Le fédivers (de l’anglais fediverse, mot-valise de « fédération » et « univers ») est un ensemble de médias sociaux composé d’une multitude de plateformes et de logiciels, où les uns communiquent avec les autres grâce à un protocole commun. Mastodon est un des logiciels qui permet de proposer une instance sur le fédivers1Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party. En juin dernier, Meta a annoncé son arrivée sur le fédivers, à travers le lancement d’un concurrent à Twitter, nommé Threads, qui prévoit à terme de pouvoir s’intéropérer avec d’autres instances du fédivers. La Quadrature du Net réclame depuis plusieurs années une obligation d’interopérabilités pour ces grands réseaux sociaux. Alors l’interopérabilité d’un service proposé par Meta est-elle une bonne nouvelle ? Certainement pas.
Le fédivers est important
Depuis 2018, La Quadrature du Net défend le modèle vertueux du fédivers et réclame qu’il soit introduit dans le droit une obligation pour les plateformes de réseaux sociaux d’être interopérables, c’est-à-dire qu’ils puissent s’insérer dans l’écosystème du fédivers. L’objectif premier du fédivers et de notre revendication d’interopérabilité est de faire en sorte que les utilisateur·rices des grandes plateformes ne soient pas piégé·es par l’effet réseau, c’est-à-dire le fait que certaines plateformes deviennent aujourd’hui incontournables parce que les communautés sont dessus. L’interopérabilité permet ainsi de librement décider depuis quelle plateforme communiquer avec ses contacts, sans être poussé avec plus ou moins de force vers un site ou une application en particulier parce que tous·tes ses ami·es y seraient.
L’interopérabilité en matière de messageries interpersonnelles existe déjà depuis des décennies avec le courrier électronique. Avec une adresse chez un fournisseur A, il est possible d’écrire à ses contacts chez un fournisseur B.
Appliquée aux réseaux sociaux, l’interopérabilité permet à une personne sur une instance A d’écrire à une personne sur une instance B. Surtout, cela permet donc de quitter une plateforme sans se couper de ses ami·es, notamment face à un réseau social qui abuserait des données personnelles de ses utilisateur·rices ou qui aurait des politiques de modération ou de mise en avant de certains contenus problématiques.
La Quadrature du Net promeut depuis 2017 l’interopérabilité des réseaux sociaux. Nous pensons qu’il s’agit d’une réponse alternative à la problématique de la régulation des contenus en lignes. Face à des contenus racistes, antisémites, xénophobes, etc., mis en avant par certaines grandes plateformes, permettre à leurs utilisateur·rices de partir sans se couper de ses ami·es permet de faire émerger des alternatives plus vertueuses, au modèle économique différent.
Ainsi, depuis 2017, nous gérons une instance Mastodon, Mamot.fr. Avec cette instance, nous maintenons une petite pierre du grand réseau social fédéré qu’est le fédivers. Nos utilisateur·rices peuvent donc communiquer avec les autres instances du fédivers, sans avoir besoin d’un compte sur chaque autre plateforme, et en pouvant partir du jour au lendemain si notre politique de modération ne convenait pas. En sommes, un réseau social fédéré permet de redonner du pouvoir à l’internaute, en le retirant aux plateformes.
La beauté du fédivers est aussi qu’il ne s’arrête pas à du microblogging. Nous avons aussi une instance Peertube sur video.lqdn.fr, qui fait aussi partie du fédivers : chacun·e peut commenter et partager nos vidéos sans avoir de compte sur notre plateformes, mais simplement sur une instance quelconque du fédivers.
Mais voici que le géant Meta arrive
Qu’on l’appelle Meta ou Facebook, c’est bien le même géant qui est à la manœuvre. On rappellera que le réseau social de Mark Zukerberg à l’origine de nombreux scandales, sur la gestion des données personnelles et le non-respect du RGPD, ou encore le fait qu’il a servi, à travers le scandale de Cambridge Analytica, à des campagnes massives de manipulations électorales.
