types de personnes : les convaincu·es par un·e convaincu·e et les obligé·es par un·e convaincu·e. Avec un public encore élargi, on peut y ajouter les personnes qui découvrent les services par hasard.

Le public de Picasoft s’élargit petit à petit… vers des publics différents.

 

Dans tous les cas, ces personnes n’ont généralement pas lu nos CGU ni échangé avec nous. Les convaincu·es attendent a minima que leur vie privée soit effectivement respectée tandis que les autres attendent que leurs données soient accessibles et intègres. Cette pseudo-catégorisation est bien entendu très réductrice ; on y oublie par exemple les personnes qui ont conscience de l’aspect artisanal des petites structures comme Picasoft. Ces dernières savent que la disponibilité permanente nécessite un fort investissement et se fait parfois au prix d’une infrastructure technique complexe, coûteuse et énergivore. Par ce prisme, il semble raisonnable que les services soient parfois indisponibles. Mais l’image marketing du Cloud, partout-tout-le-temps-pour-toujours, invisibilise la difficulté et les moyens à déployer pour obtenir ces garanties.

Alors, pour beaucoup, un service Picasoft c’est au pire un énième service, au mieux un service qui lui, respecte la confidentialité. La confidentialité est un des éléments du triptyque de la sécurité informatique : confidentialité (ma vie privée est respectée), intégrité (mes données ne sont pas perdues) et disponibilité (mes données sont accessibles). Ces attributs sont généralement pris comme des présupposés. Alors, quelle posture adopter ? Il est délicat de se cacher derrière nos CGU, car nous ne voulons pas ternir l’image du libre et des CHATONS, mais nous ne voulons pas non plus jouer le jeu des « Cloud » commerciaux2.

Nous souhaitons véritablement faire de notre mieux pour la sécurité. Et en matière de sécurité, les déclarations d’intention ne suffisent pas. Les risques sont nombreux et concrets : clés d’accès aux machines perdues dans la nature, failles de sécurité non corrigées et exploitées par un·e attaquant·e, curiosité mal placée d’un·e membre… Au boulot : un des processus de base pour améliorer la sécurité d’une infrastructure est de réduire la surface d’attaque, c’est-à-dire la réunion des points d’entrée par lesquels une attaque est susceptible de se produire. Intuitivement, plus il y a de logiciels installés sur les serveurs et plus il y a de personnes qui y ont accès, plus la surface d’attaque augmente.

Cette question cruciale est débattue pendant l’AG extraordinaire de l’été 2018, a fortiori car à cette époque, personne n’est véritablement en maîtrise des accès à l’infrastructure. Ils sont donnés de la main à la main, sans trace nette, et ne sont jamais révoqués, même pas après que le départ des membres. L’idée que cette situation est problématique fait consensus. Parmi les options pour y remédier, la désignation d’une personne qui centralise la gestion des accès à l’infrastructure. C’est la solution retenue et de nouveaux statuts sont rédigés dans ce sens.

Le Responsable technique est responsable de la gestion de l’équipe technique et des accès à l’infrastructure de Picasoft. C’est la personne qui est apte à donner ou retirer les accès aux différents bénévoles de l’équipe technique. De plus le Responsable technique s’assure que l’infrastructure de Picasoft est correctement maintenue dans le temps.

C’est à ce moment de l’histoire que la péripétie principale entre en piste (bruits de roulement de tambour).

Une mayonnaise qui ne prend pas

On a testé pour vous : mélanger bureaucratie sécuritaire et fluidité artisanale, puis secouer très fort. Eh bien, ne refaites pas ça chez vous : ça explose. Prenons un peu de recul et mettons-nous en quête du ver dans la pomme.

État de Picasoft après un semestre de nouveaux statuts : allégorie. Crédit photo : SDIS du Bas-Rhin

 

D’un côté, le rôle de responsable technique est très inconfortable. Mettez-vous en condition : vous êtes seul·e responsable de la distribution des accès. Grand pouvoir, grandes responsabilités, tout ça. Une seule erreur de votre part et l’image publique de Picasoft part en lambeaux, la confiance avec. Une mise à jour de sécurité oubliée, un compte de bénévole piraté, une machine et ses données inondées : vous êtes techniquement responsable. Votre obsession devient dès lors la réduction systématique de la surface d’attaque de l’infrastructure. Pour autant, trancher entre « avoir accès » et « ne pas avoir accès » est trop binaire ; un membre pourrait avoir des droits d’édition sur la documentation sans pouvoir supprimer la base de données de Mattermost. Vous appliquez naturellement le très classique principe de moindre privilège (principle of least privilege en anglais). Chacun·e ne doit pouvoir faire que ce dont iel a strictement besoin, et pas plus. Autrement dit, la compromission des accès d’un·e membre ou ses maladresses ont un impact limité à ses privilèges — un compte de wiki ne pourra jamais supprimer les données de Mattermost. La question épineuse, en tant que responsable technique, est de définir les contours du besoin de chaque membre. Bien entendu, vous pourriez faire confiance et considérer que chacun·e demande les accès dont il a besoin. Mais c’est vous qui portez cette lourde responsabilité ; c’est vous qui connaissez les risques. Alors à défaut de sombrer dans la folie, vous préparez des procédures standardisées et un examen minutieux des demandes d’accès. Pas de sécurité sans ordre.

Maintenant, changement de costume. Vous êtes membre de Picasoft, enthousiaste et plein·e de vie. Vous aimez son fonctionnement artisanal et les projets spontanés qui en émergent. Pour vous, pas de doute : on se forme en faisant, et surtout en faisant des erreurs. C’est d’ailleurs aussi pour vous former que vous avez rejoint le navire. Alors, vous faites de votre mieux. Parfois vous cassez quelque chose, vous pleurez en vous demandant pourquoi vous n’avez pas choisi le maraîchage, puis, après vous être fait une raison, vous réparez du mieux que vous pouvez. Vous en sortez grandi. D’ailleurs, ces temps-ci, personne ne s’occupe de la maintenance des services — il faut dire que c’est un peu rébarbatif. Pas facile de se motiver. Mais aujourd’hui, après votre meilleur chocolat chaud, vous vous sentez en pleine forme. Time to upgrade. Vous enfilez votre plus beau hoodie, et quand vient minuit, vous vous lancez. Sur l’écran, les commandes se succèdent au rythme effréné de vos frappes. Les tests sont impeccables, la conclusion implacable : plus qu’à mettre en production et aller vous coucher. Mais au moment de lancer la dernière commande, un message s’affiche : permission denied. Accès refusé. Incrédule, vous essayez à nouveau, comme on tente d’ouvrir une porte qu’on sait fermement verrouillée. Il faut vous rendre à l’évidence, impossible de faire quoi que ce soit : on ne négocie pas plus avec les ordinateurs qu’avec les portes. Frustré·e, votre motivation tombe à plat. Vous rallumez la lumière et vous partagez votre malheureuse aventure au reste de l’équipe technique, avant d’aller vous rouler en boule sous votre couette.

Le lendemain matin, la réponse manque de vous faire tomber de votre chaise : ce refus n’est pas une erreur, bien au contraire : vous n’aviez pas besoin a priori de ces accès. Question de surface d’attaque. Si vous avez pour projet de faire la maintenance des services, pas de soucis : prévenez un peu avant et on vous donnera les accès nécessaires. Question de sécurité. Vous ne voudriez pas mettre à mal la confiance des gens, n’est-ce-pas ? Et puis c’est quand même pas grand-chose, de demander des accès. On ne vous interdit rien, on fait juste de la prévention. Pas de quoi en faire un plat.

Dernier tour de veste : vous êtes franchement arrivé·e dans l’équipe technique, et motivé·e comme jamais pour monter un nouveau service. On s’y met ? Eh ien, j’espère que vous avez du temps devant vous. Car avec le raisonnement qui précède, chaque étape (test, partage, déploiement, gestion des sauvegardes, communication…) nécessite des accès différents, et autant de potentielles discussions et argumentations sur votre légitimité à briguer ces accès. Légitimité dont l’appréciation revient en dernière instance au/à la responsable technique.

J’espère que cette mise en situation, quoique caricaturale, donne une bonne intuition des tensions qui macèrent pendant cette année. D’un côté, une responsabilité forte et mal définie qui repose sur une seule personne ; de l’autre, des membres de bonne volonté qui perdent leur autonomie et dont les actions sont sous contrôle.

Libre ou open source ?

À l’été 2019, le semestre se clôt par une assemblée générale électrique. Les tensions accumulées appellent un changement radical, c’est-à-dire un changement qui prend le problème à la racine. Or ces tensions ne sont que des manifestations d’un problème plus fondamental. La boîte de Pandore est ouverte.

Le procès verbal de l’AG donne quelques exemples de dissensus qui agitent les membres :

— Picasoft peut-elle être militante ou politique ?
— Picasoft doit-elle se positionner sur des questions éthiques, par exemple pour le choix d’une banque ?
— Qui doit décider de l’attribution des accès à l’infrastructure ? Faut-il privilégier la sécurité ou l’ouverture ?
— La monnaie libre rentre-t-elle dans les prérogatives de l’association ?

Passer à une banque plus dosée en éthique et payer plus cher, donc avoir moins d’argent pour agir, ou rester clients d’une banque bon marché, mais qui finance des projets écocides ? Organiser des événements autour de la monnaie libre, dont l’écosystème est très libriste-compatible, mais qui assume une critique radicale du système économique ?

En sous-texte de toutes ces questions, on retrouve en réalité la question à cent balles : une association d’informatique libre a-t-elle vocation à se positionner politiquement et idéologiquement ? Cette question fera peut-être tiquer certain·es d’entre vous, car elle est mal posée : elle suppose qu’il soit possible d’agir apolitiquement. Or, dans les exemples précédents, ne pas se positionner signifie en réalité adhérer au système dominant. Ne pas choisir une banque qui refuse de soutenir des projets écocides quand on en a les moyens, c’est adhérer, même mollement, à la ruine écologique. Par cette affirmation, je ne cherche à culpabiliser personne. Mais surtout en tant qu’association, c’est-à-dire en tant que personne morale, il est important de réaliser ce que veut vraiment dire rester apolitique. Ce qui ne veut pas dire que c’est une posture indéfendable.

À gauche, on lit « Proposition : je suis apolitique. »
À droite, on lit : « Traduction : je suis privilégié et ne suis pas affecté par les politiques actuelles, j’en suis même peut-être bénéficiaire ».

 

Dans notre milieu, cette question prend la forme de la vieille dispute open source versus libre. Ce débat est resté relativement confidentiel, bien que la mainmise d’Amazon, Google ou Microsoft sur des outils open-source contribue à amplifier les voix qui s’élèvent contre l’open source. Je vous en propose un résumé à la hache. Open source et libre partagent les mêmes libertés fondamentales, exprimées par des licences qui ont valeur de contrat. Ces quatre libertés ne sont plus à présenter : droit d’utiliser, d’étudier, de modifier et de redistribuer.

Les tenants de l’open source s’intéressent particulièrement à la sécurité et à la performance : par exemple, l’ouverture du code d’un logiciel au plus grand nombre permet de détecter les failles plus rapidement. Aussi, les efforts des développeur·ses pourront se concentrer en un seul point plutôt que d’être gaspillés pour développer dix fois le même logiciel (competitive waste). Dans l’open source, l’accent est mis sur la liberté absolue : on ne vous donne que des droits mais aucun devoir. L’exemple typique est la licence MIT, qui dit en substance : faites ce que vous voulez. Vous pouvez donc faire de l’open source tout en créant un écosystème qui utilise tous les leviers pour rendre vos utilisateurs captifs d’outils qui, par ailleurs, ne sont pas libres3.

En miroir, le mouvement du libre a pour vocation de créer des communs. Un commun ne peut pas être approprié par une personne qui en tirerait du profit sans contrepartie. Cette vision des communs prône l’absolue liberté. L’exemple typique serait alors la licence GPL, qui est contagieuse : si vous utilisez un programme sous licence GPL comme base d’un autre programme, celui-ci devra également être sous licence GPL ou équivalent. De la sorte, vous rendez à la communauté ce qu’elle vous a donné. Cette contrainte ne contredit pas les 4 libertés fondamentales, mais porte en elle une vision marquée de l’intérêt général : il ne saurait être optimisé par une liberté totale, bien au contraire. Pour le dire en peu de mots, le libre est anti-libéral.

Pour clarifier cette affirmation un peu provocatrice, il est intéressant de s’attarder sur Eric S. Raymond, un défenseur emblématique de l’open source. Il est notamment l’auteur de la Cathédrale et le Bazar, un essai populaire qui théorise différents modes de développement de logiciels open source. Dans une réponse à une critique, il clarifie son positionnement idéologique :

In fact, I find the imputation of Marxism deeply and personally offensive as well as untrue. While I have made a point of not gratuitously waving my politics around in my papers, it is no secret in the open-source world that I am a libertarian, a friend of the free market, and implacably hostile to all forms of Marxism and socialism (which I regard as coequal in evil with Nazism).