Meta est peut-être trop gros, sa position dominante et presque monopolistique dans le milieu des réseaux sociaux aujourd’hui lui octroyant une forme d’impunité. C’est bien en regroupant l’ensemble des internautes de Facebook, Instagram, WhatsApp, etc. que le groupe aux plusieurs milliards d’utilisateur·rices peut survivre à ses innombrables scandales.
Mais aujourd’hui Meta est face à un double souci. Premièrement, les réseaux sociaux ne durent pas éternellement et sont régulièrement abandonnés lors des migrations vers d’autres réseaux. Facebook en fait petit à petit les frais, concurrencé par d’autres plateformes qui ont su jouer sur les phénomènes d’addiction comme TikTok. Deuxièmement, sa taille fait de lui une cible prioritaire des différents États, qui cherchent à réguler les plateformes. Le Digital Markets Act (DMA), règlement européen qui, en tandem avec le Digital Services Act (DSA), vise à réguler les plateformes et l’économie numériques, a bien failli imposer aux réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. Si la France, sous l’impulsion de Cédric O, est venue, en toute fin de parcours législatif, retirer les obligations d’interopérabilités pour les réseaux sociaux du texte final, on voit bien que l’idée de la régulation par la décentralisation d’Internet fait son chemin parmi les décideur·euses public·ques et qu’une telle obligation finira probablement par arriver.
L’arrivée de Facebook sur le fédivers ressemble à la stratégie de prendre les devants, d’agir tant qu’il n’existe pas encore d’encadrement, afin de cannibaliser le fédivers en profitant de la circonstance de l’effondrement de Twitter.
L’interopérabilité est importante
Afin de promouvoir le modèle vertueux du fédivers, nous réclamions avec la loi Avia qu’il soit imposée aux grandes plateformes de réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. En permettant aux utilisateur·rices de quitter un réseau social toxique sans se couper de ses ami·es, il s’agit de casser le monopole qu’ont les géants sur les communautés et de permettre aux internautes de choisir l’endroit qui les accueillera, en fonction des préférences, affinités et valeurs de chacun·es.
Alors que la loi Avia proposait comme manière de réguler les plateformes le contrôle, la censure et la confirmation de l’hégémonie des plateformes et de leur pouvoir, nous proposions l’obligation d’interopérabilité comme modèle alternatif à la censure. Si Twitter, Facebook ou TikTok sont nocifs, c’est (entre autres) que leur modèle économique les pousse à mettre en avant des contenus problématiques, haineux, qui feront réagir les internautes et maintiendront leur attention pour engranger plus de revenus publicitaires, au détriment du débat apaisé et du respect de l’autre.
Avec le DSA et le DMA, nous proposions l’obligation d’interopérabilité pour cette même raison : réguler les géants doit passer par leur retirer le contrôle de leurs communautés. Et nos efforts, épaulés par d’autres organisations comme EDRi, Article 19 ou l’Electronic Frontier Foundation (EFF), ont bien failli réussir puisque sans les efforts du gouvernement français et de son ministre de l’époque Cédric O, l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux aurait pu devenir réalité puisque le Parlement européen avait voté en sa faveur.
Récemment, nous critiquions également l’attitude du gouvernement qui, sourd aux problèmes sociaux qui touchent les banlieues, préfère museler la liberté d’expression sur les réseaux sociaux avec la vieille rengaine de la censure, alors que cela ne résoudra pas les problèmes de fond et que la régulation des plateformes devrait passer par plus de décentralisation au lieu de plus de censure.
S’interopérer, oui, mais pas n’importe comment
Alors finalement, face à ce constat de nécessité de décentraliser les réseaux sociaux, le fédivers ne devrait-il pas accueillir à bras ouverts Meta ? L’histoire nous montre que non.
Déjà, notons que, au moment où nous écrivons ces lignes, Threads n’est pas interopérable. L’annonce a été faite par Meta que son service permettrait de communiquer avec le reste du fédivers, mais il ne s’agit à ce stade que d’une annonce. Notons également que Meta a restreint Threads aux internautes qui ne sont pas dans l’Union européenne, invoquant une incompatibilité avec le RGPD.