Ce qui, traduit relativement fidèlement, donne ceci (tenez-vous bien) :

En fait, je trouve l’imputation de marxisme [à cet essai] profondément et personnellement offensante et inexacte. Même si j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas étaler mes convictions politiques dans mes articles [de recherche], ce n’est un secret pour personne dans le monde de l’open source que je suis libertarien favorable au libre marché et implacablement hostile à toutes formes de marxisme et de socialisme (que je considère comme aussi dangereux que le nazisme).

Là encore, l’exemple est caricatural, mais donne une intuition correcte du conflit. La parenthèse étant fermée, il était évident qu’une remise en cause de l’identité profonde de l’association ne pouvait pas être résolue en quelques heures.

L’AG vote alors pour le compromis suivant : le bureau proposé est élu, mais à la condition qu’il organise une journée de réflexion qui devra aboutir à des propositions concrètes pour trancher ces questions. Le bureau signe le mandat, l’AG est close. Les vacances peuvent enfin aérer les esprits.

Haïssez le jeu, pas les joueurs

À l’automne 2019, le premier Picacamp est organisé. Pas du tout inspiré du Framacamp (comme rien n’est inspiré de Framasoft d’ailleurs), une équipe de choc de — tenez-vous bien — quatre bénévoles se réunit à cette occasion.

Quatre, c’est peu. Trop peu pour décider de l’orientation idéologique de Picasoft. Sautons directement à la conclusion de cette journée : le problème n’est pas là. Il est encore plus profond. Décider d’une posture politique ne changera rien, car c’est le mode de gouvernance même de Picasoft qui est en cause.

En d’autres termes, ce qui s’est passé n’est pas un problème de personnes : certes, l’asso aurait pu continuer à rouler quelques semestres avec une bande de potes très complices, mais ses règles de fonctionnement étaient propices à faire émerger ce genre de tensions. Comme le rappelle le mathématicien et vulgarisateur Lê Nguyên Hoang dans son excellente série de vidéos sur la démocratie, il faut haïr le jeu, pas les joueurs.

En d’autres termes, les règles du jeu — ici les statuts — déterminent très majoritairement les comportements des joueurs, sur le long terme et à l’échelle globale. Une intuition de cette idée est que toutes les personnes qui jouent au Monopoly ne sont pas d’affreux·ses capitalistes ; de même, tout·es les responsables techniques ne sont pas d’affreux·ses autoritaires. Pourtant, les règles du jeu les incitent à se comporter comme tel·les.

Mais alors, si mon analyse se tient, pourquoi est-ce-que ce genre de conflits n’est pas arrivé à Rhizome, puisque les statuts de Picasoft sont peu ou prou les mêmes ? J’ai posé cette question à Kyâne — qui a adapté les statuts de Rhizome pour Picasoft. L’explication tient en ce que chez Rhizome, les modalités d’implication sont très différentes. D’un côté, il y a les abonné·es, celleux qui louent un accès à Internet, et qui votent en AG. De l’autre côté, il y a celleux qui font, qui mettent les mains dans le cambouis. Il y a peu de bras : les personnes motivées sont plus que bienvenues. Le format « pouvoir à l’AG et petit bureau qui mène les affaires », dixit Kyâne, fonctionne bien.

Mais chez Picasoft, les utilisateur·ices ne sont pas membres. Les membres, c’est un groupe hétéroclite fait de sympathisant·es, de bonnes volontés qui donnent parfois un coup de main, de motivé·es qui passent leurs nuits à déboguer, de personnes qui aiment aller en conventions, de curieux·ses timides qu’on ne voit jamais. Ce spectre de participation ne peut pas être correctement représenté par un bureau qui fait autorité.

À bien y réfléchir, l’entité même de bureau n’a plus de sens quand on lui ôte la fonction qu’elle avait chez Rhizome. C’est un archétype, un cliché, un spectre qui hante le monde associatif. C’est le modèle auquel nous sommes le plus exposés, des associations aux entreprises cotées en bourse en passant par notre démocratie représentative. Aussi, une recherche de modèle de statuts sur Internet a peu de chances de donner idée d’un autre système. C’est ainsi que la bureau-cratie et ses pièges se reproduisent en infrabasses.

La conclusion est sans appel : la gouvernance de l’association doit être intégralement repensée pour permettre l’inclusion de chaque membre et la répartition des responsabilités.

Les pièges de l’horizontalité

J’espère vous avoir convaincu⋅e, à ce stade, qu’un mode de gouvernance plus horizontal est nécessaire. Mais avec horizontal, on a tout et rien dit. On comprend bien qu’on l’oppose à une gouvernance verticale, hiérarchique, et on y perçoit des velléités d’inclusion et de participation. Mais l’horizontalité est du même genre que la bienveillance, l’inclusion ou l’agilité, à savoir un vernis qui part bien vite sans actes concrets.

Une première approche serait prendre l’idée de bureau à contre-pied et de soumettre l’ensemble des décisions au vote. De la sorte, chaque décision représente l’association dans sa majorité. Le problème évident de cette approche est que toute initiative est bloquante jusqu’à participation des membres. Or tout le monde est toujours occupé ; se tenir au courant des tenants et aboutissants de l’ensemble de la vie d’une association est coûteux ; donner son avis sur tout est encore plus difficile4. De plus, ce système charge les personnes motivées : elles doivent convaincre tou·tes les membres et aller quémander des voix. Ce système produit facilement du découragement et il est hostile aux initiatives originales. Il pousse à un fonctionnement plutôt conservateur.

Une approche orthogonale serait d’instaurer une do-ocratie : en gros, les personnes qui font ont le pouvoir. La do-ocratie est séduisante car les personnes motivées ne sont pas empêchées de faire, mais ne sont pas non plus statutairement tributaires de l’autorité. Il suffit de s’impliquer activement pour avoir son mot à dire. C’est d’ailleurs le mode informel qu’adoptent de nombreuses structures, où « déjà qu’il y a pas beaucoup personne pour faire les trucs chiants, si en plus on les emmerde, y’aura vraiment plus personne ».

Cependant, ce système est problématique à deux égards. D’abord, à y regarder de plus près, c’est virtuellement le même système que celui des premiers statuts. En effet, chez Rhizome, ce sont ceux qui font qui se présentent pour constituer un bureau, à qui l’AG confie la gestion quotidienne. À Picasoft, donc, ce sont généralement les personnes qui s’investissaient le plus à un moment donné qui se retrouvent membres du bureau, et confisquent involontairement le pouvoir aux autres membres.