Ce contexte étant posé, il est nécessaire, pour comprendre l’ensemble du problème, de revenir sur l’épisode de GTalk et XMPP. XMPP est un protocole ouvert de messagerie interpersonnelle. De manière relativement similaire au courrier électronique, chaque utilisateur·rice a son compte sur un service et peut discuter avec ses ami·es qui peuvent être sur d’autres services. En 2005, Google lance son service de messagerie, GTalk, qui utilise le protocole XMPP et l’année d’après la fédération est activée : il était alors possible de discuter avec un·e utilisateur·rice de GTalk en ayant un compte ailleurs que chez Google. Mais en 2012, après avoir capté une partie des utilisateur·rices externes, l’entreprise annonça qu’elle comptait réorganiser ses produits et fusionner tous ceux de messagerie avec Hangouts. En 2013, Google annonçait que Hangouts ne serait pas compatible avec XMPP, refermant sur elle-même sa communauté qu’il avait fait grossir grâce à l’interopérabilité permise par XMPP.
On le voit, la taille de Google permettait d’imposer ce choix. Couper les internautes de leurs ami·es qui ne seraient pas chez Google n’est pas une décision en faveur des utilisateur·rices. Elle a pourtant été rendue possible par la puissance de Google sur sa communauté.
Lorsque les premières rumeurs sur l’arrivée de Meta sur le fédivers avec Threads (dont le nom de code à l’époque était « Project92 ») ont émergéMeta a demandé à discuter avec des administrateur·rices d’instances Mastodon en exigeant au préalable qu’iels signent un accord de confidentialité (non-disclosure agreement). La méthode cavalière n’a bien entendu pas plu et c’est ainsi que certain·es administateurs·rices, sans connaître le contenu des échanges qu’a pu avoir Meta avec d’autres, ont révélé l’information en dénonçant au passage la méthode., l’initiative du Fedipact a été lancée. Le principe est simple, les signataires de cet engagement s’engageant à bloquer les services de Meta en raison de la nocivité de l’entreprise pour le fédivers : « Je suis un·e administeur·rice/modérateur·rice sur le fédivers. En signant ce pacte, je m’engage à bloquer toute instance de Meta qui pourrait arriver sur le fédivers. Le Projet92 pose un risque sérieux et réel à la santé et à la longévité du fédivers et doit être combattu à chaque occasion. »
La Quadrature du Net partage les craintes mais ne signera pas cet appel
De nombreuses instances du fédivers, francophone ou non, ont décidé de signer cet appel. De nombreux arguments en faveur du blocage de Meta ont été développés (voir, par exemple, l’explication de Ploum et sa traduction en français). D’autres instances ont préféré attendre, ne voulant pas condamner par avance Meta mais ne fermant pas la porte à son blocage si le service venait créer des problèmes de modération.
Si nous ne signons pas le Fedipact, nous partageons les craintes exprimées et l’instance Mastodon que gère La Quadrature du Net, mamot.fr, bloquera Threads et tout service de Meta qui arriverait sur le fédivers tant qu’une obligation d’interopérabilité accompagnée d’un régulateur capable de tenir tête aux GAFAM et autres géants du numérique ne sera pas introduite en droit.
Nous pensons en effet qu’il est possible, et souhaitable, d’avoir Facebook et les autres réseaux sociaux commerciaux sur le fédivers. C’est une condition sine qua non à leur affaiblissement. En revanche, la démarche de Meta avec Threads est tout sauf une stratégie d’affaiblissement de l’entreprise : Meta ne compte pas se tirer une balle dans le pied, son invasion du fédivers vise à le cannibaliser.
Nous demandons toujours que ces réseaux sociaux aujourd’hui fermés par nature deviennent interopérables. Mais pas n’importe comment ni au détriment de l’écosystème existant ni, in fine, au détriment des droits et libertés des utilisateur·rices. Une telle obligation doit passer par un contrôle, un encadrement, pour que Meta ne puisse pas imposer ses choix au reste d’Internet.