Mais ce système fait pire encore : il déstructure le mode de gouvernance. Il ne donne aucun moyen de résoudre les conflits entre les doers, i.e. celles et ceux qui s’impliquent. Mais qui fait, et qui ne fait pas ? Où est la limite ? Qui est légitime et aux yeux de qui ? Comment s’assurer que ce n’est pas à celui qui gueule le plus fort ? À bien y regarder, ce système simpliste s’identifie à la caricature classique de l’anarchisme, qui voudrait que la loi du plus fort soit le seul principe qui tienne. C’est au fond l’idée nauséabonde du darwinisme social : briser tout cadre qui pourrait gêner la compétition, dont sortiront vainqueur·es les plus aptes. Si l’on s’en fie à cette idée, toute association sans structure devrait un jour arriver à son fonctionnement optimal. Ça vous rappelle quelque chose ?

Sans transition, l’article de blog du chaton deuxfleurs au sujet de l’autogestion est particulièrement éclairant. Je vais en paraphraser une partie (peut-être mal, alors foncez le lire !). Il s’attarde sur un texte de Jo Freeman, une avocate, politologue et militante féministe américaine. Intitulé « La tyrannie de l’absence de structure », elle le prononce en 1970 devant des militant·es féministes. On peut en trouver une traduction en français sur Infokiosques.

Ce texte s’adresse aux « groupes sans leader ni structure » du Mouvement de Libération des Femmes étatsunien. Jo Freeman remarque que l’absence de structure est « passée du stade de saine contre-tendance à celui d’idée allant de soi ».

Lors de la gestation du mouvement, le caractère détendu et informel qui régissait [le groupe de conscientisation] était propice à la participation aux discussions, et le climat de soutien mutuel qui se créait en général permettait une meilleure expression des visions personnelles. [Des problèmes surgirent lorsque] les petits groupes d’action épuisèrent les vertus de la conscientisation et décidèrent qu’ils voulaient faire quelque chose de plus concret.

Assez de contexte : pourquoi est-ce-que l’absence de structure ne fonctionne pas ? Jo Freeman est claire : parce que l’absence de structure n’existe pas. Nos différences interpersonnelles, nos intentions, la distribution des tâches — qu’elle soit équitable ou injuste — est de fait une structure, au même titre que ne pas se positionner est un positionnement et l’apolitisme n’existe pas. Il est seulement possible de choisir la nature de la structure : formelle ou informelle.

Lorsque la structure est intégralement informelle, deux phénomènes peuvent se produire : la formation d’élites et de stars.

Une élite est un petit groupe de gens qui domine un autre groupe plus grand […], et qui agit fréquemment sans son consentement ou sa connaissance.

Une élite, ce n’est pas une conspiration de méchants de film. Ce peut être ce groupe de bons potes au sein d’un mouvement, qui boit des coups au bar et y discute du mouvement. L’élite échange en son sein plus d’information que n’en reçoit le reste du groupe. Elle peut faire bloc pour pousser telle ou telle orientation, dans des discussions déséquilibrées d’avance. C’est moins par malveillance que par contingence que les élites se forment : leur activité politique et leur amitié coïncident. C’est aussi ce qui rend difficile leur dissolution, car l’élite ne commet pas de faute fondamentale. Elle s’entretient par affinité, et comme gagner la confiance de l’élite existante est difficile et nécessite d’intégrer ses codes, elle est sujette à une certaine homogamie.

Quant aux stars, ce sont des personnes qui sont mises en avant au sein du groupe, voire qui le représente dans l’inconscient collectif. Mais au sens de Freeman, elle n’ont pas été désignées explicitement. Une personne charismatique qui s’exprime bien prendra souvent plus de place. En plus de favoriser les normes dominantes, le « statut » de star n’est pas révocable dans la mesure où il n’a été attribué par personne. La star, comme l’élite, est rarement consciente de son statut. Les critiques légitimes qu’elle reçoit peuvent être vécues violemment et la conduire à quitter le groupe, et par là même, le fragiliser.

Pour lutter contre l’émergence d’élites et de stars, Jo Freeman propose 7 principes pour formaliser la structure d’un mouvement de sorte à faire émerger une horizontalité inclusive et politiquement efficace :

  1. Assigner démocratiquement des tâches précises à des personnes concrètes, qui ont préférablement manifesté leur intérêt.
  2. Assurer que toute personne qui exerce une autorité le fasse sous le contrôle du groupe.
  3. Distribuer l’autorité au plus grand nombre de personnes raisonnablement possible.
  4. Faire tourner les postes ; pas trop souvent (pour avoir le temps d’apprendre), pas trop peu (pour ne pas créer d’élite).
  5. Rationaliser les critères d’assignation des tâches, par compétence plutôt que par sympathie.
  6. Diffuser l’information au plus grand nombre, le plus possible. L’information, c’est le pouvoir.
  7. Rendre accessibles les ressources de manière équitable (un local, du matériel, des identifiants…)

Ce billet tirant déjà en longueur, je vous laisse vous convaincre de la pertinence des propositions, et à la lumière de cette analyse, je vous propose de passer à l’examen de la tout-doux-cratie. 😙

Bienvenue en tout-doux-cratie

La tout-doux-cratie est le mode de gouvernance qui émerge pendant le Picacamp. Il est forgé selon trois principes :

  • Faire et laisser faire (permettre à Picasoft d’être un lieu où chacun·e peut agir) ;
  • Se préoccuper des opinions des autres membres (partager l’information, s’informer)
  •  Rechercher le consensus (accepter les compromis, être amical·e et favoriser la vie ensemble).

Tout système de gouvernance s’ancre sur des partis pris adaptés au contexte dans lequel il se déploie. Pour Picasoft, on l’a vu, il y a un véritable enjeu à faciliter l’action des personnes motivées sans écraser les autres ; c’est pourquoi le nom dénote la fluidité (to-do) et le soin (tout-doux). L’intention du système de règles lui-même est d’être suffisamment simple pour être intégré rapidement (fluidité) mais suffisamment robuste pour être mis à l’épreuve dans les cas difficiles (soin).

Voyons très concrètement comment ça se passe5. Tout membre peut engager des actions, séparées en deux catégories.

  • Une action ordinaire ressemble aux actions habituelles menées dans le cadre de l’Association. Le règlement intérieur contient une tout-doux-liste qui aide à déterminer si une action est ordinaire.
  • Une action extraordinaire n’est pas habituelle dans le cadre et l’historique de l’Association, en particulier lorsqu’elle n’est pas réversible.

Certaines actions (modification du règlement intérieur, exclusion d’un membre, dissolution de l’association…) sont statutairement extraordinaires. En cas de doute ou de cas limite, l’action extraordinaire est préférée. Le mode de décision collectif diffère en fonction de l’action.

Une action ordinaire peut être lancée sans accord préalable, à partir du moment où la personne informe les membres de l’association de son action. Tout membre a la possibilité de suspendre l’action en posant un verrou non-bloquant : il dispose alors de dix jours pour convaincre une majorité des membres que l’action doit être annulée. S’il n’y parvient pas, l’action est maintenue.

Une action extraordinaire est associée à un verrou bloquant par défaut : l’action peut être réalisée uniquement si une majorité de membres y sont favorables, ou si dix jours se sont écoulés sans qu’une majorité des membres n’y soient défavorables.

Si ce fonctionnement peut paraître alambiqué, il provient du raisonnement suivant :

  1. L’horizontalité par consensus à majorité absolue ne fonctionne pas ;
  2. Le « laisser-faire sauf en cas de véto » donne un pouvoir disproportionné à chaque membre, en tant qu’il peut empêcher l’action d’un autre membre seul et pour de mauvaises raisons (détruire est plus facile que construire) ;
  3. La charge doit alors peser sur la personne qui est contre ; elle devra prouver que l’action doit être annulée en sollicitant un rejet collectif. Si elle n’y parvient pas, alors l’action est légitime à être menée.

Ce raisonnement a des accents conflictuels qui semblent bien loin du tout-doux. C’est pourquoi la tout-doux-cratie n’utilise pas ce mécanisme en fonctionnement nominal. En première instance, la recherche du consensus et la discussion sont les modes d’interaction privilégiés. Le vote agit généralement comme une chambre d’enregistrement. En d’autres termes, un membre qui a connaissance d’un dissensus devrait d’abord informer et, le cas échéant, chercher le compromis avant de lancer une action ordinaire ou extraordinaire. Si le dissensus persiste, le vote permettra de rendre compte de l’opinion générale des membres, tout en préservant la personne agissante d’une trop grande charge mentale.

De ce fonctionnement découle naturellement l’abolition du bureau. L’association ayant toujours besoin de personnes pour la représenter (juridiquement, économiquement…), trois personnes sont élues chaque semestre pour constituer un genre de spectre de bureau :

  • Un·e représentant·e administratif, qui doit lever la main quand quelqu’un demande le·la président·e et qui signe tous les documents administratifs concernant Picasoft ;
  • Un·e représentant·e financie·re, qui effectue les opérations bancaires ;
  • Un·e représentant·e technique, qui distribue les accès aux machines.

Chaque représentant·e est la seule personne en capacité de réaliser ces actions ou de les déléguer. En revanche, la différence majeure avec l’ancien bureau est que les représentant·es n’ont aucun pouvoir décisionnaire ; iels exécutent simplement les décisions de l’association.

Dans la mesure où leurs actions peuvent engager leur responsabilité, iels disposent d’un droit de retrait, c’est-à-dire de la possibilité de démissionner sans aucune justification en cas de refus d’exécuter une action. Là aussi, ce droit de retrait correspond à la dernière alternative et n’a en pratique jamais été utilisé.

Enfin, la tout-doux-cratie a été conçue pour fonctionner correctement même en système ouvert, c’est-à-dire que devient membre toute personne qui en fait la demande. Si la plupart des associations fonctionnent par cooptation, Picasoft est une association dont les membres tournent beaucoup et qui a besoin de maintenir ses effectifs. Rendre l’adhésion peu coûteuse en temps et gratuite incite plus facilement à tenter l’expérience. C’est sans danger, car l’arrivée d’un·e nouveau·elle ne peut pas bouleverser l’association du fait du mode de décision : si cette nouvelle personne se trouve en opposition avec le reste des membres, elle ne sera pas en mesure de bloquer les décisions, quel que soit son poste. Enfin, si sa présence est réellement problématique, son exclusion peut être décidée par action extraordinaire.

Être membre implique cependant un nombre minimal d’obligations définies dans les statuts.

  • Agir conformément à l’objet de l’Association ;
  • Aider les autres à agir ;
  • Participer au processus de tout-doux-cratie, c’est-à-dire donner son avis lorsqu’il est demandé, voter, rester informé·e et participer aux AG.

En pratique, seul la dernière obligation est cruciale, capitale, essentielle, indispensable, vitale, critique ; bref, vous l’aurez compris, faut pas passer à côté. Car pour bien fonctionner, la tout-doux-cratie a besoin de l’opinion de ses membres : sans prendre le temps de s’informer, on peut se lancer dans des actions conflictuelles. Sans voter, on allonge le délai de réalisation des actions extraordinaires et on démotive ses auteur·ices. Sans participer aux discussions, on perd le lien et la dynamique qui animent Picasoft.

En définitive, ce sont la circulation horizontale de l’information et la participation active aux décisions qui forment les clés de voûte d’une tout-doux-cratie saine.

Gardez de la place pour le dessert

Nous arrivons tranquillement à la fin du premier chapitre de cette enquête. Vous l’aurez compris, Picasoft fonctionne depuis plus de deux ans en tout-doux-cratie. Ce mode de gouvernance n’a rien de révolutionnaire. Au contraire, il s’appuie sur des idées théorisées depuis plusieurs décennies et qui structurent nombre de collectifs militants, plus ou moins informellement. On lui a donné un nom car on aime bien les jeux de mots mignons, et qu’on peut en parler plus facilement, voilà tout. ✨

Pour autant, si la critique de la bureau-cratie est facile et que j’ai présenté la tout-doux-cratie sous son meilleur jour, à ce stade, il vous manque cruellement de passage à la pratique à vous mettre sous la dent. Et l’occasion, inévitable, de relever les failles de ce système. Mais ça… ce sera pour la seconde et dernière partie de ce billet ! 😄

Un grand merci à Antoine, Audrey, Gaëtan, Jérôme, Stph, R01, Tobias, et tout·es les membres de Picasoft et de Framasoft pour leurs contributions, relecture, corrections et leur accueil bienveillants !