Par sa taille, en effet, Threads deviendrait d’office la plus grosse plateforme du fédivers, sans pour autant prendre d’engagement sur le respect du fonctionnement et de la pérennité de la structure interopérable de l’écosystème. Meta pourrait par exemple chercher à influencer le protocole sur lequel repose le fédivers, ActivityPub. Il pourrait même refuser d’utiliser ce protocole, forçant les autres plateformes à s’interopérer avec lui. Ou adopter la stratégie du Embrace, extend and extinguish.
En somme, sans régulateur fort qui puisse empêcher Meta de prendre ce qui l’arrange dans le fédivers sans participer à son développement (le fédivers repose, rappelons-le, sur une conception radicalement opposée à la logique commerciale de Meta), c’est bien un danger de mort qui pèse sur le fédivers.
Tout comme Google a pris ce qui l’arrangeait dans XMPP, sans contrôle externe Meta prendra ce qui lui convient dans le fédivers puis s’en ira, ou fera en sorte de laisser se dégrader la partie interopérée de son service, par exemple en réservant certaines fonctionnalités à ses seul·es utilisateur·rices uniquement. Comme nous l’écrivions par le passé, « en quelques années, les géants se refermèrent sur eux-même et cessèrent de communiquer, même entre eux. Ils n’avaient plus de raisons de permettre de communiquer avec l’extérieur, « tout le monde » était déjà là, prisonnier et ne pouvant s’échapper sous peine de voir un pan de sa vie sociale disparaître. » Nous ne voulons pas revivre cette situation avec le fédivers.
Nous prenons souvent l’exemple du courrier électronique pour montrer la faisabilité technique de l’interopérabilité. Mais en matière d’email aussi, les géants imposent leurs règles. Framasoft écrivait il y a déjà six ans qu’« Être un géant du mail, c’est faire la loi… ». Et pour cause : par leur captation de la majorité des utilisateur·rices, les géants du net peuvent imposer aux plus petits leurs règles, leurs standards techniques, faire en sorte de forcer les petits à s’adapter aux gros, et non les gros à s’adapter aux petits. Le même risque pèse sur le fédivers sans un régulateur pour les en empêcher.
Les conséquences pour les utilisateur·rices de Mamot.fr
Face à ces incertitudes, pour préserver notre possibilité d’agir à l’avenir et pour nous protéger d’un risque que nous jugeons réel, nous pensons que les actions de Meta doivent être observées avec la plus grande prudence.
Pour les raisons évoquées précédemment, Mamot.fr procédera, jusqu’à nouvel ordre, au blocage préventif de Threads ainsi que de tout autre service de Meta qui viendrait sur le fédivers.
Les personnes ayant un compte sur Mamot.fr ne pourrons donc pas être vues ou suivies par celles ayant un compte chez Threads, et vice versa. Si des personnes que vous connaissez sont sur cette instance et aimeraient vous suivre, nous recommandons qu’elles mettent leur données entre les mains de collectifs et d’associations de confiances, notamment les instances gérées par les CHATONS, par exemple.
Un tel blocage n’est bien évidemment pas idéal : c’est l’internaute, in fine, qui se retrouve victime de cette situation. Mais la balle est dans le camp du législateur. Notre position n’a pas changé : nous pensons qu’il est nécessaire que les grosses plateformes soient interopérables, sur des bases techniques et sociales communes, ce qui ne peut se réaliser qu’avec une obligation d’interopérabilité contrôlée par un régulateur qui aura les pouvoirs suffisants pour empêcher les gros d’écraser les petits. Ce qui, aujourd’hui, n’est malheureusement pas le cas. Le projet de loi Espace numérique, qui a été voté au Sénat en juillet et sera débattu à l’Assemblée nationale en octobre, est l’occasion pour le législateur d’introduire cette obligation d’interopérabilité. Nous reviendrons prochainement sur ce texte. En attendant, n’hésitez pas à faire un don à La Quadrature du Net, afin que nous puissions continuer ce combat pour un Internet décentralisé et bénéfique aux internautes.
Illustration : « NoisePlanet_Asteroid belt_2.0 », par Samuel YAN, CC BY-NC-SA 3.0.