  1. https://www.associations.gouv.fr/1001-redaction-statuts-association.html ↩︎
  2. En effet, l’idée qu’il est normal que les services et contenus soit disponibles partout et tout le temps est largement et sciemment véhiculée par l’imaginaire du « Cloud », des nuages. La très haute disponibilité est par ailleurs un sujet de recherche actif. L’idée de diminuer la disponibilité d’un service rencontre des résistances similaires à l’idée de « décroissance », parfois vécue comme une régression. Pourtant, il y a de quoi s’interroger sur la disponibilité totale, mais c’est un autre sujet. Ne pas jouer le jeu du Cloud, c’est donc ne pas se fixer un objectif de disponibilité, mais en restant prudent pour ne pas se marginaliser. ↩︎
  3. Les mécanismes par lesquels l’open-source devient un puissant outil de domination politique et économique sont passionnants, même si largement au-delà du sujet principal de ce billet. Néanmoins, pour les anglophones, cet article récemment paru sur l’éditeur de code open-source Visual Studio Code, développé par Microsoft, est édifiant : https://ghuntley.com/fracture. ↩︎
  4. D’ailleurs, il est vraisemblable qu’avoir un avis sur tout n’est pas souhaitable. Un système qui oblige à prendre chaque décision à la majorité sera soit démesurément inefficace (car lent), soit irréfléchi (car la plupart des votes seront au doigt mouillé). C’est un raccourci que je me permets de faire dans cet espace plus confidentiel des notes de bas de page. On peut légitimement objecter que la lenteur n’est pas un problème en soi, et que des modes de gouvernance l’assument, et même plus, la revendiquent. Voir le cas fascinant des zapatistes : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02567515/document ↩︎
  5. Les curieux·ses trouveront la formalisation dans nos statuts et notre règlement intérieur. ↩︎

Contra Chrome : une BD décapante maintenant en version française

Par : Goofy
8 septembre 2022 à 06:25

Il y a loin de la promotion du navigateur Chrome à ses débuts, un outil cool au service des internautes, au constat de ce qu’il est devenu, une plateforme de prédation de Google, c’est ce que permet de mesurer la bande dessinée de Leah,

Contra Chrome est un véritable remix de la BD promotionnelle originale (lien vers le document sur google.com) que Leah Elliott s’est évertuée à détourner pour exposer la véritable nature de ce navigateur qui a conquis une hégémonie au point d’imposer ses règles au Web.

Nous avons trouvé malicieux et assez efficace son travail qui a consisté à conserver les images en leur donnant par de nouveaux textes un sens satirique et pédagogique pour démontrer la toxicité de Google Chrome.

La traduction qui est aujourd’hui disponible a été effectuée par les bénévoles de Framalang et par Calimero (qui a multiplié sans relâche les ultimes révisions). Voici en même temps que l’ouvrage, les réponses que Leah a aimablement accepté de faire à nos questions.

 

Bonjour, peux-tu te présenter brièvement pour nos lecteurs et lectrices…
Je m’appelle Leah et je suis autrice de bandes dessinées et artiste. J’ai une formation en art et en communication, et je n’ai jamais travaillé dans l’industrie technologique.

Est-ce que tu te considères comme une militante pour la préservation de la vie privée ?

Eh bien, le militantisme en matière de vie privée peut prendre de nombreuses formes. Parfois, c’est être lanceur d’alerte en fuitant des révélations, parfois c’est une bande dessinée, ou la simple installation d’une extension de navigateur comme Snowflake, avec laquelle vous pouvez donner aux dissidents des États totalitaires un accès anonyme à un internet non censuré.

Dans ce dernier sens, j’espère avoir été une militante avant de créer Contra Chrome, et j’espère l’être encore à l’avenir.

Comment t’es venue l’idée initiale de réaliser Contra Chrome ?

Ça s’est fait progressivement.

Lorsque la bande dessinée Chrome de Scott McCloud est sortie en 2008, je n’avais qu’une très vague idée du fonctionnement d’Internet et de la façon dont les entreprises récoltent et vendent mes données. Je me figurais essentiellement que je pouvais me cacher dans ce vaste chaos. Je pensais qu’ils récoltaient tellement de données aléatoires dans le monde entier qu’ils ne pouvaient pas espérer me trouver, moi petite aiguille dans cette botte de foin planétaire.

Et puis les révélations de Snowden ont éclaté, et il a dit : « Ne vous y trompez pas », en dévoilant tous les ignobles programmes de surveillance de masse. C’est alors que j’ai compris qu’ils ne se contenteraient pas de moissonner le foin, mais aussi des aiguilles.

Depuis, j’ai essayé de m’éduquer et d’adopter de meilleurs outils, découvrant au passage des logiciels libres et open source respectueux de la vie privée, dont certains des excellents services proposés par Framasoft.

Lorsque j’ai retrouvé la bande dessinée de McCloud quelque temps après les révélations de Snowden, j’ai soudain réalisé qu’il s’agissait d’un véritable trésor, il ne manquait que quelques pages…

Qu’est-ce qui t’a motivée, à partir de ce moment ?

L’indignation, principalement, et le besoin de faire quelque chose contre un statu quo scandaleux. Il y a un décalage tellement affreux entre la société que nous nous efforçons d’être, fondée sur des valeurs et les droits de l’homme, et les énormes structures d’entreprises barbares comme Google, qui récoltent agressivement des masses gigantesques de données personnelles sans jamais se soucier d’obtenir le consentement éclairé de l’utilisateur, sans aucune conscience de leurs responsabilités sur les retombées individuelles ou sociétales, et sans aucun égard pour les conséquences que cela a sur le processus démocratique lui-même.

En lisant Shoshana Zuboff, j’ai vu comment ce viol massif de données touche à la racine de la liberté personnelle de chacun de se forger sa propre opinion politique, et comment il renforce ainsi les régimes et les modes de pensée autoritaires.

Trop de gens n’ont aucune idée de ce qui est activé en continu 24 heures sur 24 au sein de leur propre maisons intelligente et sur les téléphones de leurs enfants, et je voulais contribuer à changer ça.

Certains aspects de la surveillance via le navigateur Chrome sont faciles à deviner, cependant ta BD va plus en profondeur et révèle la chronologie qui va des promesses rassurantes du lancement à la situation actuelle qui les trahit. Est-ce que tu as bénéficié d’aide de la part de la communauté des défenseurs de la vie privée sur certains aspects ou bien as-tu mené seule ton enquête ?

Comme on peut le voir dans les nombreuses annotations à la fin de la bande dessinée, il s’agit d’un énorme effort collectif. En fin de compte, je n’ai fait que rassembler et organiser les conclusions de tous ces militants, chercheurs et journalistes. J’ai également rencontré certains d’entre eux en personne, notamment des experts reconnus qui ont mené des recherches universitaires sur Google pendant de nombreuses années. Je leur suis très reconnaissante du temps qu’ils ont consacré à ma bande dessinée, qui n’aurait jamais existé sans cette communauté dynamique.

Pourquoi avoir choisi un « remix » ou plutôt un détournement de la BD promotionnelle, plutôt que de créer une bande dessinée personnelle avec les mêmes objectifs ?

En relisant la BD pro-Google de McCloud, j’ai constaté que, comme dans toute bonne bande dessinée, les images et le texte ne racontaient pas exactement la même histoire. Alors que le texte vantait les fonctionnalités du navigateur comme un bonimenteur sur le marché, certaines images me murmuraient à l’oreille qu’il existait un monde derrière la fenêtre du navigateur, où le contenu du cerveau des utilisateurs était transféré dans d’immenses nuages, leur comportement analysé par des rouages inquiétants tandis que des étrangers les observaient à travers un miroir sans tain.

Pour rendre ces murmures plus audibles, il me suffisait de réarranger certaines cases et bulles, un peu comme un puzzle à pièces mobiles. Lorsque les éléments se sont finalement mis en place un jour, ils se sont mis à parler d’une voix très claire et concise, et ont révélé beaucoup plus de choses sur Chrome que l’original.

Lawrence Lessig a expliqué un jour que, tout comme les essais critiques commentent les textes qu’ils citent, les œuvres de remixage commentent le matériel qu’elles utilisent. Dans mon cas, la BD originale de Chrome expliquait prétendument le fonctionnement de Chrome, et j’ai transformé ce matériel en une BD qui rend compte de son véritable fonctionnement.

Est-ce que tu as enregistré des réactions du côté de l’équipe de développement de Chrome ? Ou du côté de Scott Mc Cloud, l’auteur de la BD originale ?

Non, c’est le silence radio. Du côté de l’entreprise, il semble qu’il y ait eu quelques opérations de nettoyage à la Voldemort : Des employés de Google sur Reddit et Twitter, se sont conseillé mutuellement de ne pas créer de liens vers le site, de ne pas y réagir dans les fils de discussion publics, exigeant même parfois que les tweets contenant des images soient retirés.

Quant à Scott, rien non plus jusqu’à présent, et j’ai la même curiosité que vous.

Ton travail a suscité beaucoup d’intérêt dans diverses communautés, de sorte que les traductions plusieurs langues sont maintenant disponibles (anglais, allemand, français et d’autres à venir…). Tu t’attendais à un tel succès ?

Absolument pas. Le jour où je l’ai mis en ligne, il n’y a eu aucune réaction de qui que ce soit, et je me souviens avoir pensé : « bah, tu t’attendais à quoi d’autre, de toutes façons ? ». Je n’aurais jamais imaginé le raz-de-marée qui a suivi. Tant de personnes proposant des traductions, qui s’organisaient, tissaient des liens. Et tous ces messages de remerciement et de soutien, certaines personnes discutent de ma BD dans les écoles et les universités, d’autres l’impriment et la placent dans des espaces publics. Ça fait vraiment plaisir de voir tout ça.

Il y a une sorte de réconfort étrange dans le fait que tant d’êtres humains différents, de tous horizons et de tous les coins de la planète, partagent ma tristesse et mon horreur face au système du capitalisme de surveillance. Cette tristesse collective ne devrait pas me rendre heureuse, et pourtant elle me donne le courage de penser à un avenir très différent.

Quel navigateur utilises-tu au lieu de Chrome ? Lequel recommanderais-tu aux webnautes soucieux de préserver leur vie privée ?

Je suis peut-être allée un peu loin désormais, mais je pratique ce que je prêche dans la BD : pour 95 % de ma navigation, j’utilise simplement le navigateur Tor. Et lorsque Tor est bloqué ou lorsqu’une page ne fonctionne pas correctement, j’utilise Firefox avec quelques modifications et extensions pour améliorer la confidentialité.

Donc généralement, que je cherche des recettes de muffins, que je vérifie la météo ou que je lise les nouvelles, c’est toujours avec Tor. Parce que j’ai l’impression que le navigateur Tor ne peut prendre toute sa valeur que si suffisamment de personnes l’utilisent en même temps, pour qu’un brouillard suffisamment grand de non-sens triviaux entoure et protège les personnes vulnérables dont la sécurité dépend actuellement de son utilisation.

Pour moi, c’est donc une sorte de devoir civique en tant que citoyenne de la Terre. De plus, je peux parcourir mes recettes de muffins en ayant la certitude qu’il ne s’agit que d’un navigateur et non d’un miroir sans tain.

Merci Leah et à bientôt peut-être !


Cliquez sur l’image ci-dessous pour accéder à la version française de Contra chrome

 

Google, l’espion le plus con du monde

Par : Gee
9 septembre 2022 à 07:24

On le sait bien : Google se permet de tranquillement lire tous les mails qui passent sur ses serveurs, ceux des boîtes Gmail ainsi que ceux adressés à des boîtes Gmail

En général, le but est de refourguer de la publicité ciblée. Mais pas seulement. Une petite histoire (vraie) qui montre que les conséquences peuvent être autrement plus dramatiques…

Sources :

Crédit : Gee (Creative Commons By-Sa)

Khrys’presso du lundi 12 septembre 2022

Par : Khrys
12 septembre 2022 à 01:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.


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Spécial France

Spécial femmes en France

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Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

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Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

Khrys’presso du lundi 19 septembre 2022

Par : Khrys
19 septembre 2022 à 01:42

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Spécial femmes dans le monde

  • IVG en Hongrie : l’extrême droite veut faire « écouter les battements de cœurs du fœtus » (lesnouvellesnews.fr)

    L’extrême droite au pouvoir en Hongrie vient de durcir, par décret, les conditions d’accès à l’avortement. Les femmes doivent désormais prouver aux médecins, avant l’intervention, qu’elles ont écouté les « battements de cœur de leur fœtus ».

  • Le sénateur républicain Lindsey Graham propose d’interdire l’avortement après 15 semaines de grossesse (liberation.fr)

    Lindsey Graham, proche de Donald Trump, a présenté mardi un projet de loi qui interdirait l’avortement dans l’ensemble des Etats-Unis après 15 semaines de grossesse.

  • Droit à l’IVG : les républicains sur le reculoir (humanite.fr)

    Depuis la décision de la cour suprême mettant fin à la protection constitutionnelle de l’avortement, un vent de fronde parcourt l’électorat, notamment féminin, obligeant le parti « pro-life » à faire profil bas.

  • US : Being a victim of rape costs an average of $3,500 in medical bills (arstechnica.com)

    The bills can discourage rape reporting and compound victims’ trauma. […] On average, hospital emergency departments charged $3,551 for urgent medical care coded as caused by sexual violence. People who were sexually assaulted while pregnant faced even steeper bills, with an average of $4,553. Uninsured victims or those who chose to pay themselves were served bills that averaged $3,673. Even those with private insurance faced burdensome bills ; the study found that insured victims paid an average of 14 percent of their bills out-of-pocket, which for the average bill would work out to nearly $500.

  • Jair Bolsonaro, A Perfect Example Of Why Autocrats Hate Women (worldcrunch.com)

    Vladimir Putin, Xi Jinping and Jair Bolsonaro all share what seems a natural antipathy toward women — yet it is ultimately because they fear them. And with good reason : When women participate in political movements, they are more likely to succeed — which is bad news for authoritarianism.

Spécial France

Spécial femmes en France

  • Être une femme en ligne est un métier dangereux (funambuline.blogspot.com)
  • Affaire Hulot : l’enquête pour viol classée sans suite pour prescription (liberation.fr)

    L’ancien ministre de l’Environnement était accusé par au moins six femmes, dont une mineure au moment des faits, de viols ou d’agressions sexuelles commis entre 1989 et 2001.

  • Travail dissimulé. Une société de nettoyage reconnue coupable de traite d’êtres humains aggravée (humanite.fr)

    L’entreprise VIP services et ses dirigeantes ont été condamnées jeudi par le Tribunal judiciaire de Paris à de peines d’emprisonnement et d’amende pour avoir exploité 26 femmes de ménage ukrainiennes sans-papiers dans des conditions indignes.

  • Qui veut la peau de MaMaMa ? (humanite.fr)

    Créée en mars 2020, en plein confinement, pour subvenir aux besoins spécifiques des mères isolées et des nourrissons, l’association MaMaMa, dont l’action a été unanimement saluée, se voit désormais privée de financements et chassée du hangar mis à sa disposition à Saint-Denis.

  • Des Journées du matrimoine pour mettre en lumière l’apport culturel de femmes oubliées (liberation.fr)
  • « L’Histoire est sexiste » : le patrimoine oublie les femmes artistes (reporterre.net)

    Comment ce mot a-t-il disparu de nos dictionnaires ? Au XVIIe siècle, le matrimoine a été banni de la langue française par les académiciens, qui jugeaient le terme obsolète et même « burlesque ».

  • Pour une alliance féministe et trans (blogs.mediapart.fr)

    La période politique actuelle voit un violent retour de bâton s’abattre sur les droits des femmes, alors que le gouvernement français maintient en poste des ministres accusés de viols. Ailleurs dans le monde, le droit à l’avortement est bafoué, en Pologne et aux États-Unis notamment. Avec 89 député·es RN à l’Assemblée nationale, nous ne sommes pas exempts d’une attaque d’une telle ampleur. Il est plus que jamais important de ne pas se tromper de combat. Aux États-Unis, l’attaque sur le droit à l’avortement a été précédée par de nombreuses lois anti-trans : dans l’Ohio, la loi Save Women’s Sports Act prévoit qu’en cas de doute sur le sexe d’une élève, celle-ci doit subir un examen intrusif pour prouver son sexe. Dans tous ces cas, il s’agit d’une attaque sur le droit des personnes à disposer de leur corps. L’arrivée d’attaques similaires contre les personnes trans en France nous laisse présager un sort semblable à celui des États-Unis.

RIP

Spécial médias et pouvoir

Spécial emmerdeurs irresponsables gérant comme des pieds (et à la néolibérale)

  • La France a autorisé des livraisons d’armements à la Russie en 2021 (disclose.ngo)

    L’État français a validé la livraison d’équipements militaires à la Russie pour près de 7 millions d’euros. C’est ce que révèle un rapport du ministère des armées dont le gouvernement retarde la publication depuis juin dernier.

  • Réforme des retraites : le coup d’accélérateur c’est maintenant (rapportsdeforce.fr)

    Alors que le rapport du COR sort officiellement ce jeudi, Emmanuel Macron a affirmé lundi, vouloir réformer les retraites le plus vite possible. Et ce, sans exclure de l’intégrer dans le budget de la Sécurité sociale à l’automne ni d’utiliser le 49,3 pour contourner les oppositions. Des déclarations qui pourraient remplir les mobilisations syndicales du 29 septembre.

  • Comment Emmanuel Macron divise sa majorité entre envie d’“accélération” et crainte d’un “passage en force” (francetvinfo.fr)
  • Retraites : un Président ne devrait pas faire ça (blogs.mediapart.fr)

    Un Président réélu par défaut, sans campagne, sans enthousiasme, ne devrait pas, dans un pays exténué, déprimé, bricoler une retraite à 64 ans avec une ambition de comptable.

  • Retraites : le choix de l’injustice (attac.org)

    Le rapport du Conseil d’orientation des retraites conteste le lien mécanique établi entre déficit et réforme des retraites. Ce rapport montre une fois de plus que l’existence du déficit est fondé sur des conventions et des hypothèses discutables et qu’en tout état de cause son ampleur reste minime (0,4 % du PIB dans les années à venir). […] La conclusion du COR est importante : « Au regard de ces résultats, il ne revient pas au COR de se positionner sur le choix du dimensionnement du système de retraite. Selon les préférences politiques, il est parfaitement légitime de défendre que ces niveaux sont trop ou pas assez élevés, et qu’il faut ou non mettre en œuvre une réforme du système de retraite » Et d’ajouter « les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite ». L’avertissement est clair : réformer le système de retraite n’est pas une nécessité économique ou démographique, c’est un choix politique.

  • Un proche d’Emmanuel Macron nommé à la tête de l’Agence des participations de l’État (ouest-france.fr)
  • Énergie. Matignon invente le « payer plus et consommer moins » (humanite.fr)

    Élisabeth Borne a annoncé, mercredi, une augmentation de 15 % des factures d’électricité et de gaz. Alors que l’hiver s’annonce compliqué, selon RTE, le gouvernement mise sur la sobriété, sans jamais remettre en cause la loi du marché.

  • Salaires : moins d’un·e enseignant·e sur trois concerné·e par la revalorisation ! (sudeducation.org)
  • “J’ai été refusée partout” : alors que la phase ultime de Parcoursup se termine, des milliers de jeunes restent encore sur le carreau (france.tv)
  • Le CNED : laboratoire du management néolibéral dans l’Éducation nationale (regards.fr)

    Au Centre National d’Enseignement à Distance, les élèves sont des clients, le savoir une marchandise et les profs des employés maltraités. Enquête au cœur de la machine à casser l’école. […] Voilà donc qui sont les « profs rêvés de Blanquer » : des enseignants qui ne comptent pas leurs heures, qui passent leur temps à corriger sans avoir le droit de connaître leurs élèves, obéissent aveuglément à des protocoles conçus sans eux, tremblent devant leur hiérarchie et privilégient une relation de clientèle à la pédagogie. […] Nous assistons à la transformation d’une institution préalablement conçue pour compenser les impossibilités de l’école publique dans des cas très spécifiques et exceptionnels, en une institution soumise aux logiques de rentabilité et mobilisée pour préparer la néolibéralisation de l’école. Un projet qui se fait en silence sur le dos des enseignants les plus fragilisés mais aussi sur celui des élèves et étudiants privés de toute relation humaine et de la sociabilité qu’apporte l’école publique.

Spécial recul des droits et libertés, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Spécial résistances

Spécial GAFAM et cie

